Fait d’une unique cellule géante capable de se déplacer, sans cerveau mais doté de mémoire, « Physarum polycephalum » défie tous les canons de la biologie. Portrait.
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | | Par Nathaniel Herzberg
Imaginons un quiz élémentaire sur la biologie : quelques affirmations simples – disons cinq – auxquelles il conviendrait de dire si elles sont vraies ou fausses. La cellule, unité fondamentale du vivant, est de petite taille. Pour se déplacer, un organisme vivant est doté d’organes locomoteurs spécifiques. Chaque espèce dispose d’un nombre déterminé de chromosomes. Les êtres vivants à reproduction sexuée sont divisés entre mâles et femelles. Le siège de la mémoire et de l’apprentissage se situe dans le cerveau.
Vous avez répondu « vrai » aux cinq affirmations. Vous disposez manifestement de connaissances de base en sciences naturelles. Pourtant, vous avez tout faux. Aucune de ces cinq phrases n’est exacte. La faute à un étrange organisme qui se déplace et se nourrit comme un animal, produit des pigments comme une plante, se reproduit comme un champignon, mais n’appartient à aucune de ces trois grandes branches de la classification des espèces.
Ce mouton à cinq pattes, chimère inclassable et défi à nos connaissances, porte un nom : Physarum polycephalum. Trop compliqué ? Alors, faites comme Audrey Dussutour, chercheuse au Centre de recherche sur la cognition animale (CNRS, Toulouse), et appelez-le « blob ». Un hommage rendu par la biologiste à un film d’horreur américain du même nom, réalisé en 1958, avec un jeune débutant nommé Steve McQueen. Une créature visqueuse tombée du ciel s’y nourrissait des humains qu’elle absorbait et résistait à toutes les tentatives d’éradication.
Plus inoffensif, notre blob se nourrit de bactéries qu’il trouve sous les souches d’arbres ou dans les tourbières. Mais il se moque effectivement du feu, de la submersion ou des attaques à l’arme blanche. En 1973, au Texas, une femme, effrayée par la masse spongieuse apparue dans son jardin, appela les autorités. Ni la découpe, ni l’empoisonnement, ni l’eau sous pression n’empêchèrent la chose de croître. Jusqu’à sa soudaine disparition.
« Vous trouvez ça impressionnant ? » Dans un café proche de la gare Montparnasse, à Paris, Audrey Dussutour a ouvert sa valise grise et posé une boîte de Petri sur la table. Une mousse jaune recouvre partiellement un tapis de flocons d’avoine. Le menu du jour, préparé le matin même, à Toulouse, en vue d’une journée de « promotion » de son dernier livre, Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le blob sans jamais oser le demander (Des Equateurs, 178 p., 18 euros). La chercheuse y raconte avec humour huit ans de recherche sur la bestiole, une aventure commencée presque par hasard. « Je finissais un postdoc sur la nutrition des fourmis en Australie et venais d’être nommée au CNRS. Mon chef m’a demandé une dernière faveur : étudier la nutrition de Physarum. J’ai dit oui sans savoir. Quand on me l’a montré, j’ai été super déçue. Aucune allure. Un truc jaune, moche, vaguement gluant, inerte, qui sentait la moisissure. Je l’ai remis dans son carton. Sauf que le lendemain, il avait doublé de volume et envahi toutes les parois. C’était parti. J’ai commencé à jouer avec ses incroyables propriétés. »
Nous voilà renvoyés à nos cinq affirmations liminaires. Contrairement aux apparences, Physarum est un organisme unicellulaire. La nappe jaune, visible sur les images, est constituée d’une et une seule cellule. A l’intérieur, des milliers, des dizaines de milliers de noyaux se multiplient toutes les huit heures, mais la membrane, elle, reste unique. En laboratoire, les chercheurs manipulent des blobs de quelques dizaines de centimètres carrés – déjà très gros par rapport aux cellules habituelles, de quelques microns de diamètre. Mais un blob de 1,3 km2 a été observé dans les Appalaches, aux Etats-Unis.
