publié le 20 mars 2024
par Marie Piquemal, envoyée spéciale dans le Nord et en Belgique
Quand il raconte son histoire, il commence par là : «Je venais d’avoir 18 ans, les gendarmes frappent à la porte.» La mine sévère, les menottes à la main. «La police française nous envoie. Vous êtes accusé d’insoumission. Le service militaire est obligatoire, jeune homme.» Christophe de Neuville a pourtant deux parents belges et n’a pas souvenir d’avoir mis les pieds en France. Il regarde son père, gêné, bredouiller une explication aux forces de l’ordre. Lui reste en retrait. «J’ai toujours su. Mon frère et moi, on est issu de “la filière de Dunkerque”.» Une image floue se balade dans sa tête depuis toujours : «Je revois ma mère recouvrir le couffin d’une couverture. J’imagine au moment de passer la frontière, pour cacher le bébé aux douaniers.»
Christophe de Neuville, 64 ans, est journaliste à la RTBF, à Liège. D’habitude, il raconte la vie des autres. Cette fois, il s’agit de la sienne, et des «comme lui». «Nous sommes nombreux.
On se reconnaît tout de suite entre nous. Pas besoin de beaucoup se parler.» Avec Christiane, découverte au hasard d’un forum, la complicité fut immédiate. L’un et l’autre sont nés à quelques heures d’intervalle, dans la même clinique de Dunkerque (Nord). «A “l’étage des Belges”, comme ils disaient. C’était sous les toits. Nos berceaux étaient dans une pièce fermée à clé. Nos mères tenues à l’écart, sans possibilité de nous voir. Très vite, nous étions amenés en Belgique, vendus à des familles adoptives. Comme dans un supermarché, ils pouvaient nous rendre si on ne convenait pas.» L’histoire qu’il livre semble invraisemblable. Et pourtant.Elle remonte à la surface de temps à autre, par éclats. Plusieurs livres ont été écrits, un documentaire sur Envoyé spécial en 1996, un film en 2012. Le podcast Kinderen van de Kerk («Les enfants de l’Eglise»), publié par Het Laatste Nieuws, lui a donné une nouvelle visibilité en décembre. «Mais derrière, rien. Le silence des institutions. Pourquoi ne pas enquêter sur ce qu’il s’est passé», interroge-t-il. Entre 1950 et le milieu des années 80, au moins, des femmes belges, souvent jeunes et issues de la bourgeoisie, ont été forcées, sous la pression familiale, d’abandonner leur bébé. Elles portaient le déshonneur parce que non mariées ou dans une relation «qui ne convenait pas». Parfois victime d’un viol. En échange d’argent, certaines étaient alors conduites de l’autre côté de la frontière pour effacer les traces de la filiation – la France est l’un des rares pays, encore aujourd’hui, à autoriser l’accouchement sous X.
«Les chirurgiens étaient convaincus de faire œuvre de charité chrétienne»
Christophe de Neuville passe sans arrêt la frontière, et vient ici, sur la plage de Dunkerque. Il erre devant l’ancienne clinique Villette, avenue Kléber, parallèle au bord de mer. Un beau bâtiment en angle avec une coupole. Devant l’ancienne clinique Jean-Bart aussi, qui était proche. A l’affût de la moindre bribe d’informations. Il n’a jamais réussi à retrouver l’identité de sa mère biologique. Mais grappille des pièces du puzzle. Cette dame se souvenant de «religieuses venant avec des liasses de billets». Cette autre, avant qu’il ne dise un mot : «Je sais. J’en ai vu passer beaucoup des comme vous. C’est malheureux.» Il lui manque des pans entiers du puzzle, mais les contours sont suffisamment nets pour asséner : «C’était un système. Les Belges se servaient de votre loi permettant les accouchements sous X pour organiser un business de bébés.»
Il tend cette brochure de Thérèse Wante, une Anversoise qui a ouvert la première agence d’adoption en Belgique en 1950. «L’histoire de l’Œuvre d’adoption est indissolublement liée à la vie de sa fondatrice Mlle Thérèse Wante», indique le document qui évoque un «heureux concours de circonstances» : un bébé délaissé dans une maternité et, au même moment, une petite annonce de «parents chrétiens» en mal d’enfant du côté de Liège. A l’époque, pas de législation. Pas d’encadrement. L’adoption relevait du freestyle. N’importe qui pouvait se décréter agence d’adoption jusque dans les années 80. Aux futures mères, l’agence de Mlle Wante «offr [ait] la possibilité d’être hébergée les dernières semaines avant l’accouchement, dans un endroit peu fréquenté et à l’abri des regards indiscrets. Si pour des raisons impérieuses, l’identité de la mère doit rester cachée, l’Œuvre prendra des dispositions pour lui permettre de mettre son enfant au monde dans un pays voisin». La France donc.
