Poste stressante
Poste stressante
— juillet 2012 —
Depuis quelques années, La Poste réorganise ses différentes activités en industrialisant les méthodes de travail sur fond de suppressions d'emplois. Un cocktail explosif qui génère souffrances et troubles de santé chez les postiers.
Mais que se passe-t-il donc à La Poste ? L'ancien établissement public est confronté à une série de suicides et tentatives de suicide chez ses agents. A tel point que le président de La Poste, Jean-Paul Bailly, a annoncé en mars dernier le lancement d'un " grand dialogue " sur la vie au travail, c'est-à-dire une série de réunions entre directions, partenaires sociaux et postiers, avec pour médiateur Jean Kaspar, ancien secrétaire général de la CFDT. Son rapport est attendu pour septembre. Mais dix premières mesures ont déjà été annoncées en avril par la direction de La Poste, dont un délai de deux ans entre deux réorganisations, un millier de recrutements supplémentaires en 2012, le suivi spécifique de tout postier qui s'estimerait en situation de " fragilité "… Les organisations syndicales demeurent dubitatives sur les perspectives de ce " grand dialogue ". Selon certaines, les mesures proposées ne permettront pas de traiter les causes réelles de souffrance des postiers.
Sur le terrain, les organisations syndicales parlent d'épuisement physique et psychique, d'intensification du travail, d'une explosion des troubles musculo-squelettiques (TMS)… La direction de la communication de La Poste est plus mesurée. Elle confirme une " forte augmentation " des TMS chez ses agents, mais précise qu'elle " résulte pour partie d'un effort important de recensement des données de la part de La Poste ", avant d'ajouter que " la prévention des TMS constitue une des priorités majeures du Plan santé sécurité au travail 2010-2013 ". Reste que le syndicat professionnel des médecins de prévention de La Poste a rédigé, au printemps 2010, un courrier plutôt alarmant sur les conditions de travail, adressé à la direction du groupe et aux ministres concernés. Ce courrier évoquait déjà des suicides et tentatives de suicide " dont on peut penser qu'ils sont exclusivement liés à des situations de vie professionnelle ", une très forte augmentation des maladies professionnelles et accidents du travail, un taux d'absentéisme pour maladie sans précédent… " Le mal-être au travail touche tous les niveaux opérationnels de l'entreprise ", y était-il affirmé.
Quatre départs, une seule embauche
Les syndicats veulent y voir le résultat des restructurations menées ces dernières années. Transformée depuis mars 2010 en société anonyme, La Poste ambitionne de devenir un" groupe européen leader " à l'heure de l'ouverture à la concurrence du marché du courrier, avec des objectifs de rentabilité de 7 à 8 % à l'horizon 2015. Pour s'y préparer, l'entreprise a restructuré l'ensemble de ses activités : création de La Banque postale, industrialisation des centres de tri, modernisation de la distribution du courrier et des bureaux de poste… Profitant des départs en retraite de ses fonctionnaires, elle a également supprimé des milliers d'emplois. La direction reconnaît qu'en 2010 le taux de remplacement n'était que de 22 %, soit moins d'une embauche pour quatre départs. " Nous avons perdu près de 10 000 emplois par an ces trois dernières années ", souligne Pascal Panozzo, secrétaire fédéral Sud PTT et représentant des salariés à l'équivalent du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) central de La Poste. Pour certains, ces suppressions d'emplois, adossées aux nouvelles méthodes de travail, sont à l'origine des souffrances vécues par les postiers.
Repères
Opérateur historique de la distribution du courrier en France, La Poste est devenue une société anonyme à capitaux publics en mars 2010. Auparavant, elle avait le statut d'entreprise publique et ses salariés celui de fonctionnaires, ce qui n'est plus le cas des nouveaux embauchés, de par sa transformation en entreprise privée. Les services financiers, précédemment gérés directement par l'entreprise publique, sont portés depuis le 1er janvier 2006 par une banque à part entière, La Banque postale, filiale à 100 % de La Poste. L'essentiel de son personnel est constitué d'agents de La Poste mis à sa disposition.
Comme à la distribution du courrier. Initié en 2008, le projet majeur Cap qualité courrier a consisté à remplacer les anciens centres de tri par des plates-formes industrielles et à déployer une nouvelle organisation du travail baptisée " Facteur d'avenir ". Sur le papier, il s'agissait de lisser la charge de travail des facteurs au cours de la semaine en introduisant la " sécabilité " des tournées, c'est-à-dire le partage d'une tournée vacante sur les autres facteurs de l'équipe. Sans tenir compte du travail réel effectué par les facteurs, les logiciels de La Poste ont calculé les temps nécessaires pour réaliser les tournées. Cette logique comptable a justifié le non-remplacement des facteurs, intensifiant de fait la charge de travail et la pénibilité pour ceux qui restaient. " En cinq ans, nous sommes passés de 178 000 agents au courrier à 157 000, soit 20 000 emplois supprimés ", relève Gérard Albessart, secrétaire fédéral Courrier Colis pour le syndicat FO. De plus, la mécanisation du tri a augmenté le temps de travail à l'extérieur, puisque les facteurs n'ont plus à trier leurs tournées avant la distribution.
