LE MONDE DES LIVRES | | Par Jean-Louis Jeannelle
Si Proust reste aujourd’hui l’écrivain qui inspire les lectures les plus subtiles et les plus enthousiasmantes, on le doit au fait que cohabitent tenants d’une contextualisation savante de son œuvre et admirateurs ne reculant devant aucune appropriation. Côté érudition, on se plongera avec bonheur dans l’étude magnifiquement illustrée de Sophie Basch (professeure à la Sorbonne), Rastaquarium, consacrée au Modern Style que Siegfried Bing (juif allemand naturalisé) introduisit en France en installant en 1895, rue de Provence, sa galerie consacrée à l’Art nouveau. Comme toujours chez Proust, les détails livrent l’essentiel : les volutes de ces arts décoratifs cachaient, dénoncèrent les antidreyfusistes, l’influence étrangère des juifs et autres « rastaquouères ». A travers cette étonnante polémique, Sophie Basch réinscrit la Recherche dans un vaste courant esthétique où l’expression du goût n’est jamais dissociée de ses enjeux idéologiques.
Etonnantes répercussions
La décontextualisation est, à l’inverse, poussée à l’extrême par Véronique Aubouy, pour qui la Recherche existe principalement à travers l’expérience qu’en a le public : depuis 1993, cette réalisatrice filme célébrités ou parfaits inconnus lisant chacun deux pages et demi de Proust (à peu près six minutes) dans « un hall d’hôtel, un paysage de brume de la montagne libanaise, dans le métro parisien, une épicerie à Rennes, [ou] un atelier de menuiserie… » La fin de ce Proust lu, qui totalise jusqu’à présent 102 heures de film et 1 045 lecteurs, est prévue pour… 2033. On a rarement mieux montré que dans A la lecture, où l’écrivain Mathieu Riboulet se joint à Véronique Aubouy, les étonnantes répercussions de la Recherche dans la vie des uns et des autres : simple lapsus de lecture plus révélateur qu’on ne le voudrait, processus d’identification poussé très loin ou jalousie d’une femme dont le mari s’isole dansla Recherche et dont elle ne peut partager les émotions… Chacun s’approprie le texte par la voix et constate, en s’y abandonnant, à quel point ce texte se mêle à son quotidien. Seule manque la voix de Marcel, cette « voix de crécelle » qui ne fut jamais enregistrée – « Lui qui aimait tant les nouvelles technologies ! »
Une voie intermédiaire
Parmi les lecteurs de Véronique Aubouy pourrait figurer Michel Schneider, qui raconta à la radio (lit-on dans A la lecture) que la Recherche, considérée durant sa jeunesse de militant maoïste « comme un sommet de littérature bourgeoise réactionnaire par ses camarades », l’avait « sauvé de l’endoctrinement et du sectarisme ». C’est une voie intermédiaire entre érudition et appropriation que l’auteur de Marilyn, dernières séances (Grasset, 2006) ouvre dans son nouvel essai, L’Auteur, l’autre. Tout débute par un faux. En 1921, Proust adresse un bref essai critique intitulé « L’esthétique de Marcel Proust » à un jeune admirateur, Albert Thiébault-Sisson, chargé de le publier en revue sous son nom. Mais Thiébault-Sisson meurt juste avant de le recevoir, et le document est confié à son ami, Christian Melchior-Bonnet, dont le fils, Alain, le transmettra par la suite à Michel Schneider. Ironie du sort, en 1922, Jacques Rivière avait refusé pour la NRF cette « Esthétique de Marcel Proust » (fut-elle soumise par Melchior-Bonnet ?) : à ses yeux, elle n’embrassait pas « d’une façon assez ample » le problème posé par l’œuvre de Proust – quelle leçon pour nous autres, modernes, qui croyons qu’un écrivain est le meilleur critique de ses textes !
Michel Schneider, quant à lui, n’est pas homme à s’égarer entre les masques proustiens : pastiches, pseudonymes ou palimpseste, il n’ignore pas que le plus trompeur est le nom même de Proust. L’auteur de la Recherche vivait « le malheur d’être soi » : « Juif catholicisé, mondain contrarié et homosexuel sans sexualité », Proust a trouvé dans l’écriture un moyen de « ne pas “en être” », ou plutôt de se jouer des « intermittences du moi ». A son tour, Michel Schneider se projette dans cette œuvre où celui qui dit « je » n’est ni tout à fait « Marcel » (mais lequel d’ailleurs ?) ni tout à fait un autre, livrant ainsi le magnifique (auto ?) portrait d’un « écrivain mélancolique ».
Rastaquarium. Marcel Proust et le Moderne style. Arts décoratifs et politique dans « A la recherche du temps perdu », de Sophie Basch, Brepols, « Le champ proustien », 192 p., 50 €.
À la lecture, de Véronique Aubouy et Mathieu Riboulet, Grasset, 234 p., 18 €.
L’Auteur, l’autre. Proust et son double, de Michel Schneider, Gallimard, 304 p., 21 €.
Signalons également la parution de Proust. Lire et relire Proust, sous la direction d’Antoine Compagnon, Cécile Defaut, 258 p., 20 €.
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