La technologie avance plus vite que notre cerveau. Et nous sommes tous le nul de quelqu’un, empêtrés dans d’insondables problèmes d’e-tuyauterie.
LE MONDE | | . Par Nicolas Santolaria
EMILE LOREAUX POUR LE MONDE
l y a au moins quelqu’un en ce bas monde qui me prend pour un génie de l’informatique. Depuis que j’ai réussi à le dépanner après avoir simplement éteint et rallumé sa box Internet, mon voisin octogénaire est persuadé que je suis une sorte de hackeur capable de résoudre à peu près n’importe quel type de problème en lien avec l’alchimie complexe des réseaux numériques. En conséquence, cet ancien volailler à la retraite vient régulièrement sonner chez moi avec une moue embarrassée. La dernière fois, c’est parce qu’il n’arrivait plus à passer d’appels avec sa tablette…
A vrai dire, malgré le fantasme de maîtrise qu’il projette sur moi, je suis comme lui. Et comme des centaines de milliers de Français de tout âge et de toute condition : un « digitalosaure ». C’est-à-dire un individu rendu progressivement inadapté à l’écosystème dans lequel il vit par la marche en avant des technologies.
La chose qui me rassure dans ce monde de cataclysme logiciel permanent, c’est de me dire que je ne suis pas seul. Proposant des solutions entre utilisateurs de la marque à la pomme, le forum de MacGeneration regorge de messages angoissés, comme celui posté en avril par un certain Thomas : « Bonjour à tous, Je viens de récupérer un iPad 2 sous iOS 6, mais plus rien ne fonctionne en termes d’applications. Je voudrais le mettre à jour, mais pas sous iOS 9 qui est une vraie galère pour ces vieux iPad… vous savez si c’est possible ? »
Treize millions de Français largués
Le discours qui envisage la France comme une « start-up nation » en devenir, avec sa 4G dans le métro et ses labos d’intelligence artificielle poussant comme des champignons, ne serait-il en réalité qu’une fable en trompe-l’œil ? Ne serions-nous pas, plus prosaïquement, empêtrés dans d’insondables problèmes d’e-tuyauterie face auxquels tout un chacun s’arrache les cheveux ? Apparemment oui, si l’on en croit le Baromètre du numérique 2017 : dans un monde où l’ordinateur quantique pointe le bout de son nez et où Jean-Luc Mélenchon peut faire campagne sous forme d’hologramme, 13 millions de Français avouent éprouver des difficultés avec la technologie. A ceux-ci s’ajoutent 7 millions d’internautes distants, qui disposent de faibles compétences.
« Il existe un décalage énorme entre le miraculeux du rêve technologique vendu par les marques et le réel plus trivial des utilisateurs. C’est un imaginaire qui fonctionne comme un leurre, et qu’il faut d’urgence dégonfler. Les personnes âgées, sans formation, allocataires des minima sociaux sont souvent à la peine. Cette fracture numérique recouvre en partie la fracture sociale, mais pas de manière systématique, car elle est multifactorielle », explique l’anthropologue Pascal Plantard, coauteur de l’ouvrage Pour en finir avec la fracture numérique(FYP, 2011).
Alors que 81 % des Français de plus de 12 ans possèdent un ordinateur à domicile (étude Crédoc, 2017), cette exclusion numérique, longtemps assimilée au déficit d’équipements, s’est aujourd’hui déplacée vers les problématiques d’usage et se trouve parfois qualifiée de « fracture de deuxième niveau ». Les 100 millions d’euros promis par l’Etat, en septembre, dans le cadre du plan pauvreté, pour tenter d’en réduire les effets négatifs, ne seront sans doute pas de trop.
« Illectronisme » galopant
« Aujourd’hui, sur un ordinateur, il y a quatre fonctions par touche, l’utilisateur est noyé sous des tonnes d’options dont il n’a pas besoin. Il faut déculpabiliser les gens : dans le fond, on est tous le nul de quelqu’un », explique Christophe Berly, fondateur de la société Ordissimo, qui vend des solutions numériques simplifiées.
« Les technologies sont de plus en plus complexes et nécessitent un capital culturel élevé pour les mettre en œuvre, confirme Pascal Plantard. Si vous prenez par exemple la dématérialisation de services administratifs [l’Etat souhaite rendre la totalité des services publics accessibles en ligne au 1er janvier 2022, y compris sur un téléphone mobile], ce n’est pas forcément adapté à tout le monde. Actuellement, ça crée beaucoup de soucis, notamment dans les maisons de retraite. »
Mais le digitalosaure n’est pas qu’un grand-père bataillant avec les codes d’accès de son compte Ameli dans la solitude d’un Ehpad du Vaucluse. Selon une étude réalisée en 2017, en Belgique, par la société d’intérim Tempo-Team, un salarié sur quatre s’avouerait largué en informatique et, en raison de cet « illectronisme » galopant, un sur dix craindrait même pour son emploi.
