Propos recueillis par Franck Nouchi
Jimmy P. Psychothérapie d'un Indien des plaines, le nouveau film d'Arnaud Desplechin, est adapté d'un livre de Georges Devereux. Publié pour la première fois aux Etats-Unis en 1951, cet ouvrage, à la croisée de l'anthropologie et de la psychanalyse, a ouvert la voie à l'ethnopsychiatrie. C'est le seul livre qui retranscrive le verbatim exact d'une psychanalyse.
Juif d'origine hongroise, né en 1908 à Lugos, en Transylvanie, Georges Devereux s'installe à Paris au milieu des années 1920. Il se consacre à l'ethnologie et à l'anthropologie. Contemporain de Claude Lévi-Strauss, qui l'aidera beaucoup à la fin de sa carrière, il fait de l'Amérique du Nord son terrain d'étude favori. Il s'intéresse aux Indiens Mohaves, auxquels il consacre une thèse. Il intègre ensuite le Winter General Hospital de Topeka (Kansas), alors l'un des premiers hôpitaux américains à traiter les troubles psychologiques et psychiatriques des vétérans de la seconde guerre mondiale.
Le livre de Georges Devereux et le film d'Arnaud Desplechin racontent l'analyse d'un Indien Blackfoot, Jimmy Picard, qui a combattu en France durant la seconde guerre mondiale. Souffrant de nombreux troubles (migraines, vertiges, perte d'audition...), il est admis à l'hôpital de Topeka. Le diagnostic de schizophrénie est envisagé, mais, dans le doute, les médecins font appel à un psychanalyste spécialiste des cultures amérindiennes, Georges Devereux.
Savant solitaire, sans patrie ni frontières, ce dernier soigne Jimmy Picard en respectant les préceptes de Topeka tels qu'ils sont énoncés par Elisabeth Roudinesco dans sa préface à Psychothérapie d'un Indien des plaines : "Soigner l'homme malade, l'adapter à son environnement, le guérir en prenant en charge son corps, son âme et son bonheur." Après sa mort, le 28 mai 1985 à Paris, les cendres de Devereux ont été transférées, ainsi qu'il l'avait lui-même souhaité, dans le cimetière mohave de Parker, au Colorado.
Pourquoi avoir adapté un tel livre ?
Je l'avais lu il y a longtemps, au moment de sa sortie en France. J'en avais déjà utilisé des bouts dans Rois & Reine, en 2004 - des morceaux de dialogue entre Mathieu Amalric et son analyste, Elsa Wolliaston. Je voulais partir sur autre chose, sur une question politique.
C'est-à-dire ?
Quand je suis spectateur de films sociaux, j'ai toujours un embarras : les personnages qui sont dans la mouise, les victimes sociales, on ne leur accorde jamais, ou presque, de dimension amoureuse, de dimension d'intimité. Je me disais que si j'avais envie de plonger dans la tête de Jimmy Picard, ce serait pour faire à peu près ce que fait Victor Sjöström dans Les Fraises sauvages [Ingmar Bergman, 1957]. En acceptant de faire un plongeon dans sa propre mémoire, il déterre toutes les couches de son passé, comme un oignon que l'on épluche jusqu'à son coeur. Pour une fois, une victime sociale bénéficierait de ce privilège accordé en général à des personnages bourgeois - dans Les Fraises sauvages, Sjöström interprète le rôle d'un professeur de médecine.
La découverte du livre de Devereux s'est faite par hasard ?
Oui, même s'il n'y a pas de hasard possible avec un livre dont le titre estPsychothérapie d'un Indien des plaines. Très vite, j'en suis tombé amoureux. J'étais ému par les relations très différentes que les deux personnages ont avec les femmes. Jimmy a un rapport très embarrassé, tandis que Devereux a un rapport totalement décomplexé. J'étais émerveillé par le fait qu'une amitié puisse naître entre deux individus si différents.
Le personnage de Jimmy, interprété par Benicio Del Toro, est une personne avec son bagage culturel, et non une personnalité pathologique. Jimmy, un homme parmi les hommes, un être universel...
On est là au coeur du débat sur l'ethnopsychiatrie. Comment faut-il classer les gens ? En fonction de la maladie dont ils souffrent ? En fonction de la population à laquelle ils appartiennent ? Jimmy est certes un Indien Blackfoot, mais c'est surtout un humain, un honnête névrosé.
La dimension politique de "Jimmy P." était-elle présente dès le départ du projet ?
Pendant que j'écrivais le film, je n'ai pas voulu faire de repérage. J'avais délégué ce travail d'enquête à un ami et assistant, qui a retrouvé la tribu dont était originaire Jimmy et qui est allé à Topeka. Moi, je suis resté à Paris, concentré sur le texte, sur la dramaturgie, sur les rapports entre ces deux hommes. Je ne voulais pas me laisser griser par l'exotisme. Je me disais que je pouvais, aussi bien, faire le portrait d'un Algérien névrosé arrivé en 1975 dans un hôpital de Roubaix. Ou le portrait d'un Rom arrivant à Paris avec des problèmes de vue et d'ouïe. Ce refus de l'exotisme était important. Cet Algérien migraineux, en 1975, à Roubaix, me renvoyait à ma propre culpabilité, moi qui avais vécu dans cette ville très mixte sans connaître, ou si peu, de personnes venant d'ailleurs. J'espère qu'il en reste des traces.
