Par Sandrine Cabut Publié le 09 mai 2024
Dans son ouvrage qui vient d’être traduit en français, la psychiatre américaine Anna Lembke, spécialiste des addictions, montre la diversité des individus concernés, tout autant que celle des substances ou comportements en cause.
Livre. « Qui de mieux placé pour nous apprendre à éviter la surconsommation excessive que ceux qui y sont le plus vulnérables : les personnes qui souffrent d’une addiction ? Traités et considérés pendant des milliers d’années dans toutes les cultures comme des dépravés, des parasites, des parias et des vecteurs de turpitude morale, ils ont développé une sagesse en phase avec notre époque. » Dans son livre Un monde sous dopamine, paru aux Etats-Unis, en 2021, sous le titre Dopamine Nation et tout juste traduit en français, la psychiatre Anna Lembke donne une large place au récit de ses patients et à leur parcours de soins.
Universitaire qui a notamment publié sur le fléau américain de la dépendance aux opioïdes, l’autrice, responsable d’un centre spécialisé dans les addictions à Stanford, montre ainsi la diversité des individus concernés, tout autant que celle des substances ou comportements en cause. Certains la consultent pour de « classiques » addictions à l’alcool, à des drogues comme le cannabis ou l’héroïne, à des médicaments (opioïdes, stimulants, sédatifs…) ou encore un usage excessif des écrans et réseaux sociaux ; d’autres pour des dépendances plus singulières. Ainsi de cet homme, la petite soixantaine, accro à la masturbation depuis l’enfance, qui a bricolé une machine à ces fins, en utilisant le courant électrique de sa chaîne stéréo. Au fil des ans, il a sophistiqué l’appareil et le scénario, permettant par exemple à une inconnue rencontrée sur un forum de contrôler à distance le courant électrique, tandis que d’autres visionnent et commentent, également par écran interposé. A bout, en proie plusieurs fois à des idées suicidaires, il s’est enfin décidé à consulter la docteure Lembke.
Un autre de ses patients lui raconte s’être immergé quotidiennement dans de l’eau glacée pendant plusieurs années, au départ pour se désintoxiquer de la cocaïne. « Tout de suite après être sorti du bain, je me sens euphorique. Exactement comme avec la drogue (…) Je me sens super bien pendant des heures », témoigne-t-il. La psychiatre elle-même avoue avoir développé à la quarantaine une passion dévorante pour… la lecture de romans érotiques, « liée à l’apparition des liseuses électroniques ». Comparée à une toxicomanie à des substances mortelles, cette dépendance pourrait prêter à sourire, mais elle a cependant un temps affecté sa vie quotidienne, professionnelle et familiale.
« Tous esclaves »
Cet ouvrage n’est cependant pas qu’une galerie de portraits d’addicts de tout poil. Etudes scientifiques à l’appui, Anna Lembke explique avec pédagogie ce que sont les addictions et pourquoi « d’une manière ou d’une autre, nous sommes tous esclaves de nos propres machines à nous masturber ».
Certes, rappelle-t-elle, le développement d’une dépendance peut être en lien avec de nombreux facteurs (terrain familial, traumatisme, pauvreté…), mais l’accès facile à des produits addictifs est un facteur essentiel. Cela a été le cas notamment pour les médicaments opioïdes, dont la prescription avait été multipliée par quatre entre 1999 et 2012 aux Etats-Unis. « Le monde nous offre à présent aussi un ensemble complet de drogues numériques qui jusqu’alors n’existaient pas ou de manière limitée, accessibles via des plates-formes numériques qui ont démultiplié leur disponibilité et leur puissance », complète-t-elle. Autre facteur majeur, selon elle : une fuite croissante de la douleur, physique, psychologique…
L’équilibre complexe entre plaisir et souffrance et la dopamine sont au cœur des processus d’addiction, explique Anna Lembke. Si cette dernière n’est pas le seul neurotransmetteur impliqué dans le processus de la récompense, c’est l’un des plus importants. Elle intervient d’ailleurs plus dans le désir que dans sa satisfaction. Ainsi, note l’autrice en rappelant une publication des années 1990, « des souris génétiquement modifiées incapables de fabriquer de la dopamine ne cherchent plus à s’alimenter et finissent par mourir de faim alors même que de la nourriture est posée à quelques centimètres d’elles ».
Certes, le ton peut parfois sembler un peu trop grandiloquent, mais cet ouvrage concret, solide et facile à lire donne matière à penser et propose des pistes pour, comme le promet le sous-titre, « retrouver l’équilibre à l’ère du plaisir instantané ». Chiche ?
« Un monde sous dopamine. Retrouver l’équilibre à l’ère du plaisir instantané », d’Anna Lembke (Eyrolles, 298 p.
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