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dimanche 26 mai 2024

Guillaume Lachenal : “Le tri médical est l’envers nécessaire du soin”

Guillaume Lachenal, propos recueillis par Nicolas Gastineau publié le  

Invité de l’émission d’Arte Les Idées larges, dont Philosophie magazine est partenaire, l’historien des sciences Guillaume Lachenal nous a accordé un entretien pour comprendre les enjeux du tri médical.

Le tri médical est-il aussi vieux que la médecine elle-même, ou est-ce un phénomène récent ?

Guillaume Lachenal : On peut dire que le tri médical est même l’envers nécessaire du soin, aussi choquant que cela paraisse. Le soin implique de faire attention à quelqu’un, et le tri est ce geste par lequel on choisit à qui on fait attention. Une attention qui se porte partout à la fois, qui ne choisit pas son objet, n’en est plus une ; arriver à penser ce choix est une exigence de la pratique médicale. Mais la montée en importance du tri en médecine est récente, très nette au XXe siècle, car le tri est un compagnon du progrès de la technique médicale. Le choix de celui qui accédera à une ressource médicale rare est d’autant plus important qu’on disposera de meilleures ressources. En ce sens, c’est la ressource médicale, qu’elle soit une technique ou un médicament, qui crée le tri. Quand on invente les respirateurs dans la seconde moitié du XXe siècle, on pose en même temps la question de qui y accédera. La découverte de la dialyse rénale est un autre de ces moments où le tri va se codifier sur le plan éthique, pour savoir à qui il faut donner accès à ces appareils très lourds en priorité.

“Le principe d’efficience est à la fois technique et éthique, puisqu’il s’agit, collectivement, de chercher à utiliser au mieux une ressource rare pour en priver le moins de gens possible”

Guillaume Lachenal

Et que dit ce genre de codifications éthiques ?

Elles sont à la fois éthique et technique. Dans ce genre de cas, l’enjeu du tri est souvent de savoir qui bénéficiera le mieux de la ressource dont il est question. Ce principe domine beaucoup de protocoles : il faut maximiser l’investissement médical que l’on fait sur une personne. Cela permet d’éviter de donner des soins excessifs à un patient qui n’en aurait que partiellement besoin, ce qui priverait du bénéfice plus grand qu’en tirerait un autre patient. Dans ce cas-là, les choix deviennent véritablement techniques : il faut avoir des scores sur des critères médicaux, corporels, des constantes et des signes, toute une série de savoirs qui se développent pour arriver à définir de façon objective quels seront les patients qui bénéficieront le plus de la médecine. Mais ce principe d’efficience est en même temps un principe éthique, puisqu’il s’agit, collectivement, de chercher à utiliser au mieux une ressource rare pour en priver le moins de gens possible.

La souffrance peut-elle aussi être un critère de tri ?

Historiquement, la souffrance a joué un rôle important. Le tri moderne s’organise dans le contexte militaire, au début du XIXe siècle, à une époque où la médecine n’a pas grand-chose à proposer pour sauver les vies de soldats très abimés. L’origine, un peu mythique, c’est Dominique-Jean Larrey, chirurgien de l’armée napoléonienne qui doit développer des méthodes rationnelles pour faire face à l’immense afflux de blessés. Là, l’enjeu est essentiellement de soulager les souffrances les plus urgentes. Il ne s’agit alors pas toujours de sauver des vies mais d’ordonner la médecine selon un principe d’efficacité, y compris quand cela implique l’amputation rapide pour soulager.

“Dans le cas du Covid, le choix a été utilitariste : il fallait maximiser l’efficacité de la ressource dont on dispose, le vaccin, en l’administrant à ceux qui en ont le plus besoin”

Guillaume Lachenal

Pour en venir à la gestion de la pandémie, le fait qu’on ait commencé par vacciner les personnes les plus fragiles, est-ce déjà aussi du tri ?

