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samedi 1 juin 2024

Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature : « La justice des enfants ne doit pas être cantonnée à sa mission punitive »

TRIBUNE

La justice des mineurs est chargée de la protection des enfants et des adolescents victimes de violences, rappelle la magistrate dans une tribune au « Monde », alors que le discours politique est focalisé sur la coercition et la sanction.

Les enfants victimes de la violence des adultes vont-ils encore sombrer dans le déni collectif ? D’une succession exceptionnelle d’actes criminels impliquant des mineurs, les médias et responsables politiques ont façonné une sorte de méta-événement représentatif de l’« ultraviolence » des adolescents, imposant un retour de l’autorité perdue. Il faut bien constater que, si les crimes impliquant des adolescents donnent immédiatement lieu à une surenchère de réponses coercitives et punitives – superflues au vu de l’arsenal dont les juges et procureurs disposent déjà et qui a permis de prononcer 163 condamnations criminelles en 2022 –, tel n’est pas le cas des crimes dont ils sont victimes, pourtant beaucoup plus nombreux.

Or, si l’on veut véritablement lutter contre les violences des adolescents, il faut commencer par s’attaquer aux conditions dans lesquelles ils grandissent, ferment de leur violence future. De nombreux travaux ont dressé ce constat : une part importante des enfants délinquants ont d’abord été des enfants en danger. « Enfance en danger et enfance dangereuse : un même public », relevait une mission d’information du Sénat de 2018.

Les soixante enfants morts en 2022 de violences au sein de leur famille (chiffre du ministère de l’intérieur, notoirement en deçà de la réalité) ne sont toujours pas considérés comme un fait social majeur. Pas plus que les 160 000 enfants victimes de violences sexuelles, essentiellement au sein de leur famille, qui ont été mis en lumière par les récents travaux de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise). Si c’était le cas, des moyens considérables devraient être déployés pour enquêter sur ces faits et mieux protéger les victimes. Il est évident que les faits commis sur les enfants, de façon massive s’agissant de violences sexuelles, appellent une réponse politique.

Les oubliés d’une politique publique

Les juges des enfants sont chargés par la loi de protéger les enfants dont la santé, la sécurité ou les conditions d’éducation sont gravement compromises. Ils sont saisis chaque année de la situation de dizaine de milliers de bébés, enfants et adolescents en danger – 112 919 nouvelles situations en 2022 selon le ministère de la justice. Or, ils sont à peine plus de 500 juges pour suivre près de 255 000 enfants auxquels il faut individuellement accorder du temps, ainsi qu’à leurs familles, leurs avocats, leurs éducateurs. C’est totalement insuffisant, ces seuls chiffres le montrent : les juges ne peuvent même pas accorder à chacun une audience annuelle. Qu’est-il fait pour y remédier ? Bien trop peu : le plan de lutte contre les violences faites aux enfants 2023-2027 omet la justice des mineurs, et les renforts promis de magistrats et de greffiers sont très en deçà des besoins en ce domaine.

« La parole sur l’inceste s’est libérée », entend-on depuis que Camille Kouchner a révélé les viols incestueux que son beau-père [Olivier Duhamel] commettait sur son frère jumeau dans La Familia grande (Seuil, 2021), permettant, dans le sillage de cette expression publique, à des centaines de victimes de témoigner à leur tour sur le hashtag #metooinceste. 30 000 d’entre elles et eux ont parlé à la Ciivise, parfois après vingt ou trente ans de silence. Mais cette parole libérée est celle d’adultes ayant parcouru le difficile chemin de la révélation de l’inceste. C’est la parole d’enfants d’hier devenus écrivaines ou actrices dont la notoriété oblige à les écouter. Leur prise de parole, courageuse et salutaire, n’est pas celle des enfants d’aujourd’hui qui restent dans l’angle mort de cette libération.

Le Syndicat de la magistrature vient d’achever une importante collecte de données auprès des juges des enfants. Les résultats sont édifiants. Dans la quasi-totalité des départements de France, des enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance (ASE, service relevant du département) pour les protéger d’une famille au sein de laquelle ils sont en danger grave, c’est-à-dire, concrètement, victimes de violences sexuelles, de négligences sévères, de défauts de soins, restent dans leur famille faute de places d’accueil. Ces enfants sont les oubliés d’une politique publique. Ces milliers d’enfants victimes, nous savons parfaitement qui ils sont et où ils vivent.

Violences encore trop négligées

La focalisation médiatique et politique sur la souffrance des victimes d’hier et l’enfance brisée des célébrités ne doit pas détourner notre attention de ces enfants. Car le récit d’Eva Thomas, de Christine Angot, d’Emmanuelle Béart, de Vahina Giocante, et des femmes et des hommes qui ont parlé, n’est pas uniquement le récit d’histoires singulières qui nous bouleversent, c’est aussi celui du caractère systémique des violences sur les enfants dans notre société patriarcale.

Les professionnels de l’enfance le clament à l’unisson : ce dont notre société a besoin est que la protection de l’enfance devienne une politique publique prioritaire et que la justice des enfants ne soit pas cantonnée à sa mission punitive et puisse pleinement exercer son office de protection.


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