C’est un autoportrait griffonné au stylo à bille, réalisé par Frédéric Badré, le 27 août 2012 en Italie, dans la région des Pouilles. Le trait est à la fois précis et incertain ; on remarque en effet quelques repentirs, un glissement de l’encre sur la page, qui ajoute un léger tremblé à ce visage inquiet, doux – figé. Sous le dessin, on peut aussi lire un petit texte. L’écriture y est très fine, resserrée, presque indéchiffrable. « Il fait très chaud l’après-midi dans la région d’Ostuni. Je profite d’un coin à l’ombre pour dessiner un autoportrait. » En apparence, tout est normal, paisible. Mais, trois mois auparavant, alors que Frédéric Badré consultait un médecin à l’hôpital Saint-Joseph, à Paris, pour des troubles de l’élocution, on lui a appris l’irrémédiable : il est atteint d’une maladie orpheline – la SLA (sclérose latérale amyotrophique), appelée aussi maladie de Charcot. En France, six mille cas sont répertoriés. C’est une maladie neurodégénérative qui affecte le cerveau, provoque une détérioration des cellules nerveuses qui commandent les mouvements volontaires ; progressivement, la paralysie gagne, les muscles du corps fondent – conduisant le malade au silence.
Face à ce cauchemar, Frédéric Badré n’a pourtant pas décidé de se taire. Ecrivain, né à Paris en 1965, il a dirigé la revue littéraire Ligne de risque avec François Meyronnis et Yannick Haenel ; il a aussi publié un texte sur Jean Paulhan (Paulhan le juste, Grasset, 1996), un essai (L’Avenir de la littérature, Gallimard, 2003). En mai 2000, quand l’écrivain et critique d’art Bernard Lamarche-Vadel s’est donné la mort, Badré a écrit sa nécrologie pour Le Monde. On retiendra cette phrase prémonitoire qui finira par ricocher contre la propre vie de Frédéric Badré : « Ainsi s’accomplit un destin entièrement voué à dépasser une malédiction originelle. »
C’est en écrivain qu’il a décidé de s’interroger sur ce fatum frappant son corps, tout en laissant l’esprit absolument intact, d’une clarté époustouflante. Ainsi est né ce livre, La Grande Santé, écrit avec son « index replié » dans l’application Note de son iPhone. C’est aussi grâce à son ami Dominique Commiot qu’il a pu aller au bout de ce projet. « Tous les jours, je lui dictais les phrases que j’avais préparées mentalement. Ensemble nous discutions le texte », explique Frédéric Badré au début de son récit.
La seule issue
Ecrire sur la maladie, pour lui, c’est entrer en résistance contre elle. La littérature constitue peut-être la seule issue pour espérer la dépasser mentalement. Mais il faut d’abord se confronter à elle. C’est l’objectif premier de ce texte composé avec un souci quasi documentaire : faire le portrait de la maladie et établir l’ampleur des dégâts dans l’existence. « Ce champ de ruines, c’était le lit défait de mon existence », écrit-il. Comme Hervé Guibert dans son journal d’hospitalisation (Cytomégalovirus, Seuil, 1992), Badré note le pire de ce qu’il lui arrive : sa langue qui se ramollit et menace sa parole, le risque que son diaphragme faiblisse, l’empêchant alors de respirer. « Mon corps se suicide », constate-t-il.
Non sans humour, il rapporte aussi les bizarreries entendues au sujet de la SLA. Comme l’idée de se faire congeler seulement la tête pour espérer guérir dans un temps incertain. « Peut-être faut-il que je songe à congeler aussi la tête de mes proches, pour ne pas me retrouver perdu en compagnie de milliardaires américains. »
La seconde partie du livre opère une sorte de dégagement par la littérature et les arts. La Métamorphose, de Kafka, devient une référence centrale à partir de laquelle Badré explore son cauchemar, sans doute pour mieux l’admettre. Comme Gregor Samsa transformé en cancrelat, l’auteur vit l’expérience de la déshumanisation. « En un sens, ma vie porte la marque de ce cauchemar fantastique. » A l’instar du héros de Kafka, s’il ne peut plus bien se faire comprendre par les siens, ou se mouvoir, il conserve une lucidité implacable à l’égard du monde extérieur. La maladie n’a pas tué l’acuité des souvenirs ou la perception de la vie courante.
Pour retrouver la profondeur du temps, Frédéric Badré rédige ce qu’il appelle son « catalogue d’instants vécus » : c’est un concert des Rolling Stones à New York, le souvenir du canal de la Giudecca à Venise, ou une nuit passée dans le désert de Djibouti. S’ensuivent de belles pages consacrées au dessin, qu’il réussit encore à pratiquer malgré la maladie, pour conserver des « miettes du temps ». Mais le seul passé ne l’intéresse pas, et la littérature est bien une affaire de désir et d’avenir. Ce que laisse entendre la dernière phrase de ce récit, folle et bouleversante : « Je reste là, immobile, et j’attends d’être guéri pour que ma vie reprenne son cours normal. »
La Grande Santé, de Frédéric Badré, Seuil, 196 p., 17,50 €.
Extrait de « La Grande Santé »« En somme, j’ai l’impression que ma vie est sortie de ses gonds. Je vis une expérience du temps grossie. Mon corps s’est retrouvé si vite métamorphosé que mon rapport au temps est chamboulé. Une vie normale est fondée sur l’illusion de la stabilité. Cette maladie m’a jeté dans un maelström temporel. L’illusion de la stabilité s’est évanouie. Tous les jours je dois imaginer de nouveaux stratagèmes pour réaliser les gestes les plus simples, comme relever d’une chaise ou porter un verre à ma bouche. Tout le monde vieillit et il est à craindre que tout le monde doive un jour mourir. La différence avec moi, c’est que la SLA m’oblige à endurer ce mouvement impitoyable.Mon corps se suicide. J’ai beau me trouver en complet désaccord avec lui, je vois bien qu’il ne se range pas à mes raisons. Alors, j’affermis mon esprit pour combattre du mieux possible cette volonté de mourir.La vie matérielle provoque chez moi des mouvements d’humeur. »La Grande Santé, pages 101-102
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