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lundi 9 décembre 2013

«Son pouls s’est affaibli peu à peu»

ERIC FAVEREAU

C’est une femme de 60 ans, ouverte, chaleureuse, à l’empathie évidente. Toute sa vie, elle a été engagée dans un travail associatif. Elle vit dans le Sud. Appelons-la Geneviève. Elle dit qu’elle ne regrette rien. Plus d’un an après avoir aidé une amie, Françoise, à mourir, elle ne se sent pas écrasée par le poids de la décision qu’elle a prise. «C’est ainsi, nous n’étions pas tristes, elle est partie comme elle le voulait», répète-t-elle.
Geneviève a toujours été une militante, mais dans un tout autre domaine que celui de la médecine. Elle nous a adressé son témoignage «parce que Françoise le voulait». Nous l’avons vérifié, des éléments ont été modifiés pour qu’il n’y ait pas de reconnaissance possible. On découvre que certains arrivent à se débrouiller, qu’il y a des canaux permettant de trouver les «médicaments» qu’il faut pour arrêter la vie. Dans ce témoignage transparaît l’évidence d’un lien d’amitié. Geneviève en a parlé à la fille de Françoise, comme à l’infirmière qui accompagnait son amie. «Ce que je craignais, reconnaît-elle, c’est le médecin. Mais, par chance, il a fait son certificat de décès sans se déplacer.»
Françoise vivait seule. Elle aimait la musique et lire. Elle avait «une grande culture».
Ainsi parle Geneviève :

UNE AMITIÉ

«Françoise était une ancienne amie très chère atteinte d’un cancer de la vessie très sévère et elle ne voulait subir ni opération ni aucune thérapie. Quelques années auparavant, elle avait subi un lourd traitement pour un cancer du colon qui lui avait laissé de très mauvais souvenirs et elle ne souhaitait pas revivre les moments pénibles qu’elle avait traversés.

«Pendant cette étape particulièrement difficile, nous parlions souvent ensemble de son désir d’en finir avec la vie si la maladie lui rendait la vie trop pénible. Agée désormais de 70 ans et ayant eu une existence qu’elle qualifiait d’accomplie, elle avait eu le temps de réfléchir à la fin de vie qu’elle souhaitait. C’est aussi pour cela qu’elle était adhérente de l’ADMD[Association pour le droit de mourir dans la dignité, ndlr] depuis de nombreuses années et qu’elle avait rédigé ses directives anticipées, qu’elle avait remises à son médecin traitant et à sa fille.
«Mais elle ne souhaitait pas se suicider, elle préférait, me disait-elle, mourir "proprement". Je lui ai rappelé qu’elle pouvait se rendre en Suisse où l’aide à mourir était organisée. Elle m’a rétorqué : "Je n’ai ni le temps ni les moyens financiers."
«Son cancer était à un stade avancé et elle vivait très modestement. C’est alors qu’elle me rappela ce que je lui avais raconté quelques années auparavant. Un ami très proche m’avait confié comment, à la demande de leur mère, lui et sa sœur l’avaient "accompagnée à mourir". Je ne pouvais pas donner plus de détails, car je n’en savais pas plus… Françoise termina cette évocation en me regardant droit dans les yeux et en disant :"Accepterais-tu de faire quelque chose pour moi si je te le demandais ?"Je n’ai pas répondu à cette question sauf par un sourire, en espérant vraiment qu’elle change d’avis.