Un blob affamé abandonné pendant un week-end s’était retrouvé, un lundi matin, sur le plafond du laboratoire
Impressionnante, la créature l’est aussi par ses mouvements. Jusqu’à 4 cm à l’heure. Audrey Dussutour raconte qu’un blob affamé abandonné pendant un week-end s’était retrouvé, un lundi matin, sur le plafond du laboratoire. Cacherait-il des pieds, une queue, ou même de simples flagelles, ces cils qui permettent aux cellules de se mouvoir ? Non. Son secret réside dans les veines qui le traversent et au protoplasme – son sang – qui s’y propage. Toutes les deux minutes, la circulation s’inverse. « En contractant ses vaisseaux plus fortement dans un sens que dans l’autre, il va pouvoir choisir une direction », explique Marc Durand, physicien à l’université Paris-Diderot, qui étudie la synchronisation de ces contractions. Deux pas en avant, un pas en arrière…
Le génome du blob ? Séquencé en 2015, il a révélé de sacrées surprises (ne rougissez donc pas si vous avez échoué à la troisième question…). A commencer par une structure bien peu régulière. Ses millions de gènes se répartissent sur 20 à… 80 chromosomes. L’entreprise a également permis de classer l’organisme une bonne fois pour toutes dans l’arbre du vivant. La fin d’une longue controverse. Animal ? Plante ? Champignon ? En 1833, le botaniste allemand Heinrich Link avait opté pour la dernière solution. Il s’appuyait sur son apparence, mais surtout sur son mode de reproduction. Lors de cette phase, notre mousse quitte l’obscurité où elle aime vivre, gagne la lumière et se transforme en des milliers de sporanges sphériques, prêts à libérer une foule de spores. La rencontre de deux spores de sexe différent donnera naissance à un nouveau blob. L’occasion de répondre à la quatrième de nos affirmations liminaires : chez les blobs, il n’y a pas deux compositions génétiques définissant le sexe mais… 720. Deux spores qui se rencontrent ont donc 719 chances sur 720 de pouvoir se reproduire. « Mieux que nous », insiste Audrey Dussutour. Rien que les cours d’éducation sexuelle aient pu vous enseigner.
L’argument reproductif n’épuisa pas la controverse. Son collègue américain Thomas MacBride défendit plutôt un classement de ces « mousses gluantes » (slime moulds) parmi les plantes, en s’appuyant sur la nature des pigments du « végétal ». Quant au médecin et microbiologiste Anton de Bary, il préférait une intégration dans un règne animal élargi. Le blob se déplace, rappelait-il, ce qui est impossible pour un champignon. Au siècle suivant, le mycologue américain Lindsay Olive ajouta que Physarum se nourrissait aussi comme un animal, en ingérant les bactéries (ou les flocons d’avoine, au laboratoire) dans sa membrane et en les digérant, contrairement aux champignons, qui absorbent des micro-éléments… En 1965, le Dr Olive décida toutefois de classer la bête parmi les « protistes », sorte de voiture-balai de l’arbre des espèces. La branche entière a été depuis abandonnée. Physarum et ses proches forment, depuis 2015, une division particulière – les mycétozoaires – à l’intérieur du règne des amibozoaires. Jusqu’à la prochaine découverte.