Le patron de Topeka ressent une forte culpabilité vis-à-vis du sort réservé aux Indiens...
C'est vrai. Dès la première scène, on voit qu'il s'intéresse aux Indiens, mais qu'il n'y connaît rien. Il se passe alors un événement incroyable pour l'époque : il fait appel à quelqu'un d'extérieur au Winter Hospital de Topeka pour le soigner. Il dit : nous n'avons pas les moyens d'y arriver. Il y a, dans ces années-là, une croyance au progrès tout à fait extraordinaire. On le voit très bien dans Let There Be Light, le documentaire de John Huston [1946]sur les traitements psychiatriques des vétérans de la seconde guerre mondiale. Ce film a été longtemps interdit aux Etats-Unis parce qu'il était jugé démoralisant pour l'armée. On y voit des médecins, des hommes de bonne volonté, qui discutent sans cesse, avec l'idée sous-jacente qu'un pays se fabrique ensemble, pas de manière séparée. C'est l'un des traits les plus frappants de cette époque. En voyant ce film admirable, on se dit qu'il ne serait plus possible, aujourd'hui, de croire à ce point-là au progrès. Le libéralisme n'avait pas encore triomphé...
Pourquoi n'insistez-vous pas davantage sur la judéité de Devereux, un homme qui sait bien ce que signifie le massacre de tout un peuple...
C'est le non-dit du film. "Ethnocide" et "génocide" sont les deux mots qui ne sont pas prononcés. Quand je parlais de ce film à mon producteur, je lui disais : c'est l'histoire d'un mauvais juif qui rencontre un mauvais Indien. Mauvais juif parce qu'il ne représente que lui-même - Devereux s'est fait baptiser, il a changé de nom, il ment comme un arracheur de dents. Mauvais Indien parce que Jimmy, mis à part deux ou trois moments où il s'affirme ethniquement, ne parle que pour lui-même.
Pourtant, Devereux le fait parler de sa communauté...
Oui, c'est très paradoxal. Ce type qui, toute sa vie, a voulu échapper à toute assignation à une identité dit à Jimmy P. : "Soyez fier de votre identité." Il reconnaît la singularité d'autrui alors que sa maîtresse, Madeleine, ne cesse de lui en vouloir parce qu'il ment sur sa propre identité. Curieux paradoxe, cet universel juif et ce catholique pas du tout universel. Dans le livre, cette inversion des polarités m'enchantait.
A votre avis, pourquoi Devereux fut-il rejeté par ses pairs français ? Pourquoi ont-ils à ce point empêché qu'il devienne psychanalyste ?
On ne saura jamais ce qui s'est réellement passé à Paris lors de sa psychanalyse avec Marc Schlumberger. Elle s'est visiblement mal passée. Extrêmement hâbleur, Devereux avait un petit côté escroc : il était en marge des institutions, il sautait tout le temps d'un domaine à l'autre, il se présentait parfois comme médecin, alors qu'il ne l'était pas. Tout cela ne semblait pas le gêner. Les autres si, visiblement. Dans sa préface àPsychothérapie d'un Indien des plaines, Elisabeth Roudinesco écrit qu'il était "trop freudien pour les anthropologues, trop ethnologue pour les psychanalystes, trop peu psychiatre pour les praticiens de la médecine mentale". En dépit d'un passé assez chargé - le suicide de son frère, de mauvais rapports avec sa mère -, il semblait ne pas se passionner pour son propre inconscient. Je ne suis pas sûr que Schlumberger, en s'opposant à ce qu'il devienne psychanalyste, ait eu complètement tort...
Devereux a pourtant écrit un maître livre. Et il a fini par soigner Jimmy...
Oui. C'est un praticien. Un clinicien. Il savait faire...
Donc Schlumberger avait tort ?
(Rire) Donc il avait tort !
Comment travaille-t-on avec un acteur comme Benicio Del Toro ?
C'est un travailleur acharné, je n'ai jamais vu ça. Quand les sessions de travail ont commencé à Los Angeles, je me suis rendu compte avec stupéfaction qu'il avait appris le livre par coeur. Il fallait qu'il comprenne tout - pourquoi, parfois, j'avais déplacé un extrait d'un endroit à un autre. Concernant les médicaments que devait prendre Jimmy, par exemple : pourquoi, au début, arrête-t-on de lui en donner ? Pourquoi n'y a-t-il pas une scène où l'on voit qu'on arrête de lui en donner ? Comment les prenait-il ?
Comment a-t-il procédé, en particulier, pour jouer les crises avec une telle justesse ? Vous aviez des conseillers médicaux pour l'aider ?
Non. C'est juste sa puissance de travail. Il avait lu des livres sur la migraine et faisait ensuite sa cuisine tout seul. Au dernier étage, chez lui, il y a ce qu'il appelle son laboratoire. Une salle où ses coachs le filment en vidéo pendant qu'il fait ses improvisations. Quand il est arrivé devant moi, il avait une idée très précise de ces crises, de ce qui les déclenche, de l'anxiété de Jimmy.
Ce travail, vous l'avez respecté ?
Je m'en suis nourri. C'était un cadeau, car j'avais moins lu que lui sur les migraines. Les psys qui ont vu le film pendant les projections disaient, en sortant, que Benicio proposait une description exacte du stress post-traumatique. Je lui suis très reconnaissant...
Franck Nouchi
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