EN QUÊTE D’UNE SOLUTION

«Lorsque Françoise a formulé sa demande, je me suis sentie désarçonnée et surtout impuissante. Je ne savais pas comment l’accompagner ni lui apporter ce qu’elle me demandait. Je l’ai revue un mois après : la maladie progressait. Pourtant, elle campait sur ses positions de ne pas vouloir s’en remettre à la médecine qui, selon elle, ne pourrait rien faire et qu’elle qualifiait de "sans âme".
«J’ai alors compris qu’elle était vraiment déterminée dans son choix de partir quand elle penserait le moment venu. Au fil de nos rencontres, et alors que son état de santé se dégradait de plus en plus, elle a fini par me confier qu’à l’annonce de son nouveau cancer, elle avait acheté un pistolet et qu’elle n’hésiterait pas à s’en servir quand elle déciderait que sa vie ne valait plus la peine d’être vécue.
«Face à la détresse, à la souffrance et aussi devant la détermination que Françoise me montrait en me dévoilant le pistolet, je me suis décidée à joindre mon ami pour lui demander comment lui et sa sœur avaient fait pour aider leur mère à mourir comme elle le désirait. Comprenant mon désarroi et me connaissant bien, il a accepté de me mettre en contact avec une pharmacienne en Suisse qui, après m’avoir questionnée longuement sur ma motivation, m’a dit qu’elle pouvait me donner une dose si je venais la chercher.
«Mon compagnon et moi avons fait le voyage pour rencontrer cette personne qui nous a très bien accueillis et nous a donné toutes les explications nécessaires pour utiliser le produit.
«A notre retour, j’ai pu annoncer à Françoise que j’étais en mesure de répondre à sa demande. Tout d’abord, elle ne m’a pas crue. C’est après lui avoir montré le produit et donné quelques détails sur son utilisation qu’elle m’a dit simplement : "Merci, je sais maintenant que je peux compter sur toi. Je te préviendrai quand ce sera le moment."
«Elle était très émue, moi aussi, et nous nous sommes embrassées chaleureusement. Sa santé a continué à décliner, et nous nous sommes souvent retrouvées pour échanger, sans pour autant reparler de ce qui était maintenant possible si elle continuait dans son projet.

LES RAISONS D’UN CHOIX

«Un jour où nous étions dans sa petite maison très simple, elle m’avait raconté qu’elle avait perdu sa mère à l’âge de 11 ans. Elle l’avait vue beaucoup souffrir, sans pouvoir la soulager. Ce qui l’avait révoltée. Depuis ce temps, elle s’était dit qu’elle ne vivrait jamais le calvaire qu’avait enduré sa mère, qu’elle mettrait fin à ses jours avant d’atteindre un tel degré de souffrances physiques et psychologiques.
«Au fil des mois, j’ai vu Françoise perdre ses forces physiques, la douleur augmentait. Devant l’insistance de son médecin, elle a dû se résigner à prendre de la morphine, à dormir dans un lit médicalisé, et admettre que chaque jour une infirmière vienne lui faire sa toilette. Puis, ultime contrainte, "mettre des couches". Même très affaiblie, elle n’a jamais envisagé de quitter sa maison, où elle vivait seule avec son chat. Elle refusait les soins palliatifs car elle voulait continuer à décider par elle-même comme elle l’avait fait toute sa vie ; elle voulait être responsable, jusqu’à la fin. Si elle avait accepté les soins palliatifs, elle serait morte"inconsciente". Or, elle répétait souvent : "Je veux être présente et lucide jusqu’au bout."

SEULE DANS SA DÉCISION

«Dans sa famille, elle a seulement informé sa fille unique. Le choix de sa mère a été, pour cette dernière, difficile, mais elle l’a respecté. Elle a demandé à Françoise de l’avertir lorsqu’elle se sentirait prête à partir, pour lui dire au revoir une dernière fois. Elle ne souhaitait pas être présente le moment venu et me faisait complètement confiance.
«Françoise avait également mis au courant un "très cher ami lointain".Ils avaient eu une longue conversation sur sa motivation. Il la comprenait et espérait pouvoir faire ce choix lui aussi. Elle aurait également souhaité partager sa décision avec la voisine qui lui préparait ses repas chaque jour mais elle n’a jamais osé la lui dévoiler, par crainte d’être incomprise et contestée.

