Membres fantômes, vision aveugle, autisme… Les lésions du cerveau en révèlent le fonctionnement. Pour Vilayamur Ramachandran, l’anatomie permet ou permettra d’expliquer ce qui nous fait hommes : le langage, la conscience de soi, la créativité, la culture, et jusqu’au sens esthétique. Mais à trop vouloir démontrer…
Publié dans le magazine Books, octobre 2011. Par Colin McGinn
Etudier le cerveau est-il un bon moyen de comprendre l’esprit ? La psychologie est-elle à l’anatomie du cerveau ce que la physiologie est à l’anatomie du corps ? La marche, la respiration, la digestion, la reproduction sont en effet étroitement liées à des organes distincts ; il serait mal avisé d’étudier ces fonctions indépendamment de l’anatomie. Pour comprendre la marche, il faut regarder ce que font les jambes. Pour comprendre la pensée, faut-il, de même, regarder les parties du cerveau impliquées ?
V. S. Ramachandran, directeur du Centre du cerveau et de la cognition de l’université de Californie, à San Diego, répond oui sans hésiter. Son travail consiste à scruter la morphologie du cerveau pour tenter de saisir les processus de l’esprit. Il reprend ainsi à son compte la formule de Freud « l’anatomie, c’est le destin », à ceci près qu’il a en tête la morphologie du cerveau, pas celle du reste du corps.
On perçoit d’emblée la difficulté de cette approche : la relation est loin d’être en l’espèce aussi claire que pour le corps. On ne peut se contenter d’observer ce qui fait quoi. Bien que dépourvu d’os et formé de tissus relativement homogènes, le cerveau a bien une anatomie. Mais comment se projette-t-elle dans les fonctions psychiques ? Existe-t-il des aires dédiées à des facultés mentales spécifiques ou bien le lien est-il plus diffus, de nature « holistique » ?
Le consensus actuel décrit une forte spécialisation de l’anatomie cérébrale – jusqu’à la perception fine de la couleur, de la forme, du mouvement –, mais aussi une marge de plasticité. La façon dont un neurologue comme Ramachandran explore le lien entre le morphologique et le psychologique consiste surtout à examiner des cas pathologiques : des patients ayant des lésions dues à une attaque, un traumatisme, une anomalie génétique, etc. Si la lésion d’une aire A entraîne la perte de la fonction F, alors A est (ou est probablement) la base anatomique de F. La méthode consiste à chercher à saisir le fonctionnement normal de l’esprit en examinant le cerveau anormal (1). Comme si nous nous efforcions de comprendre un système politique en analysant la corruption et l’incompétence – une façon de faire un peu oblique, peut-être, mais pas inconcevable. La méthode se juge au résultat.
Ramachandran aborde un nombre considérable de syndromes et de problématiques dans son livre. L’écriture est généralement limpide, pleine de charme ; le texte est dense, mais avec ce qu’il faut d’humour pour alléger les exposés théoriques. Chercheur inventif et infatigable, Ramachandran est une figure de premier plan dans sa discipline. Dans le genre, c’est le meilleur livre que j’ai lu, pour sa rigueur scientifique, son intérêt et sa clarté – même si certains passages seront jugés ardus par un non initié.
Il commence par le membre fantôme, la sensation qu’un membre amputé ou manquant reste attaché au corps. Sans égard pour la victime, il peut choisir de se mettre dans une position douloureuse. Le médecin touche le patient en différents endroits, déclenchant des réactions normales ; puis il touche son visage, éveille des sensations dans sa main fantôme, et peut retrouver la carte complète de ce membre absent sur le visage. Pourquoi ? Parce que, dans la strate du cortex appelée gyrus postcentral, les aires qui gèrent les influx nerveux en provenance de la main et du visage sont mitoyennes. Si celle-ci est amputée, une sorte d’activation croisée se produit et les signaux venus du visage envahissent l’aire destinée à cartographier la main.