Perte de sens du travail
Or le métier de facteur est déjà pénible : un travail six jours sur sept, accompli à l'extérieur au moins cinq heures par jour quelles que soient les conditions météorologiques, avec le port de charges lourdes, des parcours à vélo de 15 à 20 kilomètres parfois… Qui plus est, la population des facteurs vieillit et se féminise, sans que cela soit pris en compte dans les rythmes et cadences de travail. " Avec cette charge de travail lissée, les facteurs ne disposent plus de ces moments de récupération physiologique qui leur permettaient de tenir, constate Véronique Arnaudo, médecin de prévention à La Poste pour le département d'Indre-et-Loire. Nous assistons à une véritable flambée de TMS chez les facteurs depuis la mise en place de Facteur d'avenir. "
Les organisations syndicales ont dénoncé dès le début les dangers de cette nouvelle organisation du travail, réclamant notamment des expertises CHSCT. Des expertises souvent contestées par La Poste. A Tours, les syndicats CGT et Sud du centre de distribution Tours-Marceau ont ainsi dû saisir l'Inspection du travail pour contraindre la direction de l'établissement à évaluer les risques psychosociaux (RPS). " En dépit du suicide d'un de nos collègues en 2009, la maltraitance a continué ", déplore Danielle Tendron, secrétaire du CHSCT et militante CGT. Elle signale plusieurs tentatives de suicide chez ses collègues, des dépressions… Le cabinet Ergos ergonomie a finalement été mandaté pour réaliser un diagnostic sur les RPS. Remis fin avril au CHSCT, son rapport souligne notamment la souffrance des facteurs liée au fait qu'ils n'ont plus le temps de maintenir le lien social avec les usagers. Or c'est ce lien social qui donnait du sens à leur travail et les faisait tenir. Le document signale également une intensification de la charge de travail, une augmentation des contraintes physiques liées au maintien de postures pénibles et au port de charges lourdes, un espacement des phases de récupération… En réponse, le directeur du centre et son adjoint ont été remplacés par la direction du courrier. " Le changement de l'encadrement ne réglera pas les problèmes de fond ", critique la secrétaire du CHSCT.
" Le cabinet médical devient le seul lieu de parole "
Entretien avec Monsieur X (ce médecin-inspecteur a préféré rester anonyme, compte tenu des enjeux autour de l'agrément des services).,
Du fait d'une organisation jugée floue, les services de santé au travail de La Poste n'ont toujours pas reçu leur agrément, alors qu'ils sont de plus en plus sollicités par les salariés.
Pour quelles raisons l'Inspection médicale du travail est-elle dans l'incapacité de se prononcer sur l'agrément des services de santé au travail de La Poste ?
Des questions restent en suspens sur la multiplicité des structures, sur la mise à disposition des médecins du travail et des locaux, sur l'organisation de la pluridisciplinarité… Le dispositif actuel amène les médecins du travail à intervenir sur plusieurs services et à suivre, parallèlement, un effectif restreint de salariés pour chacune de ces structures. Avec un tel éparpillement, les praticiens estiment avoir une vision parcellaire des risques et des problématiques de santé. Il leur est donc difficile de passer de l'analyse individuelle à l'analyse collective et organisationnelle. Ils perdent alors toute possibilité d'agir en prévention primaire et d'alerter, si besoin, l'employeur sur une organisation leur paraissant délétère.
Comment analysez-vous l'évolution des conditions de travail à La Poste ?
Les salariés vivent les réorganisations comme une course à la productivité. Lorsque le chronomètre rythme le travail et que des temps standard s'imposent, comme l'explique un rapport d'expertise, les contraintes physiques et psychiques apparaissent. En particulier, l'angoisse du non-respect des délais. L'apparition d'une évaluation et d'objectifs individualisés fait progressivement disparaître les solidarités salariales. Cela conduit à l'isolement des salariés. Les médecins du travail constatent une augmentation constante des visites médicales demandées par les personnels. Le cabinet médical devient le seul lieu de parole. Les solutions immédiates sont, bien évidemment, d'aménager les conditions de travail, et il semble que le groupe s'y attelle. Mais les solutions durables doivent être plus ambitieuses. L'expression des salariés doit être organisée. Il est urgent que les différents niveaux de logique puissent se confronter.