PERTE DE CONTRÔLE

«L’augmentation des doses de morphine la rendait de plus en plus somnolente. Elle connaissait des périodes d’inconscience, perdant peu à peu toute autonomie et capacité de réflexion, ce qui la mettait très en colère ou encore dépressive.
«Elle ne pouvait même plus écouter de la musique classique, qu’elle aimait beaucoup, car elle s’endormait tout le temps, ni faire ces mots croisés qui lui occupaient un peu l’esprit. Tout lui échappait et elle perdait petit à petit le contrôle de sa vie, ce qui était insupportable pour elle. Pendant un de nos échanges et dans un moment de lucidité complète, elle m’a dit : "Si je ne prends pas ma décision maintenant, je ne pourrai plus l’exprimer car j’en serai incapable." "Tu le sais, je veux mourir consciente et je préfère abréger de quelques jours, voire de quelques mois, cette vie que je ne supporte plus et qui n’a plus de sens pour moi", a-t-elle renchéri. Se sentant décliner, elle avait mis de l’ordre dans "ses affaires", distribué le peu de choses qui l’entouraient.
«Elle se dépouillait de tout ce qui faisait son quotidien, elle le faisait toujours avec humour et une certaine joie de vivre : "C’est moi qui décide et je ne dois rien à personne." Elle avait aussi pris le temps de dire "au revoir" dans sa tête et dans son cœur à toutes les personnes qui comptaient dans sa vie et m’avait dit : "Maintenant, je me sens en paix avec moi et avec les autres, et c’est important."
«Une fois ces tâches accomplies, elle m’a confié que sa vie n’avait plus aucun sens, ajoutant : "Je suis prête quand tu voudras." J’ai compris que le moment d’agir était venu. J’étais prête moi aussi car j’avais, comme elle, eu le temps de me préparer à ce moment si particulier auquel j’avais bien souvent pensé depuis sa demande.

L’ACTE FINAL

«Avec Françoise, nous avons choisi une date, puis revu de manière concrète comment se déroulerait ce moment. Mon compagnon a accepté de m’accompagner dans cette ultime étape, qu’il savait être une "mise à l’épreuve" pour moi.
«Nous avons loué une voiture pour ne pas être reconnus par les voisins. Quand nous sommes arrivés, en soirée, Françoise nous attendait et, avec un sourire et une voix calme, elle nous a accueillis en disant : "J’avais peur que vous ne veniez pas, car je sais que vous prenez des risques pour moi." Dans sa petite chambre, nous avons allumé des bougies et mis sa musique classique préférée. Assis de chaque côté de son lit, nous avons discuté un long moment, ressassant nos souvenirs. Ces échanges étaient empreints de gravité et de complicité affectueuse. Puis elle a interrompu notre conversation en nous lançant, souriante : "Quand commence-t-on ?" Je lui ai alors demandé : "Es-tu toujours certaine de vouloir le faire ?"Elle m’a répondu avec fermeté : "Tu veux vraiment que je te l’écrive sur un papier et que je signe ? Est-ce que je peux encore compter sur toi ?"Je lui ai répliqué : "Oui, tu peux compter sur moi, mais tu as toujours la possibilité de repousser ce moment ou d’y renoncer." "J’ai eu tout le temps d’y penser, je ne changerai pas d’avis", m’a-t-elle assuré.
«Elle a d’abord bu un produit qui évite les vomissements. Nous avons attendu une demi-heure pour qu’il agisse, tout en continuant à bavarder. Elle était assise sur son lit médicalisé, calme et souriante, appuyée sur des coussins avec son chat sur les genoux. Nous avons continué à échanger calmement, en évoquant nos moments de complicité amicale et aussi combien elle allait me manquer après son départ. Elle était sereine et détendue, ne manifestant aucune crainte, et elle nous à dit avec un petit sourire et beaucoup d’émotion : "Vous savez bien que je ne crois en rien, mais je n’ai pas peur de la mort car je vais sans doute retrouver ma mère." A un moment elle a eu envie de faire pipi et, alors qu’elle tenait à peine sur ses jambes (elle pesait 35 kg), elle nous a demandé de l’aider à se mettre sur la chaise percée qui était proche de son lit. Je l’ai presque portée, puis soutenue, alors que mon compagnon tenait la chaise pour qu’elle ne glisse pas. C’est alors qu’elle nous a dit : "Merci, car je suis contente d’écouter couler mon urine pour la dernière fois. Je veux partir digne."
«Un long silence rempli d’émotion a suivi ses paroles, avant qu’épuisée elle retrouve son lit. La demi-heure passée, je lui ai tendu le verre contenant la potion létale. Elle était apaisée. Quant à moi, je l’étais beaucoup moins, car je sentais que le moment crucial était arrivé et que je devais aller jusqu’au bout de ce que je lui avais promis.
«La présence solidaire et rassurante de mon compagnon m’a été d’un grand soutien et m’a permis de rester calme et souriante pour lui redemander encore une fois si elle voulait vraiment continuer. Elle s’est presque fâchée en réaffirmant qu’elle était décidée à mourir. Puis, un peu inquiète : "J’espère que vous ne vous ferez pas prendre, que vous n’aurez pas d’ennuis à cause de moi." Elle a bu lentement, sans s’arrêter, en nous regardant tour à tour. Après quelques gorgées, elle a hoqueté, m’a regardée droit dans les yeux en me disant : "C’est très amer, mais je continue."
«Ce furent ses dernières paroles. Elle posa sa tête doucement sur l’oreiller et ferma les yeux pour ne plus les rouvrir. Son pouls s’est affaibli peu à peu, jusqu’à ce que nous ne le sentions plus sous nos doigts.
«Avec mon compagnon, nous sommes restés silencieux, très émus, ses mains dans les nôtres pendant plus de deux heures. Nous voulions être certains qu’elle ne se réveillerait pas et que nous avions agi comme elle le souhaitait. Elle m’avait fait promettre que si cela ne marchait pas, et qu’elle se retrouvait en soins palliatifs, je devrais alors tout faire pour la faire sortir et recommencer.

