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samedi 7 octobre 2023

Une campagne qui donne la gueule de bois ?

Publié le 30/09/2023

Ce n’est pas si fréquent : le ministre de la Santé a refusé d’adopter une attitude dogmatique pour présenter la dernière campagne concernant la consommation d’alcool, ciblant les jeunes. Aurélien Rousseau a ainsi remarqué dans un message posté sur X (ex-Twitter) :« La santé publique, c’est définir des priorités et choisir des messages. Ils peuvent se discuter bien sûr... ». Au sein de la communauté médicale et des acteurs impliqués dans la lutte contre la consommation de produits à risque, beaucoup d’avaient pas attendu cette invitation au dialogue du ministre pour épingler sévèrement la nouvelle campagne.

Comparaison malheureuse

Ciblant les jeunes, elle s’appuie sur des visuels de fêtes dont on devine que les participants se sont laisser prendre par l’ivresse de la soirée. Le mantra de Santé Publique France « C’est la base » (l’âge de la rédactrice de cet article ne lui permet pas de déterminer si c’est bien « la base » du langage actuel des jeunes…) est répété pour inciter à quelques comportements « responsables » : boire de l’eau, ne pas abandonner ses camarades et ne pas les forcer à s’enivrer.

Au-delà même du fond et de la forme de cette opération de sensibilisation, l’a priori des commentateurs risquait d’être négatif, compte tenu du contexte de son lancement. En effet, début septembre était révélée qu’une campagne de Santé Publique France, à visée générale et montrant sans ambiguïté sur les dangers de l’alcool, avait été annulée sous la pression de l’Elysée… instamment conseillé par les lobbys de l’alcool et notamment vinicoles.

Les visuels de ce programme fantôme ayant été publiés sur X, les comparaisons ont été nombreuses et souvent très en défaveur des messages visant les plus jeunes. « Je préfère nettement les pubs qui ont été écartées, à celles qui viennent d’être présentées. Au moins on parle des ravages de l’alcool, pas de ce qu’il faut faire AVEC l’alcool » écrit par exemple le Dr Franck Clarot.

Contourner la loi Evin : sport national et étatique ?

Il faut dire que par certains aspects, la campagne de Santé Publique France « C’est la base », semble faire écho à des messages promus par les alcooliers eux-mêmes. Ainsi, sur X, certains ont par exemple remarqué que la recommandation de « Boire de l’eau » (recommandation dont l’ambiguïté a été très commentée) faisait écho à la publicité de 2021 de Pernod Richard qui enjoignait « Buvez plus, d’eau ». D’ailleurs, consultante en formation, spécialiste de la prévention des conduites addictives des jeunes, Guylaine Benech remarque avec malice qu’à l’instar des vendeurs d’alcool, le gouvernement parait se jouer des préconisations de la loi Evin. « Je me trompe ou la mention sanitaire obligatoire « L’abus d’alcool est dangereux pour la santé » n’apparaît pas dans les affiches de la dernière campagne du gouvernement vers les jeunes ? C’est un oubli peut-être ? » interroge-t-elle sur X. Et quand un de ses interlocuteurs lui fait remarquer que cette mention n’est obligatoire que sur les publicités, elle renchérit : « Vous avez raison, la mention n’est obligatoire que pour les publicités. Publicités qui d’ailleurs n’ont pas le droit d’associer l’alcool à la fête. Cela questionne tout de même, de se dire que le ministère de la santé peut déroger à ce qui semble être « la base » », ironise-t-elle. A l’unisson du sentiment partagé par beaucoup que cette campagne a probablement été considérée comme « acceptable » par les lobbys de l’alcool, le sénateur socialiste et médecin Bernard Jomier assassine : « Voici donc la campagne sur l’alcool qui a franchi la censure élyséenne. Les alcooliers peuvent être tranquilles : elle ne contient aucun message de réduction de consommation. Du jamais vu ».

Rappel pour SPF : l’alcool, ce n’est pas que les accidents de la route !

La condamnation totale est sans indulgence pour Santé Publique France qui dans son communiqué de lancement signale pourtant que parmi les messages égrenés par la campagne figure : « Motiver ses potes à moins consommer, c’est la base ». Ouf. Cependant, en effet, parallèlement aux conseils diététiques et solidaires, rien ne sera clairement dit sur les dangers de l’alcool et notamment sur ce qui échappe le plus souvent aux jeunes : les méfaits spécifiques sur les cerveaux non matures et l’augmentation de différents risques sanitaires dès le premier verre.