«On connaissait tous la filière franco-belge, bien sûr», assure un médecin dunkerquois à la retraite. Il préfère que son nom n’apparaisse pas. «De grands chirurgiens pratiquaient ces accouchements de Belges non pas à l’hôpital, mais dans leur clinique privée, en ville.» Celle de la famille Villette, trois générations de chirurgiens, qui était située près de la plage. Contactée à plusieurs reprises, la direction actuelle est pour l’heure injoignable. Il y avait aussi la clinique Jean-Bart, de la famille Bastien ensuite émigrée aux Etats-Unis. Ou encore Chapeau rouge, qui n’existe plus non plus. «Quand j’ai commencé à exercer à Dunkerque au début des années 80, personne ne voyait le mal, bien au contraire, poursuit le médecin. C’était très bien vu. Les chirurgiens étaient convaincus de faire œuvre de charité chrétienne en confiant ces bébés à de bonnes familles plutôt qu’à la Ddass.» A l’écouter, la pratique ne se limitait pas à Dunkerque, mais s’étendait tout le long de la frontière, jusqu’à Lille et Villers-Semeuse, dans les Ardennes.
«Comment pouvait-on imaginer “bien faire” en tendant un drap devant une femme en train d’accoucher pour l’empêcher de voir son bébé ?» Yngvild Ingels, députée belge pour le parti de droite N-VA, a longtemps cru à des rumeurs sans fondement. «J’entendais des choses, mais allez, on se dit que non. Que personne ne peut avoir la cruauté de montrer un enfant congelé à une mère pour lui faire croire que son bébé est mort !» Elle aussi est née sous X à Dunkerque, le 1er janvier 1979. Elle a grandi dans une famille aimante, en Flandres, avec un prénom emprunté aux Norvégiens. Quand elle était petite, ses parents lui répétaient l’histoire d’un éléphanteau trouvé en larmes, seul, à l’arrêt de bus. «Le jour de ma naissance, il neigeait beaucoup. Ma mère biologique était trop jeune pour s’occuper de moi. Ce sont les seules choses que l’on m’ait dites.»
Yngvild Ingels se construit sans oser plus de questions. «Je relativisais à mort, j’ai toujours pensé que je n’avais pas à me plaindre.» Et puis, en découvrant le podcast, la rage est montée d’un coup, comme une vague. «J’étais dans l’hémicycle, plutôt calme au début. Rien ne se passait. Je me disais : “Allo ? Vous avez entendu ces mères ?” Je devais prendre la parole pour elles, pour tous les autres sous X. Que tout sorte enfin.» Au pupitre, la députée fond en larmes. «J’aimerais que mes parents biologiques sachent que tout s’est bien passé pour moi, qu’ils ne se fassent pas de souci.» Dans les jours qui suivent, des dizaines de témoignages affluent dans sa boîte mail. Des histoires semblables à la sienne, souvent plus tourmentées. D’un élan, et sans anticiper les conséquences sur sa propre histoire, elle a organisé le 15 mars une rencontre de sous X au Parlement fédéral, à Bruxelles.
«Pourquoi une telle cruauté ?»
Dans un salon du Sénat aux lourds rideaux rouges, une centaine de personnes y sont alignées : des représentants des différents parlements et ministères, commissaire aux droits des enfants. Et des visages inconnus, en majorité des femmes. Tous là, en avance et en silence, comme pressés que cela commence, après des vies à attendre. Quinze témoins se sont levés en même temps. Chacun avec un morceau d’une histoire commune.
Donatienne Cogels, avec sa belle mèche blanche sur une partie du visage, a parlé de Marion. «Six mois avant mon arrivée, Thérèse Wante avait confié à mes parents, à l’essai, une autre petite fille. Au bout de quinze jours, mes parents l’ont rendue parce qu’elle sentait mauvais. Nous étions des marchandises que l’on pouvait ramener au magasin car elle offrait “des garanties”. Qu’est-elle devenue ?» La semaine dernière, elle a pris le thé avec sa tante. «Elle m’a dit avoir prié le ciel, craignant qu’elle me rende moi aussi. Je souffrais d’une pneumonie.» Donatienne Cogels s’exprime avec élégance.
