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dimanche 16 décembre 2012

LE REPÉRAGE DE L’ANOREXIE MENTALE


Face à un adolescent qui semble avoir une conduite anorexique, il faut savoir poser les bonnes questions. Retour sur les recommandations françaises de 2010 et sur les modalités de repérage de l'anorexie mentale.

L'anorexie mentale, comme la boulimie, est un trouble du comportement alimentaire (TCA), visant à contrôler son poids et altérant de façon significative la santé physique et l’adaptation psychosociale, sans être secondaire à une affection médicale ou à un autre trouble psychiatrique (1).

Au plan épidémiologique, les cas d’anorexie mentale réunissant tous les éléments diagnostiques sont relativement rares, avec une prévalence en population générale de 0,9 à 1,5 % chez les femmes et de 0,2 à 0,3 % chez les hommes (1, 2). Les formes subsyndromiques sont 2 à 3 fois plus fréquentes.

› L’anorexie mentale se manifeste le plus souvent après la puberté, débutant en moyenne à l'âge de 17 ans avec deux pics de fréquence autour de

14 ans et de 18 ans. La maladie touche majoritairement le sexe féminin, l'anorexie masculine ne représentant que 10 % des cas. Quant à la mortalité, « elle se situe actuellement autour de 5-6 %, estime le Pr Jeammet. Elle est liée le plus souvent aux complications somatiques de la dénutrition et aux suicides, la part imputable aux complications de la renutrition (syndrome de renutrition inappropriée) ayant diminué avec l'amélioration de la prise en charge. »

› Anorexie mentale et boulimie peuvent être associées, simultanément ou successivement. Mais si près de la moitié des patients anorexiques remplissent à un moment ou à un autre les critères diagnostiques de la boulimie, la réciproque n’est pas vraie.

› Le repérage et les principes de prise en charge de l'anorexie mentale ont fait l'objet de recommandations élaborées sous l'égide de la HAS par l'Association française pour le développement des approches spécialisées des troubles du comportement alimentaire (AFDAS-TCA) et la Fédération Française de Psychiatrie (FFP) (1, 2).

UN DIAGNOSTIC SIMPLE

› Sans entrer dans le détail des critères diagnostiques des classifications internationales (CIM-10 et DSM-IV-TR), appelés à être ajustés dans le DSM-V (à paraître), rappelons que l'anorexie mentale se caractérise par un refus du sujet de maintenir son poids dans les limites de la normale pour son âge et sa taille, associé à une peur intense de grossir alors même que sa maigreur est évidente. S'il s'agit d'un adolescent prépubère ou d'un enfant, on note soit une absence de prise de poids, soit une prise de poids inférieure à celle escomptée pendant la période de croissance.

La perte de poids est obtenue par tous les moyens possibles : restriction de l'alimentation, hyperactivité physique (sport à outrance), vomissements provoqués, prise de coupe-faim, de laxatifs, de diurétiques ou de lavements. À table, la jeune fille trie les aliments dans son assiette pour éliminer les plus caloriques. Elle investit souvent la cuisine, compte les calories et prépare volontiers les repas pour l'entourage, se réservant pour elle-même une assiette « maigre ». Elle assure qu'elle n'a pas faim, cache la nourriture, multiplie sa consommation de boissons, se plaint fréquemment de douleurs abdominales.

Par ailleurs, il existe une distorsion de la perception du corps ou d'une partie du corps et, généralement, le sujet nie l'existence de cette maigreur et affirme, malgré les apparences, se sentir bien (voir aussi encadré 1).

Chez les femmes et les jeunes filles, il existe une aménorrhée primaire ou secondaire consécutive aux effets de la dénutrition sur l'axe hypothalamo-hypophyso-gonadique. D'où la formule des « 3A » : anorexie, amaigrissement, aménorrhée qui permet de résumer les signes de la maladie, à ceci près que l'aménorrhée est absente sous contraception estro-progestative (hémorragies de privation). Chez les garçons, l'aménorrhée est remplacée par des troubles de l'érection.

Certains patients anorexiques présentent des crises de boulimie qu'ils tentent parfois de juguler par des vomissements provoqués ou la prise de purgatifs.

› Des comorbidités psychiatriques à type de dépression ou de troubles anxieux, notamment phobie sociale et trouble obsessionnel compulsif, peuvent être associés au TCA, sans oublier le risque suicidaire. L'anorexie concomitante de la dépression constitue d'ailleurs un diagnostic différentiel, mais la notion de contrôle de l'alimentation, omniprésente chez l'anorexique, est absente chez la personne dépressive.

