D'un côté, Gaston Chaissac (1910-1964), né dans une famille ouvrière, ayant exercé différents petits métiers dont celui de cordonnier, ayant souffert de tuberculose. Il commence à dessiner et peindre vers 1937, sans être passé par une école des beaux-arts, mais sans être non plus un autodidacte, puisqu'il reçoit à ses débuts des conseils d'Otto Freundlich et d'Albert Gleizes.
De l'autre côté, Jean Dubuffet (1901-1985), issu d'une famille de marchands de vin en gros du Havre, bourgeoisie aisée. Elève de l'Académie Julian en 1918, il devient proche de Juan Gris, André Masson, Fernand Léger. Durant l'entre-deux-guerres et l'Occupation, il alterne les périodes où il développe son négoce en vin à Bercy et celles qu'il consacre à ses essais artistiques. Il s'est vanté plus tard, dans un texte autobiographique, d'avoir réalisé de substantiels profits en abreuvant la Wehrmacht. Pendant ce temps, dans un village de Vendée, Chaissac, sa femme Camille et leur fille vivent tant bien que mal du salaire d'institutrice de Camille.
La rencontre des deux hommes est donc peu probable ; l'intervention de Jean Paulhan s'avère décisive. Ayant vu quelques oeuvres de Chaissac à la fin de 1943, le directeur de la Nouvelle revue française entre en correspondance avec lui. Au même moment, il rencontre aussi Dubuffet et l'introduit auprès du galeriste René Drouin, place Vendôme, à Paris, qui l'expose en octobre 1944.
CORRESPONDANCE TRÈS ABONDANTE
L'écrivain parle de chacun de ses nouveaux amis à l'autre, et, sans se précipiter, Chaissac écrit à Dubuffet pour la première fois à l'automne 1946. S'ensuit une correspondance très abondante, des envois et achats d'oeuvres, des expositions où l'un préface l'autre, des moments d'amitié et d'autres de défiance.
Au moment où les correspondances entre les trois hommes sont publiées, leur histoire fait l'objet, au Musée de la Poste, à Paris, d'une exposition dense et minutieuse. Rassemblant plusieurs dizaines d'oeuvres de chacun, les confrontant, ajoutant coupures de presse et photographies, elle reconstitue la chronique de leurs relations.
Pour Dubuffet, l'apparition de Chaissac est une surprise qui tombe juste. A partir de 1944, sous l'influence d'André Breton, Jean Paulhan et Charles Ratton, Dubuffet commence à construire sa doctrine de l'art qu'il dit "brut", par opposition à ceux qui seraient civilisés. Cet art serait celui des internés des asiles, celui des "simples" et des autodidactes.
Chaissac, lui, paraît relever de cette notion, en dépit de ce qu'il a reçu de formation et de sa curiosité constante pour ses contemporains - il cite avec ironie Matisse et Picasso et n'ignore pas le surréalisme.
La première question est donc : Chaissac est-il un artiste "brut" ? Devant ses encres, ses gouaches, ses huiles sur papier ou toile, ses bois et cailloux polychromes, il est évident que l'adjectif est impropre. L'apparente simplicité des formes va de pair avec une exécution précise et subtile, alliance apparemment paradoxale qui incite à le comparer à Klee. Les Chaissac de 1945 ou 1946 montrent des figures humaines déboîtées, évidées, fragmentées, les peintures développant ce que les encres font apparaître. Elles suggèrent, par le truchement de pictogrammes inventés et modifiés d'une oeuvre à l'autre.
Quelques éléments relèvent d'un style constant : les yeux blancs et leurs cils noirs, les nez indiqués par une courbe repliée, les bras raides et écartés. Pour autant, Chaissac ne se répète pas. Des moments de schématisation succèdent à d'autres, où la complexité de la composition est grande. Les allusions à l'histoire de l'art sont nombreuses : ainsi La Chambre aux croix de 1948 contient-elle un pastiche de portrait féminin de Picasso dans sa manière de la fin des années 1930.
ARTISTE SIMPLE OU "PRIMITIF"
Cette complexité et cette variété ne se démentent pas jusqu'à sa mort. Le collage de papiers déchirés, la récupération d'objets trouvés et de planches, la pratique de l'écriture dans la peinture s'y glissent, et l'on voit aussi Chaissac jouer avec l'abstraction avec une désinvolture narquoise.
Qu'il ait été vite réticent face aux catégories de Dubuffet et à la tendance de celui-ci à s'ériger en maître à penser n'a rien qui surprenne. Pour dire la chose crûment : il a pu lui déplaire d'être présenté comme le "bon sauvage" vendéen d'un art qui serait "brut" quand le sien l'est si peu. La deuxième question, plus délicate, est souvent esquivée, et l'exposition impose de la poser : quelles relations les oeuvres de Dubuffet lui-même ont-elles avec cette notion si problématique ?
Autrement dit, un artiste aussi savant et conscient que lui peut-il se faire simple ou "primitif" ? Là encore, la réponse est négative. Dubuffet travaille par séries, de façon systématique, en changeant de motifs à chacune. Il élabore des protocoles d'exécution technique complexe afin de s'écarter autant que possible de la traditionnelle peinture à l'huile sur toile.
Quand il reprend à son compte un graphisme proche du graffiti ou du dessin d'enfant, c'est avec une certaine distance, qui peut être celle de l'ironie, et non en pastichant. Le brutal, l'élémentaire, l'inachevé, le rugueux, le "croûteux" sont les modes de sa poétique personnelle, cultivée, saturée d'allusions et de sous-entendus. Les preuves de cette maîtrise savante pullulent dans l'exposition : Le Géologue de 1950, Lever de lune aux fantômes de 1951...
Il arrive que Dubuffet emprunte à Chaissac, et inversement. Comme Picasso et Braque. Et tous empruntent au musée universel, de Lascaux à l'Océanie, des Cyclades à Kandinsky. Conclusion : il n'y a pas d'art "brut", mais de l'art, et, ici, deux artistes de premier ordre, simplement.
Chaissac-Dubuffet, entre plume et pinceau, Musée de la Poste, 34, boulevard de Vaugirard, Paris 15e. Tél. : 01-42-79-24-24. Du lundi au samedi, de 10 heures à 18 heures. Entrée : 6,50 €. Jusqu'au 28 septembre.
Philippe Dagen
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