En amont de la distribution, les conditions de travail dans les plates-formes industrielles courrier (PIC) de tri se sont aussi fortement dégradées, selon les syndicats : augmentation des cadences de travail, postures debout pénibles autour des machines, explosion des arrêts maladie et des maladies professionnelles… Sur la base de ces constats, les élus CHSCT de la PIC de Caen ont voté une expertise. La direction de l'établissement a saisi le tribunal de grande instance en mars dernier pour contester cette demande. " La demande d'expertise fait bien partie des prérogatives des CHSCT, que nous respectons. Il peut toutefois y avoir une divergence, par exemple sur le périmètre d'une expertise, divergence que nous nous attachons à résoudre par le dialogue social. Dans certains cas, le recours au tribunal est nécessaire ",justifie la direction de la communication. En dépit de ces alertes et constats, le projet Cap qualité courrier suit son cours et Facteur d'avenir a été déployé par La Poste sur tout le territoire.
La terreur des " visiteurs mystère "
A l'enseigne, c'est-à-dire dans les bureaux de poste, les salariés sont tout autant concernés par les restructurations. Philippe Rageau, qui siège pour la CFDT au CHSCT Enseigne de Poitou-Charentes, parle de mobilités " forcées " des guichetiers en fonction des critères de rentabilité de tel ou tel bureau. Dans des zones rurales, deux guichetiers peuvent faire fonctionner trois ou quatre bureaux ouverts à temps partiel. Ils travaillent souvent six jours sur sept, sont amenés à de fréquents déplacements entre les bureaux. Dans les gros bureaux, en ville, la mise en place d'automates a légitimé des suppressions de postes et une diminution de la surface des locaux. Certains agents sont tout le temps debout, sans chaise pour accueillir les clients. D'autres, au guichet, doivent vendre les différents services que propose La Poste. Les résultats de leurs ventes sont désormais suivis individuellement, au risque de stigmatiser les moins vendeurs." C'est la politique du chiffre de vente qui prime. La notion de service public n'existe plus ", lâche Philippe Rageau. Il évoque aussi la terreur, chez les guichetiers, des " visiteurs mystère ", des inspecteurs qui se font passer pour des clients et surveillent le respect des normes et procédures par les agents : prononcer telle phrase ou dire merci à tel moment, proposer tel produit à tel autre moment… Ces normes de " relation client " ont eu pour effet de réduire les marges de manoeuvre des agents, tout en provoquant un fort sentiment d'infantilisation.
Du côté des services financiers, la création en 2006 de La Banque postale a, là encore, transformé le travail : application de la méthode de vente dite " Sept G " (sept étapes gagnantes à respecter pour vendre un produit bancaire), objectifs quantifiés à réaliser (nombre de rendez-vous à prendre, de ventes à faire)… " Le respect de toutes ces normes qualitatives et quantitatives fait l'objet de nombreux audits de contrôle, le conseiller financier étant contrôlé par son n + 1, lui-même contrôlé par son n + 2 ", explique Nadège Vezinat, sociologue au Centre d'études de l'emploi (CEE) qui vient de terminer un doctorat sur la professionnalisation du métier de conseiller financier à La Poste.
Une direction dans le déni
Elle a observé une multiplication des dispositifs de surveillance et de contrôle managérial. Les performances individuelles font l'objet d'un reporting permanent, visible de tous. Des challenges sont organisés, avec des cadeaux pour les meilleurs vendeurs. Mais tout le travail administratif, voire social, des conseillers financiers n'est plus pris en compte. Or La Banque postale continue d'accueillir une population négligée par les autres banques, des personnes en situation d'interdiction bancaire, sans domicile ou sans papiers. " Pour tenir leurs objectifs, les conseillers financiers font plus souvent 45 heures que 35 heures ", relève Nadège Vezinat.
En septembre 2011, une salariée du service gestion entreprise (SGE) du centre financier de Paris s'est défenestrée sur son lieu de travail. L'Inspection du travail a saisi le parquet pour insuffisance de prévention des risques psychosociaux et homicide involontaire. Une expertise, confiée au cabinet Isast, a été diligentée dans le SGE. Le rapport pointe les contraintes liées à l'organisation du travail : une segmentation des tâches qui ne permet plus de traiter un dossier dans sa globalité, un " pilotage de flux " (tant de minutes pour une ouverture de compte ou pour une demande de carte bancaire…), une surveillance du rendement… Les experts s'inquiètent aussi de l'attitude de la direction, qui semble privilégier l'hypothèse d'une " fragilité supposée des personnes pour expliquer leur mal-être ", en mettant en avant certains aspects de leur vie privée. Les agents suspectés de fragilité sont renvoyés vers la médecine du travail. Suivant les préconisations d'Isast, les élus CHSCT ont voté une expertise sur les risques psychosociaux étendue à l'ensemble des services du centre financier. Mais la direction l'a contestée devant les tribunaux. " Il y a d'un côté le discours du grand dialogue et de l'autre des directions qui assignent leur CHSCT en justice ", regrette Corinne Roethlisberger, élue CGT au CHSCT. Contactée par nos soins, la direction du centre n'a pas souhaité s'exprimer.
Joëlle Maraschin
Santé & Travail n° 079 - juillet 2012
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