Elle a hésité à témoigner, soucieuse de ne pas ternir l’image de sa mère qui l’a choyée. «Mais je devais. Je suis la seule à avoir la preuve vivante que nous étions des marchandises. C’est trop facile de dire que c’était une autre époque, comme si cela justifiait tout.» Elle ne supporte pas l’attitude de l’organisme Thérèse-Wante, toujours existant, qui ne s’adresse qu’aux journalistes. «L’association a souhaité garder le nom de sa fondatrice afin de permettre à toute personne de rechercher des traces de son histoire», indique un communiqué de presse. Notre demande d’interview a été déclinée.
Anne Borgniet s’est avancée, tremblante, avec une lettre manuscrite datant de 1998. A l’époque, elle a remué ciel et terre pour savoir si elle était «le fruit d’un viol, d’un inceste ou d’une relation extraconjugale». Pendant dix ans, elle a tapé à toutes les portes à Dunkerque, jusqu’au bureau du procureur. «J’ai mis trois ans à avoir un rendez-vous. Ma mère adoptive m’aidait. Quand il nous a enfin reçus, c’était pour dire : “Je sais, mais on ne peut rien faire.” Les trois ans, c’était juste pour attendre la prescription.» Sa victoire ? Avoir retrouvé les femmes qui partageaient la même chambre que sa mère biologique.
L’une d’elles lui a écrit : «C’est vrai qu’en arrivant j’ai remarqué cette jeune femme qui pleurait beaucoup, et ma première pensée a été qu’elle avait sûrement perdu son bébé (c’est par la suite que les infirmières nous ont parlé d’abandon). Elle restait repliée sur elle-même, nous tournant le dos, elle avait vraiment l’air très malheureuse, et ne communiquait avec personne.» Anne Borgniet retourne la feuille pour la montrer à l’auditoire : «Regardez, elle a dessiné le plan de la chambre : elles étaient trois, deux avec leur berceau. Et la place de Mme X, seule. On lui a infligé de rester plusieurs jours dans la même chambre que des nouveau-nés. Pourquoi une telle cruauté ? Comment a-t-on pu ?»
«Les religieuses prenaient les routes de campagne pour contourner les gardes-frontières. Les mères ignoraient la destination. L’une d’elles raconte avoir fait le trajet les yeux bandés.»
— Rik Devillé, prêtre belge
Assis au second rang, droit sur sa chaise et discret, Rik Devillé écoute. Ce prêtre est célèbre en Belgique pour son combat contre les abus sexuels dans l’Eglise. «Une première femme est venue se confier en 1992. Elle est tombée enceinte après avoir été violée par un prêtre du diocèse de Malines à Bruxelles.» Quelques semaines avant l’événement du 15 mars au Sénat, il a reçu Libération dans sa maison au sud de Bruxelles. Au fil des années, une dizaine de mères, violées par des hommes d’Eglise, sont venues s’épancher. Pour chacune d’elles, il a constitué un dossier qu’il conserve dans un lieu tenu secret.
Leurs récits se ressemblent. Un «très long chemin», quand les contractions devenaient douloureuses. «Les religieuses prenaient les routes de campagne pour contourner les gardes-frontières», dit-il. Rik Devillé donne presque le sourire en recherchant le film du Louis de Funès, avec les bonnes sœurs au volant des 2CV. «Les mères ignoraient la destination. L’une d’elles raconte avoir fait le trajet les yeux bandés.» Quand elles trouvaient la force de se débattre, on leur répondait que leur nourrisson était mort-né. «Certaines choses ne peuvent pas être inventées. La réalité est plus dure que les romans.»
D’une pochette, il sort les relevés de versements multiples au couvent Tamar, à Lommel : 100 000 francs belges (quand un bon salaire s’élevait alors à 8 000 francs mensuels) versés en plusieurs fois, par le prêtre du diocèse de Malines : «Quand cette femme est tombée enceinte, il a payé cher pour que l’enfant disparaisse.» Rik Devillé a toqué à l’époque à la porte de l’évêque de Bruxelles pour qu’une sanction soit prise. Rien de tel ne s’est produit. Dans sa salle à manger où rien ne traîne, il répète avec calme : «Personne ne pourra dire que les victimes ne se sont pas manifestées. J’ai toutes les preuves.»
