Le philosophe Bertrand Ogilvie examine le rapport au travail à l’heure du « capitalisme absolu » et
invite au désœuvrement.
LE MONDE | 19.06.2017 | Par Marianne Dautrey
Peinture murale réalisée par Bilal Berreni (alias Zoo Project)
à Montreuil (Seine-Saint-Denis), 2012. SERGE ATTAL/CIT’IMAGES
On meurt au travail, annonce le titre du nouvel ouvrage de Bertrand Ogilvie, Le Travail à mort. Au
temps du capitalisme absolu. Réplique ironique, tragique aussi sans doute, de celui forgé jadis par
Walter Benjamin (Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Payot, 1982) et repris plus
récemment par Martin Rueff (Différence et identité. Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à
l’apogée du capitalisme culturel, Hermann, 2009). Quand Benjamin et Rueff s’attachent à décrire ce
que le capitalisme puis le « capitalisme culturel » font au poète et au langage poétique, Ogilvie, lui,
dans la suite de son ouvrage sur L’Homme jetable (Amsterdam, 2012), interroge ce que le
« capitalisme absolu » fait au travail et ce que ce travail fait à la vie.
Si ce n’est apparemment pas une question de création poétique, du moins est-ce une question de
langage et de création aussi, nous dit Ogilvie. Là se situe l’invention singulière de l’ouvrage, que le
philosophe psychanalyste formalise en ponctuant son texte de séries photographiques réalisées par
des artistes (Ashlam Shibli, Lewis Hine, Jeff Wall, Florian Fouché et Antonios Loupassis) ; là
résident aussi la rigueur, la vigueur et la portée critique de son analyse placée, en couverture du
livre, sous le signe du marteau qu’utilisait Antonin Artaud pour scander ses phrases. Ce marteau est
brisé. Symbole de l’outil de travail cassé ? Signe peut-être aussi d’un philosopher à coups de
marteau rompu – à tous les sens du terme ?
Le nerf vital des travailleurs
C’est en philologue qu’il procédera, annonce Ogilvie, et il le fait méthodiquement : « travail » et
« démocratie », « injustice » et « intolérable », « inévaluable », « singularité », tels sont les titres de
ses chapitres. Il ne s’agit ni de viser une exhaustivité ni de faire système. D’un chapitre l’autre, nulle progression, mais autant d’approches différentes d’un même problème qu’il confronte à l’histoire de
la philosophie et des sciences humaines, et déplace sur le lieu de la psychanalyse.
Quant aux photographies, elles ne prétendent pas illustrer son propos, même si les séries de la
photographe palestinienne Shibli et de l’Américain Hine saisissent des situations de travail
documentées par leurs légendes. Elles agissent bien plutôt comme des percées d’un autre langage,
qui scandent et suspendent à la fois une réflexion sans cesse relancée, sans cesse requise par la
même aporie lancinante : on meurt au travail et, pourtant, dans les représentations collectives
comme dans l’expérience individuelle, le travail passe toujours pour le ressort d’une appropriation
de soi et du monde, le vecteur de toute intégration sociale, de toute émancipation politique, de toute
réalisation de soi, de toute vie proprement humaine. Peut-être est-ce pour cela que, désormais, les
« accidents du travail » n’ont plus rien d’accidentel mais touchent le nerf vital des travailleurs. On se
donne la mort au travail, aujourd’hui. Les vagues successives de suicides chez Renault, Orange ou
à La Poste et celle, récente, au Japon, en attestent.
Une écriture de la lumière
Cette « ambivalence tragique » inscrit tout au long du texte d’Ogilvie une ligne de conflit. Si l’auteur
reconnaît que le travail est censément le lieu d’un « écart », celui que crée tout travailleur entre les
processus de réalisation qu’on lui prescrit et les gestes qu’il invente pour effectuer sa tâche, si
mécanique soit-elle, c’est pour noter que, désormais, les méthodes de management statuent sur les
méthodes de travail et retirent au travailleur cet espace d’invention qui en faisait le sujet libre de son
travail. Le constat est historique : la puissance de destruction propre aux actuelles modalités du
travail « excède infiniment les reconstructions analytiques et raisonnables qu’on en fait ». Les mots
que les penseurs critiques utilisent pour la contrer n’ont plus pris, la vie « juste » arguée par Adorno
ou la « reconnaissance » invoquée par Axel Honneth se réfèrent à un principe moral de la
« justice » relégué dans un horizon hypothétique, ils omettent que la politique se pratique au
présent, dans la contingence d’une conjoncture donnée.
C’est par un langage et par des actes sans finalité que Bertrand Ogilvie entend, plutôt que libérer le
travail, libérer du travail. Dans son livre, ce chemin se fraie à coups de marteau sans doute, mais
surtout par une écriture de la lumière, par ces photographies où, aux séries de Shibli, de Hine, de
Jeff Wall, succède le beau désœuvrement des travaux de Florian Fouché et du Grec Loupassis.
Le Travail à mort. Au temps du capitalisme absolu, de Bertrand Ogilvie, L’Arachnéen, 212 p
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