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mardi 23 février 2016

Maisons de santé : le défi des soins coordonnés

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO  | Par Florence Rosier

Consultation dans le cabinet du Dr Jean-Claude Laurin, à la maison médicale de Pont-d'Ain (Ain), le 19 février 2016.
Consultation dans le cabinet du Dr Jean-Claude Laurin, à la maison médicale de Pont-d'Ain (Ain), le 19 février 2016. HUGO RIBES / ITEM POUR "LE MONDE"

C’est une révolution qui s’ébauche… dans une large indifférence. Elle devrait pourtant transformer la façon dont nous serons soignés « en ville », c’est-à-dire hors de l’hôpital. Aujourd’hui, lorsque nous consultons notre médecin traitant, celui-ci exerce encore souvent dans un cabinet individuel. Mais nous serons de plus en plus nombreux, demain, à consulter un médecin exerçant dans une structure collective.
Mieux : cette structure associera plusieurs professionnels de santé coordonnant leurs efforts autour des patients : médecins, mais aussi acteurs paramédicaux et médico-sociaux. Quels bénéfices en attendre, pour la santé individuelle et collective ? Avec quels effets sur les dépenses de santé ?
« On ne se posait pas ces questions il y a vingt à trente ans, quand le nombre des malades chroniques n’avait pas encore explosé », analyse Christian Saout, secrétaire général délégué du Collectif interassociatif sur la santé (CISS). Mais avec 15 millions de personnes atteintes de maladies chroniques en France, dont quelques millions nécessitent un accompagnement, du fait de leur vulnérabilité, les enjeux sont devenus énormes.
« Prenons l’exemple des cancers, qui tendent à se chroniciser grâce aux progrès de la médecine, poursuit Christian Saout. De surcroît, de plus en plus de traitements sont ambulatoires : ce sont souvent des médicaments que les patients prennent par voie orale, à leur domicile. Mais comment suivre ces patients en ville, qu’il s’agisse de les informer, de gérer les effets indésirables de leurs traitements… ? »
Veuf et seul
Lorsque nous souffrons d’une ou de plusieurs maladies chroniques, nous avons souvent besoin d’une grande diversité de soins, prescrits ou réalisés par autant de professionnels de santé différents, en ville ou à l’hôpital : médecins généralistes ou spécialistes d’organes, infirmiers, kinésithérapeutes, nutritionnistes, psychologues, orthophonistes, éducateurs en santé, pharmaciens, intervenants sociaux… Ces professionnels travaillent-ils en bonne harmonie ? Pas suffisamment, semble-t-il. « En France, les soins restent peu organisés et peu coordonnés », relève le professeur Didier Tabuteau, titulaire de la chaire santé de Sciences Po Paris.
André a 82 ans. Il est veuf et vit seul, dans l’Ain – un département rural concer­né par le problème des déserts médicaux. Souffrant d’une douleur soudaine et intense au ventre, il consulte son médecin traitant, le docteur Pierre De Haas. Celui-ci le fait hospitaliser d’urgence. André est opéré pour un abdomen aigu, syndrome souvent lié à une occlusion intestinale.
Comment préparer son retour à domicile, à sa sortie d’hôpital ? « Il a fallu alerter les services sociaux pour mettre en place une aide à domicile, prévenir les enfants qui vivent loin, organiser les soins infirmiers à domicile, faire intervenir le pharmacien pour installer un lit médicalisé, puis une diététicienne pour proposer un régime adapté, raconte Pierre De Haas.Ce travail d’équipe a été énormément facilité par le fait que nous travaillons dans les mêmes murs. »
Le docteur De Haas est un pionnier : depuis 2006, il exerce dans une des premières « maisons de santé pluriprofessionnelles » ouvertes en France. Nées en 2005, ces structures innovantes pourraient être l’avenir de la médecine de proximité. Leur force ? Regrouper sur un même site des professionnels de santé médicaux et paramédicaux qui exercent conjointement, sans rapports hiérarchiques, autour d’un véritable projet de santé partagé.

« Une équipe soudée »

Une ambition qui va bien au-delà des cabinets de groupe, qui se bornent à une mise en commun des frais de secrétariat, de chauffage… « Dans une maison de santé, le patient se trouve face à une équipe soudée qui connaît son problème », explique Pierre De Haas, qui préside aussi la Fédération française des maisons et pôles de santé (FFMPS).
Les 11 et 12 mars auront lieu les Journées nationales annuelles des maisons et pôles de santé à Nancy. Le directeur de la Caisse nationale d’assurance-maladie, Nicolas Revel, a annoncé sa venue. « C’est un signe que l’Assurance-maladie s’intéresse à ce développement », se réjouit Pierre De Haas.


