On se suicide davantage en prison qu’au dehors, le bon sens et la statistique s’en doutaient, mais pourquoi ? En raison du remords, du désespoir, des difficiles conditions de détention ?
Une passionnante étude de l’INED, l’Institut national d’études démographiques, publiée dans le dernier numéro de Population, reprend les données disponibles du Second Empire à nos jours et propose une analyse fine des principaux facteurs de risques, sur 378 000 emprisonnements entre 2006 et 2009. En France, près de la moitié des décès en prison sont des suicides. Le taux est le plus élevé des pays d’Europe de l’ouest et grimpe bien plus vite que celui de la population générale.
Sous Napoléon III, les prisons françaises comptaient en moyenne 25 500 personnes, avec un sérieux pic à la fin de l’Empire − 44 000 de 1872 à 1875. Si le nombre de détenus baisse ensuite régulièrement jusqu’à la Seconde guerre mondiale (15 000 en 1936-1938), c’est aussi parce que les bagnards sortent des statistiques en même temps que du territoire. Mai 1945 est une année record, avec plus de 63 000 détenus, quatre fois plus qu’avant guerre, mais il s’agit souvent de collaborateurs, libérés dans les années suivantes et, dix ans plus tard, il reste moins de 20 000 personnes sous écrou.
Les statistiques de la seconde moitié du XXe siècle sont frappantes : le nombre de détenus progresse de façon continue, pour atteindre 77 432 personnes au 1er février 2015, dont 66 310 effectivement incarcérées – la proportion des condamnés qui purgent leur peine hors de prison (notamment sous bracelet électronique) augmente en effet rapidement (moins de 2 % en 2005, près de 14 % aujourd’hui). Pour comprendre la multiplication des suicides, il faut bien sûr examiner la composition de la population incarcérée.
Moins de femmes
Ces trente dernières années, le profil des détenus a beaucoup changé. La loi de 1980 a pour la première fois défini les critères juridiques du crime de viol ; le nombre des violeurs condamnés a fortement augmenté, la mise en place d’un débat contradictoire en 1984 a diminué le nombre de prévenus (non définitivement condamnés) en prison, l’allongement de la prescription en 1989 des victimes d’agressions sexuelles et l’élargissement en 2000 de la définition pénale des violences volontaires a augmenté le nombre de détenus. D’où cette constatation de bon sens : l’augmentation du nombre de détenus n’est pas mathématiquement liée à la hausse de la criminalité, mais bien aux modifications de sa définition − et donc à la politique pénale.
La proportion de femmes en prison a beaucoup baissé (18 % en 1946, moins de 5 % depuis 1958), la population pénitentiaire a vieilli (l’âge moyen est aujourd’hui de 34 ans), la réforme des hôpitaux psychiatriques dans les années 1970 a accru le nombre de malades mentaux incarcérés ; cependant, préviennent les auteurs, « le lien encore souvent affirmé entre prison et psychiatrie qui pourrait expliquer en partie la hausse des suicides observée en prison n’est pas statistiquement établi ».
La hausse du nombre de suicides est cependant incontestable. Le taux est passé de 5 pour 10 000 en 1852-1855 à 18,5 pour 10 000 en 2005-2010, avec d’importantes variations (1,4 suicide pour 10 000 détenus en 1946, 26 pour 10 000 en 1996). Aujourd’hui, dans la population française comparable (les hommes de 15 à 59 ans), le taux de suicide est de 2,7 pour 10 000. C’est-à-dire qu’on se tue sept fois plus en prison qu’à l’extérieur − contre quatre fois plus avant 1940.
Pourquoi ? La surpopulation carcérale n’explique rien : la présence d’un codétenu freine le passage à l’acte. L’équipe de Population – Géraldine Duthé, Angélique Hazard, Annie Kensey – s’est ainsi penchée sur les données très complètes de la période 2006-2009, portant sur 377 688 séjours en détention où 378 suicides ont été dénombrés. Le taux de suicide sur la période est de 17 pour 10 000 détenus. Première constatation : les détenus écroués à 30 ans ou plus sont les plus touchés : 21,7. Suivis par ceux qui n’ont reçu aucune visite de leurs proches pendant leur incarcération (21,8) − ce peut être évidemment les mêmes. Les détenus hospitalisés pendant leur incarcération se tuent davantage (25,9), les prévenus aussi (33,9, trois fois plus que les condamnés).
Plusieurs facteurs
Les condamnés à plus de dix ans se suicident deux fois plus que les autres. Les personnes écrouées pour agression sexuelle sont très vulnérables (23,9), pour viol (27,2), et surtout pour meurtre (47,6), contre 9,6 pour une autre infraction. Plusieurs facteurs entrent sans doute en compte : « L’infraction elle-même, notent les auteurs, les sentiments de remords ou d’injustice, le stress et l’incertitude avant le procès, le verdict de culpabilité et la lourdeur de la peine. » La durée de la peine serait donc « un facteur secondaire », puisque la nature de l’infraction joue aussi un rôle. Enfin, le placement en cellule disciplinaire augmente dans d’énormes proportions le taux de mortalité par suicide (176,8).
Ainsi, résument les chercheurs, « le taux de suicide est particulièrement élevé pour les individus placés en cellule disciplinaire, les personnes écrouées pour des infractions graves, prévenues ou condamnés à de longues peines, les individus ayant vécu récemment une hospitalisation, ayant déjà atteint un certain âge au moment de la mise sous écrou. » D’autres facteurs, difficiles à isoler, tiennent aussi à l’état de santé du prisonnier avant son incarcération, ses antécédents judiciaires, son niveau socio-économique, le contexte (la surpopulation, la formation des surveillants), mais aussi le fait d’avoir tué un proche, ou même l’approche de la libération, qui génère un stress important.
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