Car chez le blob, le spectacle est permanent, et rien ne se passe comme prévu. Coupez un blob en deux : en deux minutes, les membranes cicatrisent, vous avez deux blobs. « Deux clones identiques, ou cent si vous voulez, se félicite Audrey Dussutour. L’idéal pour faire des expériences. Et vous n’êtes jamais à court. Au bout de quelques mois, il fatigue. Il suffit alors de le sécher. Il perd 70 % de ses protéines et redevient neuf. Je travaille avec la même souche depuis huit ans ; je la tiens d’un labo américain qui l’avait depuis soixante ans. »
A l’inverse, collez deux blobs ensemble : ils fusionnent. A condition d’être compatibles. Quand deux espèces différentes s’accolent, l’une des deux élimine l’autre. Or il en existe plus de mille dans le monde. Audrey Dussutour a entrepris d’en comparer trois. Couleur, odeur, forme, mais surtout « personnalité ». Le blob américain est rapide, avide de nourriture, et explore son territoire au moyen de longs pseudopodes, tels des doigts fins tâtonnant dans la boîte de Petri ; encore plus véloce, le japonais enfle, puis développe des pseudopodes plus larges, bulbeux. L’australien, au contraire, prend son temps, « contemple » son univers avant de gonfler harmonieusement.
Lent mais sûr. Audrey Dussutour a confronté ses trois blobs au choix – classique en comportement animal – entre vitesse et précision. Deux sources de nourriture – l’une plus proche que l’autre, ou plus abondante, ou encore plus riche… Sans surprise, le japonais s’est montré le plus rapide, fonçant sur tout ce qui bouge, presque au hasard ; l’australien, à l’inverse, a fait le bon choix dans 95 % des cas. Un peu cliché ? Ajoutons que dans leur quête de nourriture, deux blobs australiens collaborent là où deux blobs américains s’évitent. « Les uns sont sociaux, les autres individualistes », conclut Audrey Dussutour.
Tous, en tout cas, savent élaborer des stratégies. Prenons le régime alimentaire. Dès ses premiers travaux, la chercheuse toulousaine a confronté les blobs à différents flans qu’elle leur avait concoctés. Non seulement ils ont su choisir le flan présentant l’équilibre optimal entre sucre et protéine (un tiers/deux tiers), mais ils sont parvenus à recomposer le régime idéal à partir de deux préparations imparfaites, l’une trop sucrée, l’autre trop protéinée.
Malins ? Plus que ça. La chercheuse a constaté que, pour communiquer entre eux, les blobs déposaient des molécules de calcium – l’un pouvant ainsi suivre l’autre vers une source de nourriture. A l’inverse, lorsqu’il explore l’espace, Physarum dépose une couche de mucus qui lui permet d’éviter de repasser plusieurs fois au même endroit. Sa mémoire spatiale.
Une mémoire sans cerveau, à partir de laquelle il peut apprendre – dernier et plus gros piège du quiz. Les chercheurs toulousains en ont apporté la démonstration en installant un pont couvert de sel (ou de café ou de quinine, tout ce qu’il déteste), entre un blob et sa source de nourriture. Le premier jour, le dégoûté a timidement avancé un mini-pseudopode. Sur un plateau voisin, un congénère traversait sans hésiter un pont vierge de sel. Les scientifiques ont poursuivi. Chaque jour, le blob s’est montré un peu plus aventureux. Le sixième jour, il était aussi rapide que son voisin. « Il avait appris à ignorer le répulsif », triomphe Audrey Dussutour.
Apprendre mais aussi enseigner. L’équipe du CNRS a en effet eu l’idée d’installer côte à côte deux blobs – l’un déjà habitué au sel, l’autre naïf – pour les faire fusionner. A leur grande surprise, ils ont constaté que ces blobs « mixtes » présentaient le même comportement que ceux issus de deux individus expérimentés. A l’inverse, la fusion de deux blobs naïfs produisait un spécimen rétif au sel. Les scientifiques ont fusionné des trios et des quatuors de blobs. Ils ont obtenu le même résultat : la connaissance d’un individu s’étendait au nouvel ensemble.
Mais l’information avait-elle bien été transférée ? Les blobs mixtes ont été reséparés, une heure ou trois heures après leur fusion. Chez les premiers, les naïfs ont retrouvé leur aversion d’origine. Les seconds, en revanche, ont gaiement passé le pont. Ils avaient appris. Pourquoi trois heures ? Au microscope, les chercheurs ont constaté qu’il s’agissait précisément du temps nécessaire à la formation d’une grosse veine entre les deux moitiés du blob. « C’est sans doute par ce biais que circule l’information », écrivent Audrey Dussutour et son collègue David Vogel dans l’article publié en décembre 2016 dans les Proceedings of the Royal Society B. De prochains travaux devraient tenter d’en préciser la nature.