Oui. Le choix a été, comme disent les éthiciens, utilitariste : il fallait maximiser l’efficacité de la ressource dont on dispose, le vaccin, en l’administrant à ceux qui en ont le plus besoin. On aurait pu imaginer un autre dispositif, plus égalitaire, comme le tirage au sort, mais le Covid a des effets tellement différents selon l’âge ou d’autres facteurs de risque qu’il aurait été en fait inacceptable de ne pas en tenir compte. Dans des pandémies avec des virus très létaux, comme Ebola, il est plus souvent retenu : Il faut imaginer que quand on dispose de peu de vaccins et que la maladie est grave dans tous les cas, le tirage au sort peut devenir préférable car tout autre critère, même d’utilité, risque de sembler insupportable. Par exemple, dans le cas de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, prioriser les soignants a pu être mal compris et a alimenté une défiance d’une partie de la population, qui leur reprochait d’être privilégiés.

Justement, sur quels critères les humanitaires trient-ils ?

C’est quelque chose auquel ont beaucoup réfléchi les ONG, en particulier Médecins sans frontières (MSF). Quand on se trouve face à un désastre comme Ebola au Libéria, il est évident qu’il faut intervenir, mais la question est de savoir à quel endroit s’arrête l’assistance médicale. Par exemple, en 2014, au Libéria, au delà d’Ebola, les besoins de santé sont presque infinis si l’on arrive avec une médecine bien équipée. La logique choisie par les organisations humanitaires est de s’arrêter à la seule cause de l’intervention : ici, Ebola. Ils ne soigneront que ceux qui ont cette maladie, ce qui est un choix très arbitraire et difficile à faire. Les niveaux de mortalité infantile au Libéria pourrait justifier que les humanitaires aillent s’y installer ad vitam eternam. Mais comme le disait une campagne de MSF, il y a le monde entier dans leur salle d’attente : il faut donc choisir.

“Les destins biologiques des uns et des autres sont inégaux, et, avec le tri médical, la médecine tranche dans cette inégalité brutale des vies”

Guillaume Lachenal

Le tri est utile, et pourtant, il est en même temps insupportable : comment concevoir que l’on soigne un autre plutôt que moi ?

Il est en porte-à-faux avec l’idéal de la pratique médicale, la rencontre d’un médecin et d’un patient, leur relation de confiance et de loyauté. Le tri implique de décider sans l’avis du patient, qui, par définition, ne peut dire ni oui ni non. Surtout, le tri rappelle brutalement que toutes les vies ne sont pas égales. Ce qui ne veut pas dire que le tri fonde une discrimination, mais il rappelle que les destins biologiques des uns et des autres sont inégaux, et que la médecine tranche dans cette inégalité brutale des vies. Ce qui est curieux, c’est qu’on est tous d’accord pour reconnaître qu’une vie vaut toujours une vie, Et pourtant, cette inégalité des vies se manifeste dans tous les jours dans le tri à l’échelle individuelle comme à plus grande échelle, d’un pays ou du monde entier, lorsque des choix de santé publique décident de prioriser le traitement d’une maladie plutôt qu’un autre.

“Se donner collectivement des critères de tri et définir des protocoles, c’est d’abord s’émanciper du choix soumis à l’émotion”

Guillaume Lachenal

Dans vos travaux, vous affirmez d’ailleurs que la rationalisation du tri médical fut une promesse d’émancipation.

Oui. Se donner collectivement des critères de tri et définir des protocoles, c’est d’abord s’émanciper du choix soumis à l’émotion. Médicalement, être préparé à la médecine de guerres ou de désastres, c’est avoir des protocoles qui permettent justement de gérer l’insoutenable, de résister à la charge émotionnelle de choix déchirants. C’est aussi s’émanciper des hiérarchies sociales, raciales et économiques des vies en affirmant que les seuls critères doivent être définis dans un monde à part, la médecine, un monde qui accède à son autonomie.

Pourtant, si le chef de l’État venait à tomber malade, il serait sans doute priorisé, non ? Le corps médical appliquerait alors une logique qui ne se définit pas dans son monde à part mais tient compte de l’importance du patient pour le reste de la société.