› Les complications somatiques potentielles sont nombreuses : amyotrophie, troubles cardiaques (troubles du rythme), digestifs, rénaux, métaboliques (hypokaliémie, hypo- ou hypernatrémie, hypophosphorémie), hématologiques (leucopénie, anémie, thrombopénie), infectieux, cutanés, dentaires (caries, déchaussement, maladies parodontales), gynécologiques (infertilité), ostéoporotiques.

UN REPÉRAGE INSUFFISANT

L'enjeu du repérage précoce est de ne pas laisser le patient s'enfermer dans sa conduite anorexique. Les retards diagnostiques sont préjudiciables et la prise en charge, lorsqu'elle est tardive, se heurte à un trouble déjà bien organisé, difficile à quitter pour le sujet. Une détection et un traitement précoces des TCA réduisent, en revanche, le risque d'évolution vers l'anorexie chronique et permettent une amélioration du pronostic de l’anorexie mentale, en particulier chez les adolescents. Des données issues de la littérature internationale montrent ainsi qu'un patient détecté par le médecin généraliste avant ou à l'âge de 19 ans a 4 fois plus de chance de guérir de son anorexie (1). Or celle-ci n'est pas toujours repérée en tant que telle par les médecins de premier recours. En fait, pendant les 5 ans précédant la détection des troubles du comportement alimentaire, ces sujets consultent leur médecin significativement plus fréquemment que les autres patients, pour des plaintes psychologiques, gastro-intestinales ou gynécologiques consécutives à l’anorexie ou ses complications.

Qui dépister ?

› Il est recommandé de cibler le repérage sur les populations à risque, qui ont en commun une forte préoccupation de l'image du corps (2) :
- adolescentes ;
- jeunes femmes ;
- mannequins ;
- danseurs et sportifs (disciplines esthétiques ou à catégorie de poids : sports valorisant ou nécessitant le contrôle du poids ; disciplines à faible poids corporel tels les sports d’endurance), notamment de niveau de compétition ;
- sujets atteints de pathologies impliquant des régimes telles que le diabète de type 1, l’hypercholestérolémie familiale…

› Attention aux formes tardives d'anorexie mentale, survenant à la suite d'un événement familial (deuil, mariage, naissance d'un enfant). Chez ces patients, on retrouve souvent un épisode antérieur d'anorexie subsyndromique.

Les bonnes questions

› En présence d'une personne à risque, les recommandations préconisent :

- soit de poser une ou deux questions simples telles que : « Avez-vous ou avez-vous eu un problème avec votre poids ou votre alimentation ? » ou « Est-ce que quelqu’un de votre entourage pense que vous avez un problème avec l’alimentation ? » ;

- soit d'utiliser le questionnaire SCOFF-F (sick, control, one stone, fat, food ; initialement DFTCA : définition française des troubles du comportement alimentaire, traduction française validée du SCOFF) (voir encadré 2).

« Les items qui composent ce questionnaire sont assez directs, mais ils sont moins agressifs qu'ils peuvent le paraître. Le questionnaire peut être présenté comme un élément usuel du bilan au cours de l'adolescence, cette dimension "neutre" rassurant souvent le patient qui se sent ainsi moins stigmatisé et tolère mieux les questions que lorsque le médecin l'interroge "en son nom propre". De plus, certains patients préfèrent cocher des items plutôt que de répondre à des questions directes. Cette approche donne donc une grande liberté, mais in fine, c'est au médecin de choisir la méthode avec laquelle il se sent le plus à l'aise, l'important étant de ne pas oublier de poser les bonnes questions. »

Les signes d'appel

› Le suivi des paramètres anthropométriques est indispensable, qu'il s'agisse d'un enfant, d'un adolescent ou d'un adulte. Chez l'enfant et l'adolescent, on examine systématiquement les courbes de croissance en taille, poids et corpulence (IMC = poids [kg] / taille2 [m2]) pour identifier toute cassure des courbes. Chez l'adulte, l'IMC doit être calculé et suivi. Une valeur inférieure à 18,5 kg/m2 doit attirer l'attention.

› Les réponses données lors de l'interrogatoire, les valeurs du poids et de l'IMC et les données de l'examen clinique permettent de repérer les signes évocateurs d'anorexie mentale (tableau 1).

