Illusoire "laisser mourir"
LE MONDE | Par Marta Spranzi, philosophe
La loi sur la fin de vie votée en 2005 justifie tout acte qui peut être classé sous l'étiquette du "laisser mourir" et condamne tout acte qui relève du "faire mourir". Si l'énoncé de la loi est clair, son application l'est moins, car les frontières entre les deux pratiques sont poreuses.
Mais le plus grave n'est pas là : dans son principe même, la loi présuppose que les actions qui relèvent du laisser mourir sont moins problématiques du point de vue éthique que celles que l'on classe dans le faire mourir.
Or, ce n'est pas le cas, et en s'appuyant sur cette distinction illusoire, la loi contribue à brouiller les termes du débat sur la fin de vie et à occulter les véritables questions éthiques que posent les décisions médicales dans ces situations.
Commençons par la pratique médicale. Plusieurs actions - des plus passives au plus actives - sont considérées comme relevant du laisser mourir et donc sont autorisées par la loi : des abstentions, limitations et arrêts de traitement jusqu'à l'administration de différents produits qui sont prescrits dans l'intention de soulager la souffrance du patient, mais qui sont susceptibles d'abréger sa vie (double effet).
TECHNIQUES INVASIVES DE RÉANIMATION
Aussi, les limitations et arrêts concernent non seulement les traitements dits extraordinaires, comme par exemple les techniques invasives de réanimation, mais également ceux qui relèvent de la pratique ordinaire : les antibiotiques, les anticoagulants, jusqu'à la nutrition et l'hydratation.
Souvent plusieurs de ces gestes sont nécessaires pour permettre au patient de mourir de façon acceptable.
Et de plus chaque situation est différente et plusieurs options sont possibles ; comme l'écrit avec justesse une infirmière : "Si seulement laisser mourir était plus facile !". Que de décisions à prendre et à arbitrer, que de gestes différents à accomplir dans le bon ordre, que la loi existe ou non !
La conclusion ne fait guère de doute : le laisser mourir n'existe pas dans les enceintes de nos hôpitaux mais seulement sur les trottoirs où on laisse mourir des sans-abri, faute de les avoir remarqués.
En d'autres termes, dans une pratique médicale spécialisée on ne laisse jamais mourir les malades : tout soin et tout accompagnement constituent une action qui va changer, qu'on le veuille ou non, les circonstances de la mort du patient, y compris le moment de sa survenue. Cette constatation s'accompagne d'une observation révélatrice.
Les gestes qui relèvent du laisser mourir, aussi variés soient-ils, et tous légaux, sont bien souvent ressentis par les praticiens comme des gestes différents des traitements courants.
MORT RAPIDE ET ACCÉLÉRÉE PAR DES SÉDATIFS
Il est donc compréhensible qu'ils suscitent parfois chez les praticiens une réticence, voire un refus de les accomplir, même si ce malaise coexiste avec l'intuition qu'il s'agit là de bonnes décisions.
Ce malaise est d'autant plus grand que les gestes sont considérés comme plus actifs : des abstentions sont préférées à des arrêts de traitement, surtout quand ces arrêts impliquent une mort rapide et accélérée par des sédatifs.
Les soignants sont donc conscients du fait que même les gestes qui relèvent du laisser mourir présupposent de véritables décisions de fin de vie.
La loi impose pourtant une séparation entre le laisser et le faire mourir et les soignants tentent de la retrouver à un autre niveau.
Pour mieux définir le mélange particulier d'arrêts, abstentions et traitements divers qui serait moralement bon, on parle de "soins proportionnés".
Les équipes consacrent beaucoup de temps et de discussions à décider ce qui est "proportionné" dans une situation donnée : un peu d'antibiotiques, mais pas trop, sédation après l'arrêt de l'alimentation et surtout pas avant.
Mais à quoi ces soins sont-ils proportionnés ?
On pourrait penser qu'il s'agit des soins les plus adaptés au projet de fin vie (ou de mort) que les soignants et le patient ont déterminé ensemble. Il n'en est rien. Le but des soins proportionnés est de s'assurer que malgré les gestes effectués, les soignants ne font pas mourir le patient mais le laissent mourir.
En d'autres termes, il s'agit de déterminer au plus juste ce qu'il faut arrêter ou ne pas arrêter, limiter ou ne pas entreprendre, administrer - et à quelles doses - afin que le patient meure "de sa propre mort naturelle" et non d'une décision de fin de vie.
Le seul argument possible en faveur de la supériorité éthique du laisser mourir sur le faire mourir est parfois évoqué : il ne s'agit là nullement de tuer mais de restituer son caractère naturel à la mort.
La nature fournirait une justification éthique à toutes ces pratiques hétérogènes et si minutieusement calibrées du laisser mourir, et les placerait d'emblée dans une catégorie particulière et protégée, bien séparée du faire mourir.
UNE NOUVELLE LOI SUR LA FIN DE VIE
Or, cette justification ne tient la route ni dans la pratique, ni surtout du point de vue éthique. Comme l'écrit le philosophe John Stuart Mill (1806-1873), " la doctrine selon laquelle l'homme doit suivre la nature est à la fois irrationnelle et immorale ".
Irrationnelle parce que tout ce qui est fabriqué par l'homme est le résultat des lois de la nature, immorale parce que la nature peut faire le mal de la façon la plus perverse.
La recherche vaine et techniquement compliquée du laisser mourir ne fait qu'occulter la vraie question qu'une médecine responsable doit se poser : quel mélange particulier de traitements, abstentions, limitations et arrêts est-il cohérent avec le projet de soins et vraiment utile au patient ?
Quant à une nouvelle loi sur la fin de vie, elle gagnerait à ne pas reposer sur une illusion : celle de penser que l'action médicale puisse mimer la nature et laisser au patient la responsabilité de mourir.
Au contraire, il conviendrait d'encourager les soignants à assumer ce qu'ils font déjà avec tant d'attention et de précaution, c'est-à-dire prendre les décisions de fin de vie les plus appropriées possibles.
MOURIR LE MIEUX POSSIBLE
Surtout, la loi devrait aider les soignants à définir, de façon collégiale, les différents gestes de fin de vie susceptibles de permettre à chaque patient de mourir le mieux possible étant donné le contexte médical, psychologique et social et qui lui est propre.
L'interdiction de l'injection létale pourrait ainsi être remplacée par un principe de subsidiarité : les gestes de fin de vie les plus passifs devraient être préférés aux plus actifs qui ne sont rien d'autre que les plus abruptes et les plus violents à la fois pour les soignants et pour les patients.
La médecine n'a pas d'autre raison d'être que de modifier le cours d'une nature bien souvent cruelle, et cette mission reste la sienne jusqu'aux situations de fin de vie.
Véronique Fournier, philosophe, membre du Centre de recherche sens, éthique et société de l'université Paris-Descartes et au Centre d'éthique clinique (hôpital Cochin)
Marta Spranzi, philosophe
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