Le ton posé, il détaille un business juteux. Chaque bébé rapportait quatre sources de revenus. Le géniteur, quand c’était un homme d’Eglise ou un notable soucieux d’«effacer le péché». Les parents de la jeune fille ensuite, prêts à payer pour sauver leur réputation. La jeune fille, elle-même. «Dans le couvent de Tamar, par exemple, elles étaient forcées de travailler à la blanchisserie pendant la grossesse. Certaines y retournaient pendant des années, en état traumatique. Elles étaient sous emprise.» Rik Devillé insiste sur ce sentiment de honte qui ne les quitte pas cinquante ans après – «souvent, leurs voisins et proches ignorent tout.»
Enfin, dernière source de revenu : la famille adoptive, désireuse d’un enfant et qui se voyait facturer une somme… à la tête du client. Dans une correspondance datant du 27 janvier 1956, Thérèse Wante écrivait à des futurs parents : «Cela demande 4 000 francs tout compris qui peuvent être payés à votre convenance. En voilà une différence, n’est-ce pas, avec la somme que certaines personnes vous indiquent.» A la transaction, s’ajoutent les dons. Les parents de Christophe de Neuville par exemple, ont fait des virements toute leur vie, vouant une reconnaissance éternelle à la fondatrice de l’agence d’adoption.
Christiane, «la sœur de berceau» de Christophe, cherche elle aussi des réponses : «J’ai été exfiltrée au bout de deux jours de vie en Belgique. Je suis restée deux ans sans statut et sans nom. Mon acte d’adoption a été prononcé quand j’avais 10 ans. Comment ai-je pu rester dans un tel vide juridique aussi longtemps ? Comment les médecins français ont-ils pu accepter ça ?» Elle plaide instamment pour l’ouverture d’une enquête. En décembre, le porte-parole de la conférence épiscopale, Tommy Scholtes, avait déclaré à l’AFP vouloir aussi «une enquête externe pour déterminer les responsabilités réelles», «répét [ant] les excuses présentées en 2015» par l’Eglise.
La députée Yngvild Ingels en a la conviction : la responsabilité dépasse l’Eglise belge. «Ces docteurs, l’administration française, les juges ? Comment des enfants nés sous X, et donc sous la responsabilité de l’Etat français, passaient-ils la frontière à quelques jours de vie ?» Christophe de Neuville montre une ordonnance d’un pédiatre, datée de 1966, où il est écrit en toute lettre «état de santé parfait permettant d’être adoptable» : «Un tampon pour dire qu’on est bon à la vente», s’émeut-il.
900 dossiers ouverts en moins de trois ans
Les médecins dont les noms apparaissent sont tous décédés. La mairie de Dunkerque, elle, est muette comme une carpe. Appels, textos, mails… «Désolé mais il n’y a aucun commentaire, tant de la part des agents que des élus, sur le sujet. En revanche, les archives restent à votre disposition et peuvent être consultées.» Un beau bâtiment tout vitré, ouvert aux quatre vents, dans la zone portuaire de Dunkerque : des archivistes charmants mais pas d’infos. Quand les cliniques Jean-Bart et Chapeau rouge ont fermé, aucun dossier n’a été versé au fonds commun. Tout juste dégote-t-on quelques photos d’époque.
Au conseil départemental, la tentative de Libération est pour l’instant dans les choux. Déception aussi du côté du Conseil national d’accès aux origines personnelles (Cnaop), mis sur pied en 2002 : «Les seules données disponibles sont nationales. Aujourd’hui, environ 300 personnes naissent sous le secret chaque année. Donner le détail par département les rendrait identifiables.» Combien d’enfants étaient concernés dans les années 50-80 ? «Nous n’avons pas d’antériorité avant 2002, désolée», répond la directrice Anne-Sophie Monié. En poste depuis le mois de juin, elle jure n’avoir jamais entendu parler de cette «filière» franco-belge. L’institution l’est forcément : ils sont plusieurs à avoir saisi le Cnaop.
