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mardi 16 décembre 2014

Le mythe, un bouillon-cube

LE MONDE DES LIVRES |  | Par 

Avec « La Tortue et la Lyre », John Scheid et Jesper Svenbro entrent dans la cuisine du récit mythologique et en rapportent la recette (photo : détail d'"OEdipe et le sphinx", d'Ingres, 1808).

A la suite de Claude Lévi-Strauss, les « mythologues » se sont longtemps comportés en chasseurs-cueilleurs, recueillant patiemment toutes les versions d’un même mythe afin d’en dégager les éléments invariants. Cette approche a eu l’immense mérite de révéler l’existence d’une « pensée sauvage » – une manière logique d’appréhender le monde à travers des couples d’opposés (cru/cuit, droite/gauche, sec/humide, haut/bas…). Toutefois, cette tradition structuraliste repose sur deux postulats discutables : d’une part, elle présuppose l’existence de récits « mythiques » perçus comme tels par tout lecteur, dans le monde entier ; d’autre part, elle tend à identifier le mythe à l’histoire qui y est racontée.

Dans un ouvrage qui a fait date, L’Invention de la mythologie (Gallimard, 1986), Marcel Detienne avait déjà montré que, loin d’être une catégorie universelle, la « mythologie » était une invention moderne : le terme fut forgé au XVIIIe siècle pour isoler un certain nombre de récits considérés comme fictifs, voire irrationnels – ceux que l’on qualifiait auparavant de « fables » –, de façon à accentuer la différence entre les « mythes » païens, caractérisés par leur fausseté, et la révélation chrétienne, forcément véridique.

Dans un livre aussi original qu’inventif, Jesper Svenbro, ancien directeur de recherche au CNRS, et John Scheid, professeur au Collège de France, s’attaquent au second pilier sur lequel reposent les analyses structuralistes des mythes : leur focalisation excessive sur la narration. Leur démonstration érudite repose sur deux partis pris : tout d’abord, plutôt que d’analyser les mythes comme des produits finis – un système d’énoncés stabilisés –, il faut plutôt s’attacher à comprendre leur genèse ; ensuite, les mythes ne se fabriquent pas avec des idées, mais à partir d’objets, de mots ou de noms, qui forment la condition préalable à leur élaboration.


Le nom du héros


Telle est en particulier la force des noms : par les associations sémantiques qu’ils charrient, certains noms propres peuvent suggérer une piste, voire imposer un scénario. Jean-Pierre Vernant l’avait souligné en son temps, à propos d’Œdipe : toute la tragédie se trouve en effet comme contenue dans le nom du héros, qui signifie tout à la fois « l’homme au pied enflé (Oîdos-pous) », infirmité qui rappelle l’enfant maudit, exposé à la naissance, et « l’homme qui sait (oîda) l’énigme du pied (pous) », celui qui réussit à déchiffrer l’oracle du terrible sphinx, gagnant ainsi le droit de s’installer non seulement sur le trône de Thèbes, mais dans le lit de sa propre mère. Jesper Svenbro et John Scheid montrent toute la fécondité d’une telle approche à propos des noms d’Orphée, d’Héraklès et de quelques autres. Le cas d’Ajax retient particulièrement l’attention : toute l’histoire de ce grand héros de l’Iliade semble condensée dans les résonances sémantiques associées à son nom – l’aigle (Aetos), symbole de sa force ; la honte (Aidos), qui le ­conduit au suicide ; la terre (Aias), qui l’accueille après sa mort ; l’expression du deuil (Aiai), qui donne d’ailleurs son nom à la fleur qui pousse après son trépas.

Cependant ce ne sont pas seulement les noms, mais aussi les objets qui, parfois, jouent un rôle décisif dans l’élaboration des mythes antiques. Ainsi la lyre et la pierre tombale forment-elles, dans leur relation de complémentarité et d’opposition, la matrice d’un ensemble de récits impliquant Hermès, Orphée ou le berger Kerambos. Faite à partir d’une carapace de tortue (de nature pierreuse, selon les Grecs), la lyre est apparentée à la pierre tombale par son matériau minéral. Mais elle en forme aussi l’inversion logique : tandis que la pierre qui scelle le tombeau empêche le mort de revenir, symétriquement, la lyre permet le retour du mort hors du monde infernal, tel Orphée ramenant Eurydice. Cette attention portée aux objets – ce « parti pris des choses » – permet ainsi d’entrer dans l’atelier du mythe antique, voire dans son arrière-cuisine, pour reprendre une formule malicieuse des deux auteurs : d’une certaine façon, noms et ­objets forment un « cube de bouillon » que les narrateurs antiques pouvaient diluer dans leur casserole pour alimenter leurs récits et leur donner une saveur ­particulière. Un festin de mots, à consommer sans modération !

La Tortue et la Lyre. Dans l’atelier du mythe antique, de John Scheid et Jesper Svenbro, CNRS Editions, 230 p., 22 €



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