Par Mathieu Macheret
Après « Sur L’Adamant », le documentariste s’installe dans les unités psychiatriques de l’hôpital Esquirol à Saint-Maurice, dans le Val-de-Marne, désigné autrefois comme l’« asile de Charenton ».
L’AVIS DU « MONDE » – À NE PAS MANQUER
Un an après avoir filmé l’espace original de L’Adamant (Sur L’Adamant, 2023), une péniche abritant un hôpital de jour sur les flots de la Seine, à Paris, et obtenu pour cela l’Ours d’or de la Berlinale 2023, Nicolas Philibert persiste, ouvrant les voiles d’un triptyque documentaire consacré à la psychiatrie. Averroès & Rosa Parks en est le deuxième volet, avant La Machine à écrire et autres sources de tracas, dont la sortie est prévue pour le 17 avril, qui s’installe dans les unités de même nom à l’hôpital Esquirol, à Saint-Maurice (Val-de-Marne), désigné autrefois comme l’« asile de Charenton ».
Le film s’ouvre sur des vues au drone du site à l’architecture quadrillée, montrées à des pensionnaires qui, peinant à s’y repérer, en soulignent d’emblée l’ampleur imposante comme la parenté carcérale. On retrouvera ici, à l’occasion, certains patients déjà croisés sur L’Adamant, dans le volet précédent – dont François, qui y chantait La Bombe humaine, de Téléphone –, ces unités composant un même réseau, celui du pôle psychiatrique Paris-Centre, où chacun est amené à circuler d’une « maison » à l’autre.
Là où Sur L’Adamant brossait le portrait d’un lieu et de ceux qui s’y croisent, Averroès & Rosa Parks s’axe plus volontiers sur la parole. Bien qu’il comprenne quelques scènes d’ateliers ou des groupes de discussion, c’est néanmoins le tête-à-tête de l’entretien psychiatrique qui forme le corps principal du film. Nicolas Philibert investit cet espace privilégié de la relation soignant-soigné, à la faveur de blocs extensifs qui plongent directement dans le cours des discussions, sans autre forme de contexte.
Champ-contrechamp
Devant la caméra se succèdent différents patients, avec le temps qu’il faut, variable, pour que la souffrance soit énoncée, effleurée ou simplement située. Ici, un homme appréhende sa sortie de l’hôpital en s’inquiétant de la possibilité, à l’extérieur, d’accorder pratique religieuse et respect de la laïcité. Un second identifie ses aïeux morts à l’endroit d’autres pensionnaires bien réels. Une adolescente au crâne rasé se remet d’une tentative de suicide médicamenteuse. L’un entend expurger son sentiment de culpabilité en accédant au statut de citoyen imposable. Ce sont des personnes que le film révèle, et avec elles des parcours de vie, des pans d’expérience.
L’art de Philibert est celui du documentaire « ligne claire », où l’approche patiente se fond dans une syntaxe limpide qui semble couler de source. Ainsi, Averroès & Rosa Parks explore-t-il une figure élémentaire du cinéma, à savoir le champ-contrechamp, qui, confrontant les interlocuteurs, distribuant parole et silences, recouvre un enjeu fort de communication. Car, entre le praticien et le patient, les choses sont loin d’être évidentes : comment s’assurer que l’on parle bien des mêmes choses, reconnaître une détresse ou un besoin ?
C’est précisément par le montage que le film investit la dynamique de cette relation, mouvante, instable, semée de hiatus, ô combien susceptible de nourrir des malentendus. S’il revient au patient de se raconter, c’est au fil de l’expression que le symptôme finit par affleurer. Tel cet agrégé de philo histrionique, liant son parcours à une prolifération de références (Nietzsche, Deleuze, Krishna, Steve Jobs), qui, visiblement, l’écrasent. En face, médecins ou psychologues constituent un pôle d’écoute : il s’agit de recevoir, mais aussi de relancer par des incises stratégiques, qui désamorcent les montées d’angoisse ou de délire. Même silencieux, leurs visages concentrés, regards vissés sur le malade, participent de l’interlocution, et donc du soin.
Focalisation strictement humaine
Ce qui se joue dans Averroès & Rosa Parks tient tout du long du rapport contrarié à la norme. Philibert enregistre dans les préoccupations des pensionnaires ce qui demeure poreux au quotidien ou peut encore se reconnecter avec lui. Si bien que ce sont des morceaux de nos vies, et même de nos références − on y cite Platon, Aristote, Tagore et bien d’autres − que l’on reconnaît dans les récits de ceux-ci, dont seuls les cheminements divergent. Ainsi, qu’apprend-on de François, patient crispé à la parole précipitée ? Qu’il avait vocation à devenir footballeur professionnel, mais que ses parents communistes l’en ont toujours empêché. Histoire de tous les jours, déchirure intérieure.
La focalisation strictement humaine fera peut-être dire de Philibert qu’il en oublie les structures psychiatriques, comme leur état de déréliction, bien qu’il en perce quelque chose au détour dans certaines plaintes des patients envers le personnel (manque d’empathie, traitements rationalisés). Mais l’objet du film est à la fois plus localisé et plus vaste : le langage dans ce que ses affections (énonciation pâteuse ou heurtée, choix du silence) produisent ou révèlent.
Documentaire français de Nicolas Philibert (2 h 23). Sur le Web : Filmsdulosange.com
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