Anne Borgniet montre un courrier de 2005 : «J’ai malheureusement eu connaissance des pratiques dont vous avez été victime. […] Ceci étant parfaitement illégal.» Ou encore celui reçu par Océane (1), née sous X en 1983 : «Nous ne pouvons pas accéder à votre demande. […] Vous avez fait l’objet comme cela se pratiquait parfois à l’époque d’une “adoption directe”», c’est-à-dire de gré à gré, sans passer par un organisme. En 1983 ? Comment est-ce possible ? Réponse de Yves Denéchère, professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Angers : «C’était épouvantablement banal.» Il est l’un des rares chercheurs en France à travailler sur l’adoption. «Les enquêtes manquent… mais les données aussi», explique-t-il à Libération. Il ironise sur la malédiction des archives perdues des organismes privés, qui crament vite, s’inondent ou les deux. «Jusqu’en 2022, les organismes autorisés pour l’adoption français – les OAA – avaient le droit de recueillir directement les bébés nés sous le secret.» En revanche, il confirme : «Que ces enfants passent ainsi la frontière et quittent la France sans autorisation n’a jamais été légal.»
Ils ont d’ailleurs la nationalité française. Christophe l’a découvert à 18 ans, à la faveur du service militaire. Anne a vérifié : elle est sur les listings bien que l’administration ne sache lui indiquer les démarches pour obtenir une carte d’identité. L’un et l’autre aimeraient en rire si leurs premiers jours de vie ne provoquaient pas autant de ricochets et de souffrances. Aucun n’est en quête de nouveaux parents, la plupart ont été choyés et éprouvent une immense gratitude. Mais tous évoquent ce même «vide».
«C’est presque animal, dit Christophe de Neuville. Cette nécessité physique de voir à quoi elle ressemble. D’où vient mon nez. Qui je suis.» Debby Mattys est très investie dans l’association Binnenlands Geadopteerd («Adoptés belges») : «C’est un tel luxe d’avoir un passé, de pouvoir connaître son histoire, d’avoir des photos de sa mère enceinte. C’est une richesse incroyable que les non-adoptés ont du mal à imaginer.» Son mari a pris la parole au Sénat belge pour expliquer les répercussions, en cascade, aussi pour les proches. Quand l’anniversaire devient une angoisse et la fête un cauchemar en même temps qu’une attente. Cette peur constante d’être rejeté, d’être «un imposteur». En faire toujours des tonnes, en se répétant ne rien valoir. Et puis cette angoisse, qui gonfle avec l’âge, de transmettre son poids à ses propres enfants. Donatienne Cogels parle de sa fille aînée qui a décidé de faire un bébé toute seule et qui, sitôt l’insémination artificielle par don anonyme réalisée, rencontre le grand amour.
Il y a trois ans, sous la pression commune des adoptés, le gouvernement flamand a mis sur pied l’Afstammingscentrum («Centre de filiation»). Ankie Vandekerckhove pilote cet organisme public. Juriste et criminologue, elle fut la première commissaire aux droits de l’enfant de Flandres entre 1998 et 2009. Elle parle avec assurance et la voix des fumeuses repenties. «C’est un crime, affirme-t-elle sans détour. Bien sûr, dans le temps, on avait une idée différente de l’intérêt de l’enfant. Mais cela ne change rien. Quelles que soient les intentions, c’était de la traite d’enfants. Dans ce contexte, Thérèse Wante pourrait être nommée comme la première vendeuse d’enfants. Ce n’est pas arrivé par accident. C’était bien un système.»
Combien sont-ils ? Elle répond d’une moue : «On ne saura jamais. Tous les adoptés ne sont pas au courant de leur histoire, les sous X non plus.» Le podcast de Het Laatste Nieuws parle de 30 000, le chiffre de 80 000 circule aussi. Invérifiable. Le centre de filiation croule sous les appels : 900 dossiers ouverts en moins de trois ans, sans aucune campagne de communication. Aujourd’hui, 350 personnes sont sur liste d’attente. Tous ne sont pas liés à des abandons, certains viennent pour lever des secrets de famille ou dans la recherche d’informations dans les cas de don de sperme.