APRÈS

«Nous avons effacé toute trace de notre passage. Nous avions l’impression de nous être comportés comme des voleurs, conscients d’avoir enfreint un grave interdit.
«Sur le chemin du retour à la maison, je me suis sentie délivrée de la crainte que cela se passe mal et aussi apaisée par rapport à la peur de ne pas être capable de surmonter mon angoisse, et éventuellement celle de mon amie. Je savais que cette dernière s’était longuement préparée à ce moment qu’elle souhaitait plus que tout, mais je ne savais pas comment elle allait réagir quand elle s’y retrouverait vraiment confrontée. J’ai réalisé que tout s’était déroulé comme cela m’avait été indiqué et que la mort pouvait être "relativement douce" pour une personne qui le désire vraiment, qui s’y est préparée, si elle est accompagnée avec amour et humilité. J’ai également pensé que notre profonde amitié et que tout ce que j’avais appris dans la vie m’avait donné l’assurance nécessaire pour l’accompagner tout au long de sa maladie et permis de dialoguer avec elle sur tous les aspects et conséquences de son acte.
«L’infirmière qui s’occupait de Françoise l’a trouvée morte le lendemain matin à 6 heures. Elle a averti aussitôt le médecin traitant du décès, lequel a rédigé le permis d’inhumer. Quelques jours plus tard, Françoise a été incinérée, comme elle l’avait souhaité.

LA LOI

«Je savais que je prenais des risques - et, si besoin, je les assumerai - et pourtant, je demeurais sereine. J’avais agi selon la volonté de mon amie.
«Mon compagnon le savait aussi, et nous étions solidaires. Je crois aux valeurs de liberté et d’autodétermination. Dès que j’ai eu les moyens de répondre à sa demande, il était certain que je devais l’accompagner jusqu’au bout. Je le lui avais promis, et je me serais sentie lâche si je ne l’avais pas fait.
«En relatant ce témoignage qui m’a fait revivre beaucoup d’émotions, je ne peux m’empêcher de penser à d’autre "transgressions" de la loi que j’ai effectuées dans ma vie, alors que la loi sur l’IVG n’existait pas encore. De la même manière, je me serais sentie lâche si je n’avais pas répondu à la demande de ces femmes et à ce que ma conscience me demandait de faire.
«Je pense que la loi finit toujours par s’aligner sur la pratique quand elle est devenue nécessaire ou majoritaire dans la société, et j’espère que cela aura lieu aussi pour la loi sur la fin de vie, comme cela s’est produit en 1975 pour l’IVG.»

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