Le cas du président est à part, car, compte tenu du fait qu’il n’y en a qu’un, il ne posera pas vraiment de problème quantitatif d’allocation des ressources ; là encore, le risque d’incompréhension ou de défiance pourra être mis dans la balance, en mettant en scène au contraire qu’il s’agit d’un patient comme les autres. Mais effectivement, le tri tient compte d’une priorisation utilitariste de certaines professions, comme on l’a vu avec la pandémie de Covid-19. Dans le cas des soignants, c’est le choix qui avait déjà été fait pendant la pandémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014-2015. Éthiquement, c’est assez évident : les traitements expérimentaux étaient rares et les soignants étaient choisis en priorité parce qu’ils prenaient des risques en s’exposant à ce virus létal et contagieux. En plus de ce principe de justice, il y avait aussi un principe d’efficacité, puisque le soignant travaille à régler le problème pour lequel on le soigne.

“On ne mesure pas l’efficacité de l’intervention en nombre de vies sauvées mais en nombre d’années de vie gagnées en bonne santé”

Guillaume Lachenal

Le tri peut-il aussi se poser vis-à-vis de l’âge ? Vaut-il mieux sauver un jeune plutôt qu’un vieux ? Le premier a davantage d’années à vivre, mais on peut juger que l’expérience accumulée par le second en fait un trésor à protéger.

La réflexion éthique sur l’âge est très présente dans nos systèmes de santé. Son raisonnement est le suivant : une intervention qui sauve une personne jeune sauve beaucoup plus d’années de vie en bonne santé qu’une intervention qui sauve une personne vieille. Selon ce critère, on ne mesure pas l’efficacité de l’intervention en nombre de vies sauvées mais en nombre d’années de vie gagnées en bonne santé, ce qu’on appelle les Daly (disability-adjusted life years) ou les Qaly dans le jargon technique (quality-adjusted life years). C’est une unité de monnaie de vie qui met en balance le coût des interventions. Avec ce type de calcul, on peut prioriser les interventions qui vont produire plus de Daly que d’autres. Cela défavorise clairement les interventions centrées sur le grand âge. 

Mais imaginons que cette personne âgée s’appelle Isaac Newton, qui n’a pas encore fini de développer une théorie utile à tout le genre humain, et que, de l’autre côté, il y a un jeune enfant. L’éthique pourrait prendre en compte l’utilité sur un autre mode que celui de nombre d’années de vie, mais juger aussi de l’utilité de la vie à sauver ?

Ce qu’il faut d’abord dire, c’est que ce type de choix tragique individuel n’est pas le quotidien de la médecine. Il ne faut pas penser éthiquement le tri à l’échelle du choix individuel, mais du système de santé tout entier. La traduction concrète d’une telle expérience de pensée, ce n’est donc pas le choix tragique d’Isaac Newton contre un jeune anonyme, c’est le fait que des inégalités sociales ou d’accès peuvent se répercuter et feront que l’un aura accès au soin et l’autre non. La question à laquelle il faut donc d’abord répondre, c’est de comment donner à chacun une chance égale d’être simplement objet du tri, d’avoir la possibilité même d’arriver devant le médecin.

Le problème du tri est aussi revenu sous l’angle politique : si l’on a trié pendant la pandémie, disaient certains opposants, c’est parce que l’on avait pas assez de lits : le tri n’était donc plus une nécessité naturelle de la pratique médicale, mais la faute d’une politique économique.

Cette critique me semble juste et importante – la rareté des ressources n’est pas un fait naturel, mais la conséquence de choix politiques ; mais une partie de l’opposition s’en est contenté et a réduit le scandale au manque de lits. Il faut arriver à penser en même temps la cause budgétaire ou politique et la meilleure gestion possible de l’existant. Dans ce contexte, et éthiquement, se satisfaire d’une critique politique du budget de la santé sans appeler en même temps à la vaccination massive et à l’appropriation par tous des moyens de prévention est une erreur qu’ont fait plusieurs philosophes et politiques. La beauté de la réflexion en santé publique, c’est que ce doit être toujours une pensée pragmatique.

À lire pour aller plus loin
> La Médecine du tri. Histoire, éthique, anthropologie, sous la direction de Guillaume Lachenal, Céline Lefève et Vinh-Kim Nguyen (PUF, 2014).
Pandémopolitique. Réinventer la santé en commun, de Jean-Paul Gaudillière, Caroline Izambert et Pierre-André Juven (La Découverte, 2020).


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