« Quand je reçois un fichier Dropbox, je suis incapable de le décompresser. Personne ne m’a appris comment faire et je n’ose pas demander à mes collaborateurs, de peur de passer pour une dégénérée. Moi, j’ai besoin de temps pour assimiler les choses. C’est très désagréable, parce que j’ai le sentiment d’être dominée par la machine », confie Isabelle Louison-Henry, 54 ans, directrice commerciale dans une entreprise de robotique adaptative stéphanoise.
Dénommé « anxiété informatique », ce sentiment d’être dépassé se nourrit de la rythmique accélérée qu’impose l’incessant renouvellement des outils numériques. « Il m’a fallu des années pour me sentir à l’aise avec Powerpoint et maintenant, nos inspecteurs nous harcèlent pour utiliser Prezi, un nouveau logiciel de présentation. On perd de vue l’essentiel, on n’arrive plus à se concentrer sur notre travail d’enseignement à force d’être à la remorque de toutes ces innovations. Du coup, j’ai décidé de ne pas suivre les formations qu’on me propose, quitte à passer pour un vieux prof acariâtre », explique Gilles, 54 ans, enseignant dans le secondaire.
Alors que le commun des utilisateurs a déjà du mal à remettre sur pied un disque de démarrage saturé, comment saisir toute la complexité des enjeux technologiques à venir, de l’Internet des objets à l’intelligence artificielle ? Selon une étude Odoxa datant de 2018, seuls 5 % des Français sauraient précisément ce que signifie le terme blockchain, ce nouveau mode de stockage et de sécurisation non centralisé des informations susceptible de bouleverser en profondeur nos modes de gouvernance.
« La blockchain ? Non, je ne vois pas vraiment ce que c’est », reconnaît Christine, documentaliste, fan de chouettes et de hiboux, qui a mis des années avant de prendre Internet à la maison. « Sous la pression de mon entourage, précise-t-elle. J’ai fini par m’équiper d’un ordinateur à clavier simplifié, en tombant sur une pub dans Télé Magazine. Mais, depuis que j’ai vu à l’œuvre le virus Tequila sur un ordinateur pro, j’ai peur que ça arrive chez moi. Je crois que je ne saurais pas comment réagir… »
« J’AI L’IMPRESSION D’ÊTRE À LA MERCI DE CONCEPTS PLUS PUISSANTS QUE MOI. ETYMOLOGIQUEMENT, “ORDINATEUR” VIENT D’AILLEURS D’“ORDONNATEUR”, SOIT LE PRINCIPE QUI ORGANISE LE MONDE ; DIEU EN SOMME. » CAROLINE, NUTRITIONNISTE SEXAGÉNAIRE
Cette hantise d’avoir à affronter des événements qu’il ne saurait maîtriser est récurrente chez le digitalosaure. « Dès que je me sers d’un ordi, il plante, explique Sophie, fonctionnaire quadragénaire. J’ai l’impression que la machine renferme un esprit qui développe contre moi une force négative. Du coup, comme le service informatique est très lent à intervenir et que j’ai vraiment besoin de mon PC pour bosser, j’ai pris pour habitude de faire appel à une amie qui m’aide à régler les problèmes pas trop complexes. Je la vois un peu comme une chamane qui utiliserait ses propres formules magiques pour parvenir à conjurer le sort. Moi, a contrario, je me sens handicapée. » Sophie s’affuble elle-même du joli sobriquet d’« infirmatique ».
Même s’il est par ailleurs intelligent, sensible, cultivé, le digitalosaure souffre d’une estime de soi dégradée par cette relation conflictuelle au foisonnant biotope numérique.« Récemment, je n’ai pas réussi à activer mon adresse mail professionnelle et je me suis sentie nulle, idiote, hors circuit, explique Caroline, nutritionniste sexagénaire. J’ai l’impression d’être à la merci de concepts plus puissants que moi. Etymologiquement, “ordinateur” vient d’ailleurs d’“ordonnateur”, soit le principe qui organise le monde ; Dieu en somme. Je suis très mal à l’aise avec cette dimension existentielle prise par la technique. Je me dis parfois que je n’ai plus ma place dans ce monde-là. »
La « honte prométhéenne »
Au-delà de sa dimension pratique consistant à commander des billets de train en ligne et à poster des photos de doigts de pied sur Instagram, le numérique génère un climat d’obsolescence programmée dont l’utilisateur serait la principale victime. Ce sentiment d’être moins performant que nos outils a été qualifié de « honte prométhéenne » par le penseur allemand Günther Anders (1902-1992). « Car, écrit-il dans son ouvrage L’Obsolescence de l’homme (1956), il serait tout à fait concevable que la transformation des instruments soit trop rapide, bien trop rapide ; que les produits nous demandent quelque chose d’excessif, quelque chose d’impossible ; et que nous nous enfoncions vraiment, à cause de leurs exigences, dans un état de pathologie collective. »
Hébété, le digitalosaure ne pourrait alors que constater les effets de ce vertigineux paradoxe : courant à grandes foulées derrière les promesses d’un progrès évanescent, il a fini par tromper habilement la vigilance de son cerveau reptilien et par créer, on ne sait trop pourquoi, les conditions de sa propre destitution.
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