LES PREMIERS SOINS

› Les premières consultations après le repérage ont pour but de confirmer le diagnostic tout en prenant le temps d'informer le patient. À ce stade-là, hormis les situations d'urgence qui nécessitent une hospitalisation rapide, on a généralement quelques mois devant soi pour expliquer les principes de la prise en charge.

Stricto sensu, il est recommandé de confirmer le diagnostic d’anorexie mentale par la présence des critères diagnostiques d’une des classifications internationales (CIM-10 ou DSM-IV), et de pratiquer un examen clinique complet à la recherche de signes de gravité, somatiques ou psychiques (2).

Un électrocardiogramme, un ionogramme sanguin et un hémogramme sont recommandés lors de la prise en charge initiale.

› Le traitement est à la fois d'ordre nutritionnel et psychologique. Initialement, la prise en charge se déroule en ambulatoire. Il est recommandé que les soins soient assurés par une équipe d’au moins deux soignants comportant un psychiatre ou pédopsychiatre ou psychologue et un somaticien, qui peut être le médecin de premier recours (médecin généraliste ou pédiatre) s’il est prêt à en assumer les exigences. À tout moment, si le médecin généraliste ne se sent pas assez aguerri dans le domaine des TCA, il peut prendre conseil auprès de confrères expérimentés (nutritionniste, pédiatre, endocrinologue…).

Si besoin, le traitement ambulatoire peut être relayé par une hospitalisation (complète ou en hospitalisation de jour) ou par une admission en centre d'accueil thérapeutique.

› Les premiers entretiens mettent l'accent sur la nécessité de ne pas laisser le patient s'attarder dans sa conduite anorexique. Le mot est prononcé clairement, le caractère potentiellement transitoire de cette conduite est admis (elle ne devient une maladie que lorsque le patient en est devenu prisonnier), mais le médecin se pose comme celui dont le rôle est d'éviter que le trouble s'organise en une authentique pathologie. « J'explique à mes patientes que ce comportement d'adaptation, qui les soulage, est tout à fait compréhensible et n'est pas "fou", mais j'en souligne le caractère nocif. Je leur dis qu'il n'est pas juste pour elles d'en arriver à s'abîmer autant pour aller mieux, qu'elles n'ont pas à payer ce prix pour réguler leur équilibre psychique. Raison pour lesquelles je ne vais pas les laisser s'enfermer davantage dans leur conduite. »

› Le déni est un problème fréquemment rencontré. Le patient ne reconnaît ni sa maigreur ni ses effets négatifs sur la santé. « Il s'agit là encore d'une conduite émotionnelle, soutenue par le fait que les patients, soulagés par le sentiment de maîtrise qu'ils tirent de leur comportement anorexique, répugnent à l'abandonner et à admettre qu'ils vont devoir passer par une phase difficile avant d'aller mieux. » En effet, la sortie du déni, tout comme d'ailleurs la reprise de poids, s'associe à une majoration importante de l'angoisse pouvant aller jusqu'à la décompensation aiguë, rendant indispensable la prise en charge psychothérapique. « Je leur explique que je comprends leur attachement à un tel comportement anxiolytique et qu'il est normal pour eux de ne pas avoir conscience de ses effets néfastes, mais que l'intensité de leur angoisse fausse leur jugement. Le lien de confiance entre patient et thérapeute prend alors tout son sens, car c'est aussi en voyant l'obstination de ce(s) médecin(s), en qui ils ont confiance, à leur faire reprendre du poids que les patients peuvent s'abandonner au risque d'aller mieux. »

› Au plan nutritionnel, l'objectif pondéral est discuté avec le patient. « Il est important de viser le retour à un poids normal, afin de prévenir l'évolution vers une anorexie chronique. Car si l'on se contente d'un objectif de poids minimal, comme limite à l'hospitalisation par exemple, les patientes peuvent s'arranger pour rester quelques centaines de grammes au-dessus de cet objectif. La persistance de la maigreur durant plusieurs années finit alors par "verrouiller" le processus. »
Selon les recommandations, un arrêt de la perte de poids est pour la plupart des patients le premier objectif avant d’envisager un gain de poids. Dans la phase de reprise, un gain de 1 kg par mois en ambulatoire semble un objectif mesuré et acceptable (adultes).

Dr Pascale Naudin-Rousselle, avec le Pr Philippe Jeammet (Professeur émérite de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, Université René Descartes, Paris V, 15 rue de l'Ecole de Médecine, 75006 Paris)

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