Figure de l’art brut, le sculpteur continue de créer ses fusils déjantés et géniaux dans l’hôpital psychiatrique où il vit depuis huit décennies.
La première fois qu’il a franchi les portes d’un hôpital psychiatrique, il avait 8 ans à peine. C’était en 1939, au début de la guerre. André Robillard l’a vécue à l’hôpital Daumezon à Fleury-les-Aubrais (Loiret) où il a été interné pour cause de turbulences enfantines et où il réside encore à 87 ans et des poussières. Il y est devenu dessinateur et sculpteur. Un homme libre et paisible. Petit, il y faisait des allers-retours, vivait entre le dedans et le dehors, un peu chez son père, beaucoup avec «les spychiatres» dont il inverse les consonnes et qu’il prononce avec le «ch» de chat. Il parle comme le vieux monsieur qu’il est avec des mots d’enfant, jalonnés de sursauts naïfs, d’émerveillements qu’il partage à travers des visions tout aussi juvéniles, et de rappels à ce qu’il a retenu de ces temps lointains plus ou moins effrayants : «Oh, j’en ai vu des médecins et des infirmiers passer là-dedans. La guerre, elle a duré cinq ans. Les avions qui bombardaient, je me souviens de ça, les escadrilles qui passaient au-dessus. En 39-45, un qui était dangereux, c’était Adolf Hitler, le Führer. Il était pas commode ! Ces gens-là, ils sont plus là, ils sont décédés, c’est pas plus mal.» André Robillard est sans amertume ni rancœur. Il a pourtant souffert de plusieurs abandons, celui de sa mère, de son père, et celui du monde «normal». Petit, quand ses parents se séparent, Marie-Louise, sa mère, garde Christiane, sa sœur. Lui reste avec Louis, son père. «J’étais un peu nerveux, je cassais les chaises, explique-t-il en haussant les épaules. C’est pas que j’étais dangereux mais mon père, il était pas commode, il me foutait des claques, des coups de pied. Il tapait sur ma mère aussi. Ça m’a énervé. Il est allé voir un médecin et il m’a fait hospitaliser.»
Le jour de notre rendez-vous, il a mis de grosses chaussettes dans ses charentaises pour aller déjeuner aux Bosquets, le bistrot du village où il a ses habitudes. Il fait pourtant chaud et le soleil est à son zénith. André Robillard marche à petits pas, en jogging, pull bleu à rayures, avec un dauphin accroché à la ceinture, un sac de courses Lidl floqué de l’équipe de France de football à la main. Il mesure 1,55 m bien voûté, se porte bien («c’est que du muscle»), présente de mauvaises dents, des yeux masqués par la cataracte, des oreilles immenses et de belles mains, avec une bague contre le mauvais œil à la droite et une alliance en argent à la gauche même s’il n’a jamais été marié. Il a vécu sa vie sans connaître l’amour. Il ricane en confiant qu’«une femme c’est pas mal… Des hommes et des femmes, ça a toujours existé, bien avant nous.»
Si André Robillard était né plus tard, dans la seconde moitié du XXe siècle, son «problème» aurait probablement été réglé en quelques séances chez un spécialiste. Mais il a vu le jour en 1931, à l’époque où l’internement en psychiatrie était une solution comme une autre pour gérer les ingérables, des lieux où l’on contraignait le malade, sous camisole ou avec des bains froids proches du glacial. André Robillard assure n’avoir connu que les sédatifs et admet s’être senti seul parmi les fous, voyant les autres subir leur propre sort. Au centre Daumezon, il a pu travailler, comme jardinier, puis à la blanchisserie et enfin à la station d’épuration. C’est là qu’il a commencé à construire de faux fusils, souvenirs probables de son père un temps garde-chasse. Il fabrique ces armes factices avec des matériaux de récupération : paquets de cigarettes, pièces métalliques, peluches et bouts de bois, sur lesquels il dessine et écrit. Le tout fixé avec du gros scotch. Le réalisateur Philippe Lespinasse l’a souvent filmé à l’œuvre. Il est devenu son ami, et l’un de ses relais avec l’extérieur : «Roger Gentis, son docteur, était adepte de l’antipsychiatrie et s’intéressait à l’art. Il connaissait Dubuffet qu’il est monté voir en 2 CV pour lui montrer un fusil. Dubuffet a aimé. Avec André, ils se sont vus trois ou quatre fois.» La première exposition d’œuvres de malades mentaux a eu lieu à Londres en 1900 mais c’est bien Jean Dubuffet qui a théorisé le mouvement après-guerre, devenant le fondateur de l’art dit brut, produit par des fous, des marginaux, des inclassables. André Robillard est l’une des figures de cet art sans référence, qui amoncelle des formes. Une pratique dénuée d’avidité, outre celle de tisser des liens. Un champ hors système longtemps méprisé pour les mêmes raisons.
Un beau jour, sans raison, Robillard arrête de créer. Pendant ce temps-là, Dubuffet fait don de sa collection à la municipalité de Lausanne. Le musée de l’Art brut voit le jour en 1976 dans la cité suisse. André Robillard reçoit alors une carte postale de son directeur représentant un de ses fusils. C’est le déclic. Il se remet au travail et ne cessera plus de construire des armes, «pour tuer la misère» et «pour passer le temps», souligne-t-il. «L’art l’a sauvé», assure Lespinasse. Il est alors employé à la station d’épuration installée près d’une forêt. Là, il dessine des rossignols, des serpents, des soucoupes volantes et des planètes aussi. Ce qui se passe «là-haut» le fascine.
Entre deux séances photo, il joue fièrement de l’harmonica et de l’accordéon. Sa double vie de malade et d’artiste illustre à elle seule l’évolution de la psychiatrie du XXe siècle, l’ouverture symbolique des portes, soutenue par des médecins militant en France et en Italie pour que les patients se libèrent un peu de leurs maux en créant ou en travaillant dans et hors des structures hospitalières et oppressives. André Robillard fait aussi du théâtre. C’est ce qu’on peut voir dans un documentaire qui sort ces jours-ci au cinéma. Il est content qu’on vienne le voir. Ça lui fait des visites : «Le téléphone, ça sonne. Ça me plaît. Je reçois des cartes postales.» Sous curatelle, son argent est géré par l’hôpital, qui lui transmet chaque mois 700 euros. Pour le reste, il fait des fusils comme bon lui chante. En une vie, il aurait produit des milliers de pièces. Des marchands en revendent certaines à des prix à cinq chiffres. Lui a déjà troqué un fusil contre un poulet rôti, offert un exemplaire à son bar-tabac. Le grand capharnaüm dans lequel il vit - un petit pavillon au sein du centre hospitalier - est une œuvre en lui-même. Un amoncellement de peluches, de briquets, de photos. Aux murs, il y a des vieilles couvertures de Paris Match taille XXL avec, entre autres, Anne-Marie et Jean-Pierre Raffarin, auréolés d’un «En toute simplicité» qui vend du rêve. On doit partir. Avant de quitter les lieux, il veut nous prendre en photo, «la journaliste et le photographe» avec son polaroïd, près de la Clio. On s’exécute. Image floue, souvenir tenace. Et cette phrase qui résonne encore quand il nous dit au revoir sur le pas de sa porte : «Je voudrais aller dans un pays qui n’appartient pas à la Terre. Ça commence à être loin.»
27 octobre 1931 Naissance. 1939 Premier internement en hôpital psychiatrique. 1964 Jean Dubuffet découvre ses fusils. Novembre 2018 Sortie au cinéma d’André Robillard, en compagnie (Henri-François Imbert).
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