Au-delà, les problèmes que ciblent la campagne concernent prioritairement les accidents et autres comportements facilités par l’alcool (« Raccompagner tes potes s’ils ont trop bu, c’est la base », « Garder un œil sur tes potes en soirée, c’est la base »). Or, aujourd’hui, les Français ont encore trop souvent tendance, en partie à tort, à considérer que ces situations constituent les premiers dommages de l’alcool.

C’est ce que constataient avant même le lancement de la campagne « C’est la base », le Dr Bernard Basset, spécialiste en santé publique, président d’Association Addictions France et le Pr Amine Benyamina, psychiatre, addictologue, président de la Fédération française d’addictologie dans une tribune publiée dans Le Monde : « Pourtant, dans notre pays, face aux cent dix morts par jour, à l’encombrement des urgences par les ivresses aiguës, les accidents de la route des conducteurs de tous âges et les violences, le besoin d’information de la population est criant, comme le révélait une enquête publiée en janvier par l’Institut national du Cancer (INCa).En effet, plus de huit personnes sur dix déclaraient que « le principal risque avec l’alcool, ce sont les accidents de la route et la violence », ce qui est faux, car le risque de maladies est celui qui contribue à la très grande majorité des décès », notaient-ils.

Une approche bienvenue

Cependant, les critiques contre la campagne ne sont pas unanimes. Une scission semble s’être formée chez les acteurs de la lutte contre les addictions : une partie a en effet considéré comme positive cette primauté accordée à la réduction des risques. Médecin de Santé Publique, le Dr Luc Ginot tempère : « OK, il faut changer de braquet dans la lutte contre l'alcool. Mais ne faisons pas semblant de ne pas comprendre : cette campagne est une action de réduction des risques. Et on a besoin, aussi, (pas que, mais aussi) de réductions des risques (RdR) dans le champ de l'alcool. Comme pour les autres addictions ». Un autre médecin de santé publique, le Dr Grégory Emery prend également ses distances avec les appels au scandale : « Vu certains commentaires, rappelons ce qu’est la réduction des risques. La RdR reconnaît l’existence d’usages et plutôt que de contraindre les usagers, elle s’attache à transmettre les ressources qui permettront aux personnes d’exercer au mieux leur pouvoir d’agir ».

Tandis que ce message a été partagé par le Dr Jean-Michel Delile, président de la Fédération Addiction (Fédération rarement tendre avec le gouvernement et qui en janvier avait déploré le ton moralisateur de Santé Publique France à travers une autre campagne), beaucoup d’autres acteurs se sont inscrits dans cette même voie. Le psychologue Jean-Pierre Couteron, aujourd’hui porte-parole de la Fédération addiction, tout en notant que cette campagne « ne fera pas oublier la non-diffusion des campagnes généralistes sur le risque alcool », observe ainsi : « C’est bien de parler aux jeunes consommateurs, surtout en ces moments de week-end d’intégration et autres « fêtes » étudiantes ».

De la difficulté de construire des messages efficaces

Si plusieurs acteurs (et certains majeurs) de la lutte contre les addictions ont choisi de nuancer leurs critiques vis-à-vis du gouvernement pour louer l’approche de « réduction des risques », c’est qu’en matière de lutte contre l’alcool, cet axe est encore trop souvent négligé (notamment en ce qui concerne les personnes atteintes de dépendance à l’alcool). C’est ce que constatait en janvier 2022, le psychiatre addictologue Pierre Poloméni, dans le numéro 100 de la revue Swaps (revue interdisciplinaire notamment dédié au Sida). Pourtant, la philosophie de la réduction des risques paraît plutôt bien adaptée à l’alcool. Il s’agit en effet d’une approche pragmatique qui reconnaît qu’il est parfois impossible pour certains usagers à un moment donné d’arrêter totalement leur consommation et que dans ce cadre doivent être envisagées d’autres pistes pour restreindre les risques.

