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Après l’agression massive de femmes qui fêtaient le Nouvel An sur une place de Cologne, une vague d’indignation partie d’Allemagne s’étend progressivement à toute l’Europe. A mesure qu’enflent les accusations de silence et de complaisance, rien ne semble contrecarrer ce nouvel épisode de panique morale, qui se fracasse sur l’islamophobie, désormais la mieux partagée. Afin de comprendre, sans excuser, ce qui suscite une telle émotion, il importe de démêler les faits, en tant que tels, de l’écho qui résonne dans les médias et les opinions publiques européennes.
Il est urgent de se démarquer des conclusions hâtives et partiales qui ne cessent d’être tirées sur la nature barbare et la culture rétrograde d’hommes nommés, en vrac, arabes, musulmans, bruns, réfugiés, migrants. Toutes ces appellations produisent déjà des dommages collatéraux. Reste à éviter d’alimenter un penchant très en vogue pour l’amalgame, qui met en gage des femmes devenues l’alibi d’un racisme anti-arabe que beaucoup d’entre elles, notamment en Allemagne, combattent énergiquement.
Ordre patriarcal
Certes l’encerclement et l’agression de femmes n’est pas sans rappeler ces très rares passages à l’acte, en marge de l’occupation – par des foules plurielles des semaines durant – de la place Tahrir au Caire, en 2011. Mais il n’autorise pas à qualifier les hommes arabes mis en cause à Cologne de barbares comparables aux violeurs en temps de guerre.
Ces délinquants, dont trop peu ont été arrêtés et entendus, ne sont que de vils opportunistes. Ils tirent profit d’un moment festif, s’approprient des corps féminins perçus comme disponibles, parce que visibles et proches, pour s’adonner au vol, au harcèlement sexuel, voire au viol, pour les plus désinhibés d’entre eux.
Si l’événement est inédit et sidérant, en raison de son ampleur et du moment choisi, il n’en participe pas moins d’un ordre patriarcal fondé sur la disponibilité de femmes tenues d’être accessibles et dociles.
Pour beaucoup d’hommes de par le monde, la prédation visuelle prélude au harcèlement. Convaincus de leur bon droit, ils s’en prennent à des femmes de tous âges en toute impunité et les réduisent à l’état d’objet sexuel. Il est, dès lors, plus que suspect de surenchérir pour faire diversion sur la violence sexiste aussitôt qu’elle est le fait d’hommes arabes, jetant l’opprobre simultanément sur les minorités, les réfugiés, les migrants et les musulmans.
Monnaie d’échange sexuelle
L’indignation a été immédiate, lorsqu’il a été avéré que les faits avaient été tenus confidentiels pour des raisons qui oscillent entre l’embarras de la police, qui doit avouer son incapacité à les empêcher, et la crainte d’aggraver le racisme ambiant. Mais qu’en est-il, lorsque le silence persiste sur le harcèlement vécu dans la solitude par des milliers de femmes qui arpentent les artères de grandes villes présentées comme des havres de paix pour elles… tant qu’elles ne croisent pas un de ces Arabes, sans que cela trouble la bonne conscience de sociétés qui se proclament antisexistes ?
La seule séquence concomitante de l’épisode de Cologne nous instruit sur ce deux poids, deux mesures de la dénonciation véhémente et sélective des violences sexistes. Qui s’est indigné du sort réservé aux femmes réfugiées, devenues monnaie d’échange sexuelle, tout au long du périple qui les conduit, avec leur famille ou seule, de leur pays en guerre au centre d’accueil en Allemagne ?
Or un reportage, publié le 2 janvier dans le New York Times, retrace, dans la plus parfaite indifférence, ces supplices auxquels des femmes n’ont d’autre alternative que de se résoudre, en subissant le marché qui les gage sexuellement pour assurer, à chaque étape, l’issue favorable de leur odyssée. Qui s’offusque des viols répétés qu’endurent les ouvrières agricoles sans papiers dans les exploitations aux Etats-Unis, relatés dans un article du 15 janvier d’un journal anglophone ?
Enfin, qui a pris la peine de souligner – en contrepoint des indispensables témoignages des femmes agressées, humiliées ou violées – le récit de cette étudiante américaine qui vit en Allemagne, secourue par des hommes, d’apparence arabe, contre ceux qui l’encerclaient, et dont l’un d’eux s’est avéré être un réfugié spontanément révolté par de tels agissements ?
Stéréotypes éculés
Tous les sévices ne se valent pas et ils sont soupesés, considérés et diffusés à l’aune des femmes qu’ils atteignent par des médias pétrifiés face aux stéréotypes éculés sur les Arabes, les Noirs et les musulmans incivilisés et incivilisables. Les femmes d’apparence blanche et hétérosexuelle sont plus susceptibles d’être présentées comme des victimes.
Elles évincent, souvent contre leur gré, les femmes considérées comme « différentes », au prétexte d’une ethnicité ou d’une religion revendiquée ou assignée. Plusieurs aspects de cet épisode se conjuguent et résonnent de façon inquiétante avec la politique de la peur devenue un instrument de gouvernement liberticide et de surenchère sécuritaire sur fond d’intensification des attentats.
La militarisation des esprits ne fait qu’aggraver la martialisation et la rectitude des corps masculins face à la vulnérabilité de corps féminins supposés offerts alternativement à la violation et à la protection. En rejouant cette fable, des hommes blancs hétérosexuels dominants, antisexistes de la dernière heure, s’approprient tout autant les femmes qu’ils proclament protéger, en les soumettant à leur conception des relations entre sexes, la courtoisie en sus, que l’espace public, qu’ils ordonnent selon leur norme masculine et imposent à quiconque veut y exister en tant que femme.
C’est toujours ainsi que les choses se passent : prendre la victime à témoin pour mieux la réduire à l’impuissance. C’est contre cela que des femmes se coalisent désormais, en luttant conjointement contre le sexisme et le racisme.
Nacira Guénif est sociologue et anthropologue française, professeur des universités à l’université Paris-VIII.Son ouvrage Artisanes de libertés tempérées, les descendantes d’immigrants nord-africains en France entre sujétion et subjectivité (Grasset, 2002) a obtenu le prix Le Monde de la Recherche universitaire.
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