Mémoriser, apprendre, développer des stratégies individuelles ou collectives pour réaliser des tâches complexes. Et le tout sans cerveau ni neurones. Là réside sans doute l’aspect le plus fascinant de Physarum. Le Japonais Toshiyuki Nakagaki, maître mondial des blobs, a multiplié les découvertes en ce sens. En faisant chuter la température et l’humidité de son milieu toutes les trente minutes, de façon régulière – à chaque fois, le blob cessait de croître – puis en interrompant ce mouvement, il a constaté que le blob, lui, continuait, un temps, à se conformer à l’alternance temporelle. Autrement dit, non seulement il dispose d’une horloge interne, mais il peut anticiper un phénomène.
Il a également mis en évidence les capacités de l’organisme à constituer des réseaux performants ou à sortir d’un labyrinthe. Pour cette dernière démonstration, il a divisé un spécimen en morceaux, qu’il a dispersés dans le dédale, et posé des flocons d’avoine à l’entrée et à la sortie. Les petits blobs ont entamé leur exploration, fusionnant lorsqu’ils se rencontraient, et couvert l’ensemble du réseau. Puis Physarum s’est réorganisé. Il a abandonné les voies sans issue pour se concentrer sur les seuls chemins possibles. Mieux : il a systématiquement choisi les parcours les plus courts. L’expérience a valu au scientifique nippon une publication dans le prestigieux journal Nature et un Ig-Nobel, ce prix qui récompense chaque année des travaux à première vue saugrenus, parfois en réalité profonds.
Chercheur à l’Institut technologique du New Jersey, Simon Garnier a, de son côté, appliqué au blob une expérience chère aux sciences cognitives : le test dit du « bandit manchot ». Inspiré des machines à sous, il impose de choisir entre deux options, l’une à forte récompense mais faible probabilité, l’autre à gain modeste mais fréquent. Comme le blob n’a pas de bras, ce sont une fois encore des flocons d’avoine, disposés suivant deux directions, qui ont été utilisés. Plus ou moins abondants, plus ou moins espacés… Et l’organisme a une fois encore stupéfié les chercheurs. « Il intègre au cours du temps le nombre de succès accumulés pour chaque option et alloue une partie de plus en plus importante de sa biomasse à l’option qui lui réussit le plus souvent, note, impressionné, le biologiste. Cette stratégie lui permet de trouver la meilleure option dans 80 % à 90 % de nos expériences. »
Enregistrer de l’information, la transmettre, la traiter pour résoudre des problèmes complexes et prendre des décisions souvent aussi efficaces que nombre de créatures douées de cerveau, humains compris : ainsi va donc Physarum, génie unicellulaire encore largement méconnu.
Aujourd’hui encore, personne ne connaît exactement la nature de l’information échangée. Des fragments d’ARN ? Des protéines ? Et les milliers de noyaux, quels rôles tiennent-ils ? Se pourrait-il que, comme les abeilles d’un essaim, ils produisent une sorte d’intelligence collective ? D’autres unicellulaires, comme certains parasites, pourraient-ils être doués de compétences similaires ? Ces questions restent ouvertes.
Pas sûr pourtant que des milliers de chercheurs se ruent dessus. Ses huit années de recherches, Audrey Dussutour les a conduites dans la quasi-clandestinité, abritée derrière ses nombreux travaux sur les fourmis. Son seul financement spécifique, elle l’a obtenu d’une fondation privée. « C’est pourquoi j’ai opté pour une nouvelle stratégie : convaincre le grand public de l’intérêt du blob ». Ecrire un livre : Physarum n’y aurait sans doute pas pensé.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire