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dimanche 26 mai 2024

Ils vécurent heureux... Doit-on jeter les contes de fées par la fenêtre ?

par Marie-Eve Lacasse   publié le 9 mai 2024

Plutôt que de se détourner des contes et de leur morale peu féministe, Jennifer Tamas, professeure de littérature à Rutgers University (New Jersey), publie un court texte à destination des ados pour apprendre à les relire autrement et à découvrir d’autres versions, audacieuses et occultées.

Lire un conte de fées à ses enfants peut s’avérer une entreprise féministe épineuse, voire impossible. Difficile de choisir entre : 1) Un petit chaperon rouge dévoré par un loup, dans un lieu apparemment rassurant et familier : la maison de la grand-mère. 2) Une jeune fille déguisée en âne qui cherche à échapper au désir incestueux de son père. 3) Un homme à barbe bleue qui fait régner la terreur dans son palais après avoir assassiné toutes ses femmes. 4) Une belle prise au piège par une bête qui la maintient figée dans un syndrome de Stockholm engourdissant. 5) Une femme endormie qui, dans la version de Disney, s’éveille sous le baiser non consenti d’un prince qu’elle ne connaît pas… L’envie d’envoyer balader toutes ces vieilleries par la fenêtre est forte, d’autant plus que la littérature jeunesse contemporaine regorge de princesses qui délivrent des chevaliers ou de familles recomposées à qui il arrive tout un tas d’aventures (et ça finit bien).

Mais Jennifer Tamas, professeure de littérature à Rutgers University, dans le New Jersey, spécialiste du XVIIe siècle et qui fait des contes l’objet de ses nombreuses publications scientifiques, ne l’entend pas de cette oreille. Elle pense, au contraire, qu’il ne faut surtout pas censurer les contes, même les pires – ceux mâtinés de violence et de morale, de sexisme, de racisme et de mépris de classe. Féministe convaincue au pays de la cancel culture, elle vient de publier Faut-il en finir avec les contes de fées ? aux éditions de La Martinière («Alt»), un petit fascicule à destination des ados (dès 15 ans) pour aborder de front ces questions qui fâchent.

Pour cette enseignante-chercheuse, «les contes aident à vivre. Ils mettent en lumière les angoisses d’une société, et comment les surmonter, commence-t-elle. Dans toutes les cultures, sur tous les continents, on grandit avec les contes. Ça touche à la mort, à l’abandon, à la précarité, aux questions de consentement sexuel, à la violence, à l’amour. Les contes concernent ce qu’il y a de plus ancestral et de plus profond chez l’humain». Ils sont aussi un fabuleux vecteur pour aborder des questions délicates avec les enfants, tels que le suggère Bruno Bettelheim dans sa Psychanalyse des contes de fées (1976).

Du côté du mal

Certes. Mais comment expliquer que dans les histoires telles qu’on les a apprises, les femmes valorisées sont passives et se languissent dans des maisons, des chambres, des châteaux, voire des tombeaux, jusqu’à l’arrivée de leur sauveur ? Les femmes puissantes et agissantes, elles, comme les sorcières et les marâtres, sont toujours du côté du mal…

Comment se dépatouiller avec des figures aussi caricaturales ? «Ce sont ces versions qui ont triomphé à travers l’histoire, occultant un ensemble de versions, écrites par des femmes, qui donnent à voir d’autres variations de ces mêmes personnages», explique Jennifer Tamas. Sous la plume d’autres femmes, comme Madame de Villeneuve (1685-1755) ou Madame de Murat (1670-1716), ces mêmes contes disent autre chose : la résistance aux violences, le refus des assignations et des hiérarchies, voire leur renversement. Il existe aussi d’autres versions de contes, recueillis par des hommes mais mettant en scène l’émancipation féminine, qui ont été oubliés comme par magie.

Après moult ruses

«En dépouillant tous ces matériaux folkloriques, on réalise peu à peu l’ampleur des versions méconnues. Prenons, rien que pour le Petit Chaperon rouge, la version dite du Nivernais [recueillie par le folkloriste Achille Millien en 1885, une version très courte que l’on trouve en ligne sur le site de la BNF, ndlr]». Dans cette version, que Jennifer Tamas relate dans son livre précédent, Au non des femmes(«la Couleur des idées», Seuil, 2023), le chaperon est loin d’être une victime livrée en pâture aux crocs du loup. Après moult ruses, la petite fille arrive à s’échapper de l’emprise de son bourreau et rentre chez elle après une bonne frousse. Cette fin heureuse, où l’agentivité, cette capacité du personnage à agir, est déployée de façon plus ample que dans la version de Perrault, donne à voir la hardiesse féminine, sa force et sa capacité à fuir malgré la désobéissance initiale à la mère (et sans qu’une morale vienne la blâmer pour son courage).

«Grimm retravaille aussi le conte avec une fin plus ou moins heureuse, avec un chasseur qui libère la grand-mère et la petite fille, mais au passage, il en fait aussi un conte avertissement en disant : “Attention petites lectrices, voilà ce qui va vous arriver si vous n’écoutez pas”, etc.commente Jennifer Tamas. Ce qui est intéressant dans la version du Nivernais, c’est que le chaperon s’en sort seule, qu’elle instrumentalise le loup comme source de savoir, et qu’elle n’est pas agressée dans la forêt, mais dans un endroit qu’elle connaît très bien : chez sa grand-mère. Cette scène pose la question de violence domestique. Le loup, ce n’est pas forcément un inconnu dans un parking qui nous viole, mais quelqu’un à proximité, qui rôde autour du village.»