Tous les midis, les médecins et d'autres collègues de la maison médicale de Pont-d'Ain (Ain) mangent ensemble. L'occasion d'échanger sur leurs métiers.
Tous les midis, les médecins et d'autres collègues de la maison médicale de Pont-d'Ain (Ain) mangent ensemble. L'occasion d'échanger sur leurs métiers. HUGO RIBES/ ITEM POUR "LE MONDE"

Car ces structures collectives connaissent un succès croissant. « L’exercice en ville organisé sous forme pluriprofessionnelle, même s’il demeure encore marginal, se développe rapidement depuis une dizaine d’années », résument la Direction de la ­recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) et le ministère de la santé dans leur Portrait des professionnels de santé, publié en février 2016.
En mars 2013, 543 maisons étaient actives ou en projet ; leur nombre a bondi à 929 un an plus tard, pour atteindre 1 023 en mars 2015. Leur répartition est assez homogène sur le territoire ; 55 % sont implantées en zone rurale. Au-delà de ces maisons, des pôles de santé se développent aussi : ils font coopérer des professionnels qui ne travaillent pas dans les mêmes murs. Tous continuent d’exercer en mode libéral : d’une façon indépendante et non salariée – à la différence des centres de santé (1 840 fin 2014), plus anciens, où les acteurs sont salariés.

« Données partagées »

« Clairement, la médecine flaubertienne est derrière nous : c’en est fini d’un exercice à la M. Bovary, ce notable exerçant de façon isolée dans la plus belle maison du bourg. L’exercice médical se fera de façon regroupée, et c’est très bien ainsi. Les patients s’habituent déjà à être pris en charge par une équipe de médecins et de professionnels paramédicaux qui partagent leurs données », estime le docteur Jean-Paul ­Ortiz, président de la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF), majoritaire chez les médecins libéraux.
C’est pourtant un vrai défi humain que de refonder ainsi notre système de soins. « L’enjeu va bien au-delà d’une simple réorganisation. C’est un enjeu de réconciliation, résume Didier Tabuteau, il s’agit de surmonter les fantômes historiques qui, en France, ont creusé une fracture entre médecins généralistes et spécialistes, médecins et autres professionnels de santé, l’Etat et l’Assurance-maladie. »
Les professions paramédicales, en particulier, ont un vrai rôle en santé publique ; mais elles restent marquées par un manque de reconnaissance. « L’émergence du métier d’infirmière a cinquante ans de retard en France par rapport aux pays anglo-saxons. », souligne Didier Tabuteau. C’est une des raisons du manque de coordination des soins dans notre pays. « Associer les professionnels paramédicaux dans ces nouvelles structures, c’est l’idée qui transforme tout », analyse Martine Bungener, sociologue et économiste en santé, directrice de recherche émérite au CNRS.
Les médecins généralistes ont ici un rôle central : ils ont une vision globale de chacun de leur patient. « C’est un savoir-faire qu’ils sont les seuls à détenir, et qu’ils revendiquent », relève Martine Bungener. « La coordination de soins est une de leurs missions, décrites dans le code de la santé publique », appuie Pierre-Louis Druais, professeur de médecine générale.

Bras de fer des « libéraux »

De fait, les généralistes semblent aujour­d’hui reprendre la main pour la coordination des soins. Et ce, après une longue période de « dépossession de leur savoir-faire », commencée à la fin des années 1970, selon Martine Bungener.
« Mon père, cardiologue, qui s’est installé en libéral en 1961, n’aurait jamais accepté de recevoir un patient qui ne lui aurait pas été adressé par un généraliste, se souvient Dominique Dupagne, généraliste exerçant en cabinet individuel à Paris. A l’époque, le médecin généraliste était au cœur du système de soins. Mais on a détruit son image et son prestige en France. »
Ce passé est-il en passe d’être réparé ? En septembre 2013, la stratégie nationale de santé, présentée par Marisol Touraine, la ministre de tutelle, prévoyait la mise en place de parcours de soins organisés, déclinés sur chaque territoire, tout en donnant un « pouvoir renforcé » aux agences régionales de santé (ARS).
Mais les médecins ­libéraux y ont vu une volonté d’« étatiser le système ». D’où leur bras de fer avec le gouvernement qui a conduit celui-ci à leur ­laisser la main, conformément à la loi de ­modernisation de notre système de santé, votée le 26 janvier 2016. « Nous n’avons pas voulu d’un service organisé par les pouvoirs publics, confirme Claude Leicher, président du syndicat MG France, majoritaire chez les généralistes. Nous pensons que cette organisation doit venir des initiatives de terrain, des professionnels de santé eux-mêmes. »

