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dimanche 15 octobre 2023

Quand les femmes prennent en charge la santé mentale de leur conjoint : « Un mal-être diffus s’est emparé de lui et j’en souffre aussi »

Par   Publié le 12 octobre 2023

Une telle situation n’est pas simple à vivre. D’autant qu’un déséquilibre persiste entre les genres dans l’acceptation des soins.

 

Sandrine (le prénom a été changé) travaille dans la santé publique et, au plus fort de la pandémie liée au Covid-19, était continuellement sur le pont. Au moment du premier confinement de 2020, c’est son conjoint qui s’occupait de leurs enfants, jusqu’à ce qu’il craque. « Il disait être exsangue », se souvient-elle. Cette période a exacerbé chez lui un malaise dont il souffrait de longue date. « La naissance de notre aîné, il y a dix ans, a réveillé en lui une angoisse, la fragilité du vivant. Son maintien affaissé laissait voir sa souffrance. Par le passé, on pouvait en parler, je l’ai longtemps soutenu, mais avec la vie de famille c’est devenu plus difficile. »

Pendant toute la crise sanitaire, Sandrine n’en peut plus des discussions interminables, des reproches que lui adresse un homme qu’elle aime toujours. Lors d’une dispute, Alexandre (le prénom a été changé) se fait particulièrement véhément. « Je ne pouvais plus être son exutoire, raconte Sandrine. Je ne lui ai pas donné le choix : je lui ai dit qu’il devait consulter un thérapeute. »

Alexandre a accepté, mais, rapidement, les séances se sont espacées. « Il n’en voit pas l’utilité », dit Sandrine, qui a pris ses distances et reconnaît qu’il revient à son compagnon de décider s’il a besoin d’aide ou non. Elle estime néanmoins avoir trop longtemps été une forme de soutien psychologique. « Je n’ai pas les compétences », tranche-t-elle simplement.

Malgré les évolutions en cours, le couple hétérosexuel – mais pas que – repose encore bien souvent sur une définition stricte des rôles. « Tout ce qui assure le bien-être, le maintien de la famille et du foyer revient généralement aux femmes », observe la philosophe Sandra Laugier, qui a diffusé en France le concept de « care », le soin, l’attention portée aux autres, dans l’espoir de faire reconnaître cette sollicitude pratiquée au quotidien, si souvent prise comme allant de soi.

Une affaire d’éducation

Parfois, face à la difficulté des hommes à exprimer leur mal-être, les femmes portent une charge psychologique, doivent jouer les thérapeutes et, dans le huis clos du couple, être le réceptacle du malaise de monsieur. En matière de santé mentale, d’acceptation des soins, un déséquilibre persiste entre les genres, ce qu’attestent différentes études. En France, les hommes souffrant de troubles mentaux ont deux fois moins recours à des soins que les femmes.

En outre, les femmes admettent plus facilement leur malaise : elles étaient 23 %, contre 13 % des hommes, à déclarer avoir « ressenti le besoin d’être aidée[s] pour des difficultés psychologiques ou parce qu’[elles] n’avai[en]t pas le moral » depuis le début de l’épidémie de Covid-19, selon une étude sur la santé mentale publiée en 2022 par la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques du ministère de la santé (Drees). Et les épisodes dépressifs toucheraient davantage de femmes : 13 % des répondants au Baromètre santé 2017, contre 6 % pour les hommes. Mais c’est ici du déclaratif, la gêne éprouvée à parler de ses souffrances pouvant amener à ne pas admettre ses difficultés lors d’un tel sondage.

Ce décalage entre les genres n’est pas génétique : c’est plutôt une affaire d’éducation, comme le rappelle la sociologue Marie Duru-Bellat, autrice de La Tyrannie du genre (Presses de Sciences Po, 2017). « Cette charge portée par les femmes reflète les normes apprises à l’école et dans les familles, renforcées par la société. Les parents parlent davantage à leurs filles, qui sont ainsi investies d’une forme de légitimité pour ce qui est de l’expression. A l’école, on va davantage tolérer l’agressivité des garçons. On perpétue ainsi l’idée que la virilité, c’est la force, et non d’exposer ses sentiments. » En la matière, elle cite les travaux de la philosophe et professeure en sciences de l’éducation Nicole Mosconi (1942-2021), mais aussi l’ouvrage Mixité et violence ordinaire au collège et au lycée (Erès, 2016), codirigé notamment par la psychologue Patricia Mercader, alors professeure.

« Il a peut-être peur du diagnostic »

Sophie (le prénom a été changé), elle, fait face au mutisme de son mari. En 2021, elle a quitté la ville avec lui pour s’installer à la campagne, dans le village où il a grandi. Elle espérait qu’en réalisant ce projet il trouverait un nouveau souffle. « Mais très vite son moral s’est dégradé, raconte-t-elle. Il se dévalorise et s’estime insuffisamment reconnu. Un mal-être diffus s’est emparé de lui et j’en souffre aussi. Pour apaiser ses tensions, il fume du cannabis deux ou trois fois par jour. La communication est rompue entre nous. En septembre, lors d’une dispute, il m’a adressé des insultes. Après coup, je lui ai dit qu’il y avait trois solutions : continuer ainsi, se séparer ou aller voir un spécialiste. Il a accepté de participer à une thérapie de couple. » Mais, après quatre séances, Sophie fait le constat qu’il ne s’est pas investi dans le processus.