Elle fait visiter les locaux à Gand, entre Bruxelles et Bruges. On se croirait dans un catalogue Ikea. Murs blanc immaculé, cuisine ouverte avec deux fougères suspendues. Rien ne dépasse. Catherine, qui préfère parler flamand, contorsionne sa tête pour lire son écran : un extrait de naissance scanné. Elle est accompagnatrice de trajet. C’est le mot qu’ils ont trouvé pour ce travail de fourmi, à taper aux portes des institutions, plus ou moins coopératives. Dans l’équipe, il y a aussi Benoît Vermeerbergen, devenu généalogiste «par nécessité». Imbattable pour éplucher les réseaux sociaux et construire des arbres généalogiques à partir de branches déplumées. Ces dernières années, il s’est exercé à l’interprétation des tests ADN vendus sur Internet. Une pelote de fils, plus ou moins solide. Lui a retrouvé sa mère biologique ainsi, via un cousin identifié aux Etats-Unis. Elle vivait tout près, le long de la ligne de chemin de fer qu’il empruntait pendant des années pour travailler. Il l’a cherchée quarante-sept ans, elle durant cinquante-neuf.
«On lui avait dit que j’étais mort»
«Les retrouvailles ne sont pas toujours un beau film, refroidit Ankie Vandekerckhove. Le rôle du centre, c’est aussi d’aider dans ces moments.» La juriste parle de cet équilibre à trouver, entre le droit à la vie privée et celui de connaître ses origines. Ils ont mis au point un protocole qui tient en trois courriers. Le premier est volontairement vague, invitant à appeler. En cas de non-réponse, une relance, un peu plus précise. Puis un dernier. En cas de non-réponse, rien d’autre n’est tenté, mais le dossier reste ouvert. La mère de Benoît a rappelé. Elle a compris tout de suite.
«On lui avait dit que j’étais mort, mais elle ne l’avait jamais cru.» L’émotion le rattrape toujours quand il raconte. «Je ne l’ai vue qu’une seule fois.» Elle était très malade, et son mari était peu commode. Benoît se souvient qu’elle s’est assise près de lui et a commenté ses lèvres, ressemblant aux siennes. Dans l’instant, ce poids, aussi lourd qu’invisible, s’est envolé. «Je n’avais plus besoin de chercher.» Sa mère est morte quelque temps après, sans que son mari ne le laisse venir aux funérailles. Il confie aussi ce vide, après une vie à chercher. Finalement, il poursuit les recherches, pour les autres, pour leur «rendre une partie de leur vie».
Debby Mattys, cadre dans une entreprise pharmaceutique, a une belle maison, avec d’immenses baies vitrées. Elle a peint les murs de sa cuisine en noir, avec des photos de famille encadrées. Elle avait 14 ans quand elle a appris son histoire. Ses parents l’ont convoquée devant la grande table de la salle à manger. Eux d’un côté, elle de l’autre. «Cela a duré dix minutes et jamais plus ils n’en ont parlé.» Elle a vite retrouvé sa mère biologique – «Elle avait accouché en Belgique, son nom était sur les papiers.» Mais l’accueil fut glacial. «Elle n’a pas voulu parler. Ni sur le moment, ni après.» La douleur est présente, mais avec le temps et en reconstituant le puzzle, elle comprend. «Elle a gardé le secret tellement longtemps que tout est bétonné.»
La mère de Pascale Marie Gérard (2) aussi est murée dans le silence et la honte. Pourtant, sur le papier, elle est une héroïne. A l’été 1970, elle tombe enceinte d’un amour de vacances à Majorque. Furieuse, sa famille organise l’accouchement sous X, à Malo-les-Bains (aujourd’hui rattaché à Dunkerque). «A la maternité, l’infirmière a fait l’erreur de me montrer. Cette image l’a hantée. Je ne sais pas comment elle a fait, mais elle a réussi à me récupérer avec l’aide d’un avocat six mois après.» In extremis.
Pascale Marie Gérard était attendue par une famille adoptive aux Pays-Bas. La mère fera ensuite les démarches pour adopter… son propre enfant. «Ma mère en a payé le prix. C’est difficile de comprendre les conséquences sur toute une vie.» Les petites réflexions dans le village, les regards… La fille est devenue journaliste, reconvertie en biographe. «Je viens de publier un livre pour raconter. Ma mère est folle de rage. Elle veut tout taire. Ne surtout pas ouvrir la boîte.» Elle cherche le mot juste en français. «Je ressens l’inverse. J’avais besoin de tout dire. Pour en sortir. Pour enfin pouvoir écrire ma propre histoire.»
(1) Le prénom a été changé.
(2) Elle a utilisé son nom de naissance pour signer son livre, Meisjes Zonder Naam («Filles sans nom»), aux éditions Standaart Uitgeverij.
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