Protocoles de soins communs

Monter ces projets relève cependant du parcours du combattant. « Il faut la foi du charbonnier », dit Martine Bungener. Pour qu’une maison soit reconnue par une ARS, elle doit soumettre un projet adapté aux besoins de santé de la population locale. Ce projet doit comporter deux types d’outils facilitant le travail en équipe : un système d’information partagé, notamment des logiciels de suivi des patients, et des protocoles de soins communs.
Obtenir ce précieux label de « maison de santé » est le sésame pour prétendre à un soutien financier de l’Assurance-maladie. Il s’agit là de rémunérer le travail d’équipe – très chronophage –, de mise en cohérence des soins, avec, par exemple, l’embauche d’un coordinateur.
Ces nouveaux modes de rémunération sont jugés indispensables : « le principal mode de rémunération actuel des professionnels de santé libéraux est le paiement à l’acte [à la consultation]. Mais il n’est pas du tout adapté au travail d’équipe : il ne tient pas compte de l’énorme temps de travail ­consacré à la coordination des soins », explique Claude Leicher.
Aujourd’hui, on estime à environ 10 % le taux de professionnels de santé engagés dans une maison ou un pôle de santé pluriprofessionnels. « Tout le monde pense qu’une telle réorganisation doit se faire. Les optimistes prévoient que tous les professionnels de santé travailleront dans une équipe coordonnée d’ici à dix ans. Les pessimistes estiment qu’il faudra trente ans », résume Pierre De Haas.

« Ne pas exercer seul »

Une certitude : l’exercice en groupe est plébiscité par les jeunes professionnels de santé. « La priorité, pour les jeunes médecins, c’est de ne pas exercer seul, confirme Mathilde François, 31 ans, installée en libérale depuis fin 2013 dans les Yvelines. L’idéal reste le salariat, mais il vient après le fait de travailler en équipe, notamment parce que la profession se féminise. »
Une première évaluation de ces structures a été réalisée par l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé entre 2009 et 2014. Que montre-t-elle ? Tout d’abord,« le développement de ces structures semble favoriser le maintien d’une offre de soins dans les zones les plus touchées par la désertification médicale : les zones rurales et les quartiers urbains défavorisés », résume Cécile Fournier, docteure en sociologie à l’université Paris-XI.


Salle d'attente à l'étage paramédical de la maison médicale de Pont-d'Ain (Ain), le 19 février 2016.
Salle d'attente à l'étage paramédical de la maison médicale de Pont-d'Ain (Ain), le 19 février 2016. HUGO RIBES/ ITEM POUR "LE MONDE"

Ce travail suggère aussi « une meilleure qualité des pratiques » pour les médecins généralistes y exerçant, par exemple en termes de suivi des patients diabétiques ou de vaccination. Mais « l’impact sur l’atteinte des objectifs reste modeste ; et le recours à l’hôpital ne semble pas diminué », note Cécile Fournier. Cette évaluation montre aussi combien il est important que ces dynamiques pluriprofessionnelles soient portées par les professionnels de santé. « D’où la nécessité, pour les pouvoirs publics, de soutenir cette innovation tout en laissant de la souplesse. »
Pour autant, certaines maisons de santé ne fonctionnent pas : les professionnels de santé demeurent dans une pratique individuelle. « Pour qu’ils coopèrent, il faut qu’ils se rassemblent autour d’un objectif commun, note Martine Bungener. Par exemple, la mise au point d’outils d’éducation ou de prévention. »

Quels effets sur les dépenses de santé ?

Certains sont pessimistes. « Beaucoup de mes confrères libéraux sont très irrités, ­témoigne Dominique Dupagne. On nous présente comme des modèles des organisations dont le coût est faramineux. » Le constat est amer : « Les généralistes qui travaillent le mieux, avec des temps de consultation longs, sont ceux qui gagnent le moins bien leur vie. »
Pour Didier Tabuteau, « la logique serait que leur rémunération globale soit renforcée. Mais en contrepartie, il faudrait qu’ils ne fassent que des actes qui ­relèvent de leurs compétences ».C’est toute une réorganisation du système ! Or « cette transition est extrêmement compliquée, juge l’économiste. Dans l’immédiat, elle ­génère des surcoûts évidents ».
A terme, quid des effets de cette réorganisation sur les dépenses de santé ? « Tout dépendra de la façon dont on parviendra à redistribuer le rôle de chacun. » Ce sera une entreprise de longue haleine : quinze ans ou plus. Première étape : développer ces structures. Puis on pourra instaurer des rémunérations forfaitaires, pour la coordination des soins ou pour la délégation de tâches aujourd’hui réalisées par des médecins, par exemple la mesure de la tension par la secrétaire médicale.
« Les revenus seront ainsi mieux répartis entre les différents professionnels de santé. Il y a là un levier économique, quasi infaisable avec le paiement à l’acte seul. Ce sera une façon de rentrer dans une évolution vertueuse ; je ne la crois possible que par cet exercice collectif »,conclut Didier Tabuteau.
  • Florence Rosier 
    Journaliste au Monde

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