Autre exemple : la Belle et la Bête dans la version de Gabrielle-Suzanne de Villeneuve (1740), un petit livre que l’on trouve désormais facilement chez Folio, dans la collection «2 euros». Sous la plume de Madame de Villeneuve, la Belle refuse plusieurs fois les avances explicites de la Bête («voulez-vous coucher avec moi ?»). Ce refus répété, accepté par la Bête, laisse à la Belle le temps et la liberté de tomber amoureuse, de rêver, de s’habituer à ce personnage hideux avec qui elle est sommée de dîner tous les soirs. «Il y a, sous la plume de Madame de Villeneuve, toute une réflexion sur ce que c’est que d’éprouver du désir quand on a 16 ans, et comment on doit apprivoiser le fait de devenir soi-même un objet de désir. Madame de Villeneuve décrit aussi longuement les rêves érotiques du personnage féminin, et comment le désir affleure quand on a un espace à soi.»

Ici, la Belle n’est pas présentée comme celle qui doit «domestiquer» la Bête avant de ravaler son dégoût ; la Bête accepte sa condition, de guerre lasse. Mais à la fin du conte, amoureuse, la Belle accepte la proposition de la Bête. Au réveil, elle découvre que la Bête s’est transformée en magnifique jeune homme. Eblouie, elle tente de le réveiller par mille baisers, mais rien ne se passe ! «Cette fin est pleine de complexité : ce n’est pas parce qu’un corps est à disposition dans un lit qu’il est disponible. Les corps sont beaucoup plus compliqués», et les contes aussi : ils laissent voir une sexualité multiforme où les hommes expriment parfois leur désir de façon contradictoire – comme dans la vraie vie.

Corps monstrueux

Voilà la clé la plus merveilleuse de ces versions méconnues : non seulement les versions des autrices font la peau aux stéréotypes féminins, mais elles s’attaquent aussi aux représentations masculines, «car les contes assignent aussi une place aux garçons qu’ils ne veulent pas forcément prendre : celles du preux chevalier, courageux et hardi». Pour Jennifer Tamas, la Belle et la Bêteinterprétée par Madame de Villeneuve donne à voir un sujet dont on ne parle jamais : l’aspect monstrueux du corps masculin, qui peut effrayer les petits garçons eux-mêmes, «ne serait-ce que lorsqu’ils ont leur première érection, qui arrive quand ils sont tout petits. On parle tout le temps de la transformation du corps des femmes, les seins, les règles, mais en fait le corps des hommes se transforme aussi. C’est quelque chose de perturbant. Plus tard, certains hommes sont complexés par la taille ou la grosseur de leur sexe, et on trouve cette notion dans la Belle et la Bête, que le corps masculin peut être source d’embarras».

Comment faire accepter son corps à l’autre quand on le trouve monstrueux ? Comment supporter toutes ces transformations qui rendent le corps incontrôlable ? «Et puis, c’est le roman de captivité d’une bête. C’est lui qui est prisonnier de ce corps, c’est lui qui ne se reconnaît pas dans son corps.»

Au-delà des questions féministes, les contes sont donc pour Jennifer Tamas le lieu d’une mise à distance et de réflexions sur des sujets très actuels qui traversent la société. «Quand on s’intéresse aux représentations, aux stéréotypes, aux images, au pouvoir des mots, c’est un bagage qui est utile dans la vie de tous les jours. Décrypter des images, décrypter des discours, comprendre d’où vient notre culture, savoir construire des notions sur la longue durée, voilà ce qui rend la littérature essentielle.»

Pour aborder la question du polyamour ou de la transidentité, Jennifer Tamas n’hésite pas à faire lire à ses étudiants un épais corpus de contes. «Sur la transidentité, il y a dans les contes la possibilité de franchir des frontières entre l’humain et l’animal, mais aussi entre les genres, les époques, les classes sociales.»

Un impossible rendu possible grâce au chevauchement de mondes en apparence infranchissables. Toujours sur les questions actuelles, notamment sur l’écologie, dans plusieurs contes, les humains et les animaux sont considérés à égalité : «Dans Cendrillon, on voit les animaux aider le personnage à faire sa robe. Dans Blanche-Neige, les humains n’instrumentalisent pas les animaux, ils s’entraident à la tâche», rappelle la chercheuse.

Sans oublier les êtres humains qui deviennent des animaux ou quasi, comme dans Peau d’âne, où le devenir animal est une question de survie. Dans cette espace imaginaire où les animaux parlent, où les fleuves chantent et où les pierres ont des vertus magiques, et où les hommes peuvent être non seulement embarrassés par leur corps mais aussi enceints, on est loin de la morale de bienséance qui obsède le Grand Siècle.

Faut-il en finir avec les contes de fées ? de Jennifer Tamas, «Alt», La Martinière Jeunesse, 32 pp


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