Néanmoins, au moment de la publication d’une expertise collective de l’INSERM portant sur la « réduction des dommages associés à la consommation d’alcool », le Dr Pierre Poléméni qui a pris part à ces travaux évoquait dans Swaps la difficulté de l’adaptation de la philosophie de la réduction des risques au cadre d’un message de prévention global et plus largement la complexité de la construction d’un message efficace.  « Les axes de prévention se conçoivent en fonction des publics, des âges, des moments. Des campagnes d’information et/ou de sensibilisation sont régulièrement conduites. Le plus souvent, les concepteurs de ces campagnes tablent sur la modification de ce que les individus «ont dans la tête» (croyances, motivations, savoirs, attitudes) pour changer les opinions et comportements. Or, on sait, déjà depuis longtemps, que les résultats obtenus en matière de changements, notamment comportementaux, sont rarement satisfaisants lorsque les concepteurs de campagne tablent sur l’information et sur la persuasion. Même si cela ne signifie pas qu’informer ou argumenter ne sert à rien. L’information et l’argumentation servent au fil du temps, à modifier les savoirs, les attitudes et à provoquer des prises de conscience ». Voilà qui offre un éclairage différent sur la campagne conspuée de Santé Publique France.

Réduction des risques à géométrie variable

Néanmoins, plus que cette opération en elle-même, c’est tout ce qu’elle porte en creux qui mérite probablement la plus sévère critique : notamment l’influence des lobbys alcooliers. D’ailleurs, beaucoup refusent l’argumentation selon laquelle le message de « réduction des risques » sauverait la campagne (malgré ses faiblesses conceptuelles certaines) : ils considèrent qu’il est bien hypocrite de s’inscrire dans une démarche de réduction des risques concernant l’alcool, quand face au cannabis (dont le potentiel addictogène n’est pas plus important que celui de l’alcool) par exemple, tous les messages publics se refusent à toute nuance ou approche plus subtile. De là à estimer que la réduction des risques est instrumentalisée pour ménager certains lobbys, il n’y a qu’un pas. La colère est en outre d’autant plus grande que concernant le tabac, une part aujourd’hui majeure de la communication des institutions publiques est la déconstruction des techniques marketing des cigarettiers, des messages qui à l’heure où les décryptages ont beaucoup de succès ne sont pas toujours sans effet : pourquoi n’en est-il pas de même vis-à-vis de l’alcool ?

S’émanciper des lobbys alcooliers, c’est la base !

Pour Bernard Basset et Amine Benjamina, la libération des pouvoirs publics de la mainmise de l’alcool (via par exemple l’augmentation des taxes, mesure majeure dont l’efficacité a été prouvée et réclamée pour tous) est un enjeu de santé publique majeur qui va au-delà même de la lutte contre l’alcool : « Si le gouvernement ne redresse pas rapidement le tir, cette opération commando réussie du lobby de l’alcool donnera sans doute des idées à d’autres, et le discours de « prévention » ne sera plus qu’un élément de langage politique, un passage obligé sans réel contenu, un mot vide pour dissimuler l’inaction et la soumission aux forces économiques, qui s’assoient sans états d’âme sur les dégâts qu’elles provoquent » concluaient-ils leur tribune au Monde.

Sans doute qu’une action forte du gouvernement pour démontrer qu’il a entendu ces craintes et ces critiques serait de s’associer franchement au prochain Dry January. En effet « Les forces des opérations du type Dry January sont multiples avec l’opportunité de ressentir tous les bienfaits de l’arrêt de la consommation, et de prendre conscience de son propre pouvoir à contrôler son comportement » note Pierre Poléméni.

Cependant, sous la pression des alcooliers, Santé Publique France n’a jamais été autorisée à s’associer à ce grand mouvement. Une erreur sans doute bien plus dommageable que la campagne « C’est la base ».

Pour s’enivrer de ces différentes argumentations, on relira :

Dr Franck Clarot : https://twitter.com/DrFranckClarot?ref_src=twsrc%5Egoogle%7Ctwcamp%5Eserp%7Ctwgr%5Eauthor

Guylaine Benech : https://twitter.com/GuylaineBenech?ref_src=twsrc%5Egoogle%7Ctwcamp%5Eserp%7Ctwgr%5Eauthor

Dr Bernard Jomier : https://twitter.com/search?q=Bernard%20Jomier&src=typed_query

Dr Bernard Basset et Pr Amine Benyamina :https://www.lemonde.fr/sciences/article/2023/09/12/lobby-des-alcooliers-contre-la-prevention-des-risques-le-gouvernement-doit-redresser-le-tir-en-urgence_6189045_1650684.html

Dr Luc Ginot : https://twitter.com/GinotLuc/status/1706744349470462410

Dr Gregory Emery : https://twitter.com/emerygreg/status/1706778266822967654

Jean-Pierre Couteron : https://twitter.com/couteronjp

Pierre Poloméni : https://vih.org/revue/swaps-no100/

Aurélie Haroche

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