La réticence au soin persiste et vient semer le trouble dans le couple, si bien que l’ultimatum est fréquent, observe Serge Hefez, psychiatre et psychanalyste. « Je reçois régulièrement en consultation des hommes qui viennent poussés par leur conjointe. Ou alors des thérapies de couple sont enclenchées pour essayer d’amener monsieur à parler des difficultés qu’il rencontre. En général, ce blocage se dépasse très vite. » Les préjugés persistent sur le fait de voir un professionnel de santé mentale. « Je ne suis pas fou », se sont ainsi entendu dire plusieurs femmes interrogées lorsqu’elles suggéraient à leur conjoint de consulter, ou d’entreprendre un autre type de démarche, par exemple participer à des groupes de parole.

Une étude réalisée en 2001 au Royaume-Uni, « No man’s land : les hommes, la maladie et le système de santé public », dressait déjà le constat que le cabinet médical était un espace peu accueillant envers les hommes (« male unfriendly ») : la secrétaire est une femme, les affiches et brochures de la salle d’attente portent davantage sur la santé des femmes et des enfants. On peut aisément transposer encore aujourd’hui ce constat en France, où s’ajoute le fait que la profession médicale se féminise : 87 % des psychologues sont des femmes, selon les données au 1er janvier de la Drees. Autant de paramètres qui pourraient expliquer la réticence masculine à consulter.

Inès (qui n’a pas souhaité donner son nom) traverse des épisodes dépressifs depuis son enfance et est atteinte d’un trouble du spectre autistique. Il lui arrive de vivre de profondes crises d’angoisse. « Mais désormais je les cache. Mon conjoint ne sait pas comment réagir, cela lui fait peur, et il se met en colère. » Elle décrit un homme pourtant doux et dont elle se sent proche – ils ont en commun des engagements à gauche. Cependant, face à ses angoisses, il reste démuni, dit-elle. « Il a grandi dans une famille instable, avec un père bipolaire et alcoolique. Aujourd’hui, il traîne son mal-être dès le réveil et des disputes éclatent entre nous. Il peut aller très loin, menacer de partir, de mourir. Quarante-huit heures plus tard, il s’excuse et promet de consulter, mais il n’en fait rien. Il a peut-être peur du diagnostic. »

La jeune femme voit un psychologue pour l’aider à faire face à ses propres difficultés, mais, trop souvent, reconnaît-elle, les séances tournent autour de lui, afin de définir des stratégies pour contenir ses humeurs. « Je passe au second plan et je me fais passer au second plan. » Pour Inès, parler de cette situation, qui est pour elle insupportable, est devenu une nécessité par engagement féministe. « Mon compagnon et moi partageons plusieurs valeurs, mais dans le quotidien nous vivons avec des déséquilibres hérités de la société. La charge psychologique est l’un d’eux. Pour s’en sortir, je crois essentiel d’en discuter au sein du couple. »

« Davantage d’hommes prennent rendez-vous »

Plusieurs autres femmes témoignent du fait que la situation interroge leurs convictions féministes et demandent à leur compagnon de restaurer l’équilibre. Sophie, par exemple, estime qu’« il serait, de façon générale, bénéfique qu’homme et femme se sentent mutuellement responsables de la bonne santé du couple hétérosexuel, et aussi responsables l’un que l’autre d’instaurer le dialogue quand il est nécessaire. Cela rejoint en effet la volonté féministe d’équilibrer la charge mentale au sein du couple ».

Face aux épreuves qu’elle traverse dans sa relation à son conjoint, Julie (le prénom a été changé) cherche, pour sa part, à se faire plus conciliante et observe des différences entre les genres. Au fil des ans, l’affection est toujours là entre son compagnon et elle, mais le désir s’est émoussé, si bien qu’il fréquente d’autres femmes pour des rencontres passagères. Dans ce couple formé sur la promesse de respecter la liberté de l’autre, Julie vit néanmoins durement cette absence d’exclusivité. Prise d’angoisses, elle consulte un psychologue. Elle a cherché un moment à pousser son mari à en faire autant, pour qu’« il clarifie les choses pour lui-même ». Aujourd’hui, elle comprend que son mari ne ressent pas le besoin de le faire. Elle mise sur le temps long pour que chacun apprenne à faire face à ses paradoxes : pour son mari, la recherche d’autres expériences sexuelles et le sentiment de culpabilité qui l’assaille ; pour elle, la souffrance qu’elle ressent et le refus de contraindre l’autre. Elle comprend néanmoins que son époux ne ressente pas le besoin de consulter, que les choses puissent se passer autrement pour lui.

Chaque relation a son histoire, chaque individu également. « L’autre reste parfaitement autonome, on ne peut pas vouloir le bonheur de l’autre à sa place et il y a toujours le risque de se tromper dans notre interprétation des problèmes traversés par quelqu’un d’autre », rappelle Serge Hefez. L’armure masculine tient toujours, dit-il, mais la fendre devient plus facile : « Au cours des vingt dernières années, j’ai pu constater une véritable évolution. Davantage d’hommes prennent rendez-vous. »

Clément (qui a requis l’anonymat), étudiant en médecine, est l’un d’eux. Après la naissance de son fils, il y a un an, il s’est retrouvé pris de graves crises d’angoisse. « Je ne parvenais pas à rester dans la même pièce que lui quand il pleurait. Je croyais ne jamais réussir à m’occuper de lui. » Sa compagne, Marjolaine (qui n’a pas souhaité révéler son nom), n’en pouvait plus : « J’ai dû dire à Clément que je ne pouvais pas tout faire : l’écouter, le réconforter, prendre soin de notre enfant et de moi. Il devait aller voir un professionnel. » Après Noël, Clément l’a finalement écoutée et, grâce au dispositif MonParcoursPsy, lancé en avril 2022 par l’Assurance-maladie et qui permet de bénéficier de huit séances de suivi psychothérapeutique remboursées, il a pu consulter un psychologue.


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