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vendredi 19 décembre 2014

Femmes, leur corps à cœur

Le Monde.fr  | Par 

Traversée. Dans deux essais autobiographiques, dont l’un d’Eve Ensler, et un roman, trois auteures racontent leur rapport au corps, à son histoire et ses traumatismes.
Le hasard des parutions littéraires met en exacte résonance les autobiographies jumelles de deux Américaines : mêmes enfances fracassées et profanées par des pères abuseurs et des mères aveugles, mêmes jeunesses et mêmes débuts de vie d’adulte cabossé par les stupéfiants, les relations sexuelles multiples, la défonce où l’on s’oublie par haine de soi. Pour ­finir, une éclatante vitalité se manifeste au fil de Dans le corps du monde, d’Eve ­Ensler, et de La Mécanique des fluides, de Lidia Yuknavitch. Appelons cela la vaillance ou la résilience. Elle traverse aussi Un corps de femme, le premier roman d’Aude Lechrist, l’histoire d’une comédienne épanouie de 30 ans qui, à la suite d’un accident, somatise à l’extrême, séquelle du deuil de sa mère, décédée quinze ans plus tôt, et s’engage dans une psychanalyse. Le corps comme tombeau et lieu de renaissance : telle est le thème commun à ces trois livres.


Heures d’entraînement


Qu’on ne s’y trompe pas : ces récits ne ressemblent en rien à des manuels de ­développement personnel. Professeur d’écriture créative et de littérature à l’université de l’Oregon (Etats-Unis), Lidia Yuknavitch n’a entrepris de rédiger ses ­Mémoires que pour relever le défi lancé par son ami Chuck Palahniuk, l’auteur de ­Fight Club (Gallimard, 1999), avec qui elle a créé un atelier d’écriture et une maison d’édition indépendante vouée aux formes expérimentales. Il la savait hostile à ce genre littéraire. Comment pourrait-elle subvertir la tradition ? Elle s’est jetée à l’eau, expression qui sied à cette ancienne nageuse de compétition, qui fut espoir olympique. En elle, la prosatrice surdouée a bataillé avec la femme meurtrie, obligée de remonter à contre-courant dans son passé. Et c’est précisément un legs de celui-ci, ses années d’athlète de haut niveau, la discipline imposée par des heures d’entraînement quotidien, qui l’ont poussée, malgré la souffrance, à réussir cet exercice : narrer sa vie du point de vue du corps, simplement parce que les moments les plus décisifs de son existence ont tous partie liée avec lui. Filée, la métaphore est discrète, mais centrale, dans La Mécanique des fluides : le corps qui nage ressemble à l’esprit vagabond dans l’océan des mots, les deux se découvrant sans entraves ni contraintes. Une infinité de possibilités s’offrent à eux, qui balaient, d’un côté, le lest des traumatismes, et, de l’autre, l’héritage d’un enseignement académique.


Une heureuse découverte


Scruter les maux du corps, lui prêter voix : la tendance se confirme. En France, depuis quelques années, les récits ancrés dans la chair se multiplient, signés Daniel Pennac, Brigitte Giraud, Fabienne ­Jacob ou Régine Detambel. Le vécu du corps n’est plus un motif périphérique ou une projection fantasmatique, mais le sujet et l’objet même, à fleur de peau, d’une interrogation sur l’identité à un âge donné, doublée d’une véritable aventure littéraire. Se mettre à nu n’est pas le but ultime. C’est faire de la littérature le lieu de la révélation, là où affleurent les émotions les plus extrêmes. Ce qui ne bannit pas la pudeur. De fait, Lidia Yuknavitch, fille de la bourgeoisie comme l’est Eve Ensler, décrit son enfance et son adolescence entre une mère alcoolique et suicidaire et un père incestueux, sous forme de fragments. Une ambiance, des souvenirs glaçants de brutalité. En revanche, elle ne cèle rien de ses errements ­ultérieurs : comment elle a perdu en deuxième année sa bourse à l’université de Texas Tech que lui avaient value ses exploits sportifs, à cause de l’alcool et des drogues. Comment elle a failli tuer quelqu’un en conduisant en état d’ébriété, comment elle s’est allégée du poids du refoulé par la pratique temporaire du sadomasochisme ; comment elle a repris pied grâce à la figure tutélaire de Ken Kesey, l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou, qui l’avait acceptée dans son cours d’écriture à Eugene (Oregon).

