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jeudi 30 mai 2024

Reportage. Prévention des rixes au collège : «Vous allez dire quoi à vos parents ? On l’a tué parce qu’il a marché dans notre quartier ?»

par Elsa Maudet  publié le 23 mai 2024 

Fort de son expérience personnelle, Adama Camara sensibilise les jeunes aux risques des violences entre quartiers, avec une méthode à mille lieues de celle prônée par le gouvernement, axée sur la répression.

Adama Camara change de casquette. «On va dire que j’ai 14 ans, je marche dans votre quartier, je te regarde. Tu vas faire quoi ?» Les mains dans le dos, le président de l’association Sada déambule dans une vaste pièce du collège Jean-Lurçat de Ris-Orangis (Essonne) en fixant un ado. Il le chauffe. Fait venir d’autres élèves. Ça part en baston (fictive). «Je suis sur lui en train de le taper, qu’est-ce qui se passe ?» demande Adama Camara. «Moi, je filme !» réplique un garçon du tac au tac. Ça parle cou attrapé, patate dans la tête, penalty. «Je suis par terre, je bouge plus, qu’est-ce qui se passe ?» relance l’intervenant. «Je mets un dernier coup, après je pars.»

Dans la salle de cet établissement classé en réseau d’éducation prioritaire (REP), une cinquantaine d’élèves de 3e assistent en silence à l’impro. «Quelques jours après, vous apprenez que la personne que vous avez tapée a perdu la vie.» Ceux qui ont pris part au passage à tabac, âgés de 13 à 15 ans, atterrissent en garde à vue puis sont déférés au parquet. «Le juge décide de les envoyer en prison pour meurtre. A 15 ans, ils vont en prison ou pas ? Dans une cellule de 9 mètres carrés. Levez la main si vous pensez que oui.» Seuls deux bras s’élèvent. Il renouvelle la question : et à 14 ans ? Et à 13 ans ? «A partir de 13 ans, on est responsable pénalement. Si vous commettez un crime, le juge peut vous envoyer en prison, la vraie vraie prison. Beaucoup ne le savent pas parce qu’on entend souvent “t’es mineur, tu risques rien”», explique Adama Camara. Quant à l’auteur de la vidéo, il est complice, même s’il n’a pas porté de coups. «Ils sont partis en prison pour quoi ? Pour un regard. A la fin, c’est des familles qui sont brisées des deux côtés. Vous allez dire quoi à vos parents ? On l’a tué parce qu’il a marché dans notre quartier ? Et vous allez dire quoi à la famille de la victime ?»

Artère fémorale

Voilà quatre ans qu’Adama Camara sensibilise les ados – et même depuis peu les enfants de CM2 – aux risques des rixes. Les annonces récentes de Gabriel Attal visant à lutter contre la violence des jeunes sont à mille lieues de sa pratique. «Les réponses qui ont été données, c’est plus de répression et peu de prévention. OK, peut-être que les personnes qui ont commis des choses doivent payer, mais pour les nouveaux élèves qui ne sont pas encore dans cette situation, il faut faire de la prévention», défend le trentenaire.

Ses deux heures d’intervention sont savamment ficelées. Il maîtrise son sujet à la perfection, comprend les collégiens au point d’anticiper chacune de leurs réactions. Il le sait, une partie des ados de cette commune régulièrement en proie aux rixes sortent toujours équipés d’une lame. «Si on t’attaque avec un couteau, si t’as pas d’arme, tu vas te faire planter. C’est soit lui, soit toi», justifie un garçon. Soit. Mais alors, en cas d’embrouille, ils en font quoi de leur couteau ? «Tu vises où ? La cuisse ?» demande Adama Camara. «Ouais», rétorque l’ado. «Malheureusement, la plupart des jeunes qui ont perdu la vie ont été touchés au niveau de l’artère fémorale, dit Adama Camara. On ne se protège pas avec un couteau ! Demain, je tombe sur une personne qui en a un, qu’est-ce que je dois faire ?»

Les ados sont malins : ils adaptent leur réponse à ce qu’ils pensent que l’adulte attend d’eux. Promis, en cas d’embrouille à l’opinel, ils courent. «Et si quelqu’un est en train de filmer ?» Mince. Hors de question de passer pour une «salope» et de se faire afficher sur les réseaux. Finalement, ils ne courent pas. «Je préfère courir et embrasser ma mère le soir que pas courir et que ma mère, elle embrasse un cercueil, lâche Adama Camara. Redescendez de ça, les gars. Ne pensez pas aux réseaux, votre vie, elle est en jeu. Demain, on te plante, tu meurs. T’as pas couru, t’as fait le bonhomme. Et alors ? C’est fini.»

Déglamouriser la prison

Une heure passe avant que ce grand gars de 1m92 parle de lui. De son frère, Sada, tué à coups de couteau dans le thorax en 2011. De ce drap blanc qu’il découvre en pleine nuit à la gare de Garges-Sarcelles. De sa mère allongée en pleurs sur le sol de sa chambre. Du corps froid de son cadet à la morgue. Une jeune fille quitte la salle en pleurant – son cousin a lui-même été tué lors d’une rixe, il y a quelques mois. Après trois années à tenir son envie de vengeance à distance, Adama Camara se procurera une arme, qu’il pointera vers le grand frère du meurtrier de Sada. Œil pour œil, dent pour dent. Il le blesse «très grièvement», se fait arrêter dans la foulée, prend huit ans, en purge quatre.

Il raconte cette cellule de sept pieds pointure 44 de large, sur 13 de long. La cohabitation contrainte avec un inconnu, l’impossibilité de camoufler les effluves à l’heure de «lâcher un numéro 2». Le réveil chaque matin à 7 heures pour l’appel. Sa fille qui grandit sans son père, son père qui meurt sans son fils. «Mes potes, quand ils sont allés en prison, ils m’ont pas parlé de cette réalité», confie-t-il, cherchant à déglamouriser l’imaginaire des ados, biberonnés aux vidéos de taulards-cuisiniers sur TikTok. Contrairement à ce qu’il croyait, ses représailles n’ont pas apaisé son cœur. Parler à une psy, oui. «Au final, je me dis, elle m’a servi à quoi cette vengeance ? A rien. J’ai plus perdu que j’ai gagné.»

En alternant mises en situation, projections de films et témoignage personnel, Adama Camara sait maintenir l’attention et viser juste. Mais que se passera-t-il une fois les ados rentrés au quartier ? «C’est compliqué de résister au groupe, mais eux au moins, ils sont informés. Si demain il y en a un qui sort un couteau, ils vont se dire “je suis en danger”. Peut-être qu’on ne peut pas sauver tout le monde, mais un maximum de jeunes vont pouvoir réfléchir et agir autrement. Ils seront moins nombreux à foncer tête baissée dans les embrouilles.»


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