Le 10 mars 2010, les médecins diagnostiquaient à la dramaturge féministe Eve Ensler, l’auteure des Monologues du vagin (Balland, 1999), une énorme tumeur utérine. Au terme de sept mois de traitement, l’ablation de plusieurs organes et soixante-dix points de suture, la quinquagénaire a, contre toute attente, survécu. Sa maladie puis sa guérison se sont accompagnées d’une introspection psychologique et d’une heureuse découverte qu’Eve Ensler résume ainsi : pour la première fois, la fondatrice de V-Day, un mouvement mondial qui lutte contre la violence envers les femmes et les filles, la créatrice de la Cité de la joie, refuge pour les femmes en République démocratique du Congo, qui passe sa vie à écouter les victimes de viol, a eu le sentiment d’habiter son propre corps, dont jusqu’ici elle se sentait dissociée. Car le cancer a purgé, sur le plan symbolique, le poison toxique de la mémoire. Il a été, dit-elle, « un alchimiste, un agent de changement ». Aux Etats-Unis, l’histoire de l’activiste était connue : enfant, les abus d’un père violent, puis l’addiction, l’anorexie, les performances artistiques, l’engagement humanitaire. Il lui fallait lever un autre tabou : le corps cancéreux, paria lui aussi, réalité trop souvent tue par honte. Et, ce faisant, Eve Ensler y a mêlé des bribes d’une autobiographie finement incarnée. « Ce livre, écrit-elle, est comme un scanner – un examen mobile – capturant des images, des expériences, des idées et des souvenirs, qui tous ont commencé dans mon corps. »

A la suite des séances de chimiothérapie, l’écrivaine a refusé de mettre une perruque. Pourquoi se cacher ? Pourquoi les femmes, toujours, doivent se maquiller et travestir leur apparence ? Au nom de quelle soumission ? C’est par ce raisonnement tout simple que cet état des lieux, celui du corps, rejoint le geste politique. Non en disant, comme les féministes des années 1970, « mon corps est à moi », mais « je suis mon corps », cela dans la droite ligne de son livre précédent, Je suis une créature émotionnelle (10/18, 2011), manifeste pour que les adolescentes du monde entier s’affranchissent physiquement des normes (stéréotypes, tradition, violence) imposées par la société.


Fille parfaite, refaite, défaite


Ecouter ce que le corps a à dire : tel est l’enseignement qu’a tiré Maïa, l’héroïne comédienne d’Aude Lechrist, au terme de son analyse. Car on ne peut impunément lui imposer un rôle, quel qu’il soit, fille parfaite, refaite, défaite. Et cette révélation est aussi physique. Elle s’exprime dans un éclat de rire inextinguible qui dissipe toutes les tensions, conjurant la peur du vide, de la chute.

Tout comme dans les livres d’Eve Ensler et d’Aude Lechrist, il n’est question que d’amour dans celui de Lidia Yuknavitch. Un amour qui se conjuguerait à toutes les (mé) formes, pour atteindre une harmonie longtemps espérée. Ici, il survient sous l’aspect d’un homme. Un prince charmant, donc ? Non, juste un amoureux intelligent, le père de son futur fils, qui la réconcilie avec elle-même, en ce qu’il la reconnaît pour ce qu’elle est, une femme balafrée ayant connu l’autodestruction, le deuil d’un bébé mort-né, la désintoxication. Plus loin, il y a une page très belle sur les sensations éprouvées par une parturiente plongée dans une piscine. « Il est possible de porter la vie et la mort dans la même phrase. Le même corps. Il est possible de porter l’amour et la souffrance. Dans l’eau, ce corps vient à glisser dans l’humide avec une histoire. Et s’il y avait là de l’espoir ? » Ce n’est plus une hypothèse mais une certitude, à la lecture de ces trois livres de femmes qui entrelacent les thèmes de la maternité, du sexe, de la violence, de l’amour, pour en faire un hymne à la vie.

La Mécanique des fluides (The Chronologie of Water), de Lidia Yuknavitch, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guillaume-Jean Milan, Denoël, 336 p., 22 €.

Dans le corps du monde (In the Body of the World), d’Eve Ensler, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carole Hanna, 10/18, 216 p., 15,90 €.
Un corps de femme, d’Aude Lechrist, L’Editeur, 284 p., 17 €.

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