Propos recueillis par Eric Nunès Publié le 19 octobre 2023
Dans un entretien au « Monde », la directrice de recherche au CNRS analyse les facteurs sociaux et éducatifs qui ont pu alimenter la rage des émeutiers de Nanterre au début de l’été.
Trois mois après les émeutes qui ont mis le feu à la ville de Nanterre, Agnès van Zanten, sociologue, directrice de recherche au CNRS et autrice de L’Ecole de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue (PUF, 442 pages, 14,99 euros), rappelle que le milieu social est le premier facteur d’inégalité dans les parcours scolaires et l’orientation. Un terreau idéal pour alimenter la colère d’une jeunesse qui s’estime lésée.
Pour beaucoup de jeunes Nanterriens, le décrochage scolaire semble commencer dès les premières classes de l’école primaire, avant de creuser un fossé difficilement rattrapable en fin de 3e, à l’heure de l’orientation. Peut-on parler d’un échec de notre système scolaire ?
Le développement des enfants se différencie très tôt, dès l’âge d’un an, en fonction de leur milieu social. Ces différences sont liées aux inégalités de ressources économiques et culturelles des familles dans lesquelles ils grandissent. A Nanterre, beaucoup sont monoparentales, vivent dans une très grande précarité, avec un faible niveau d’études. Les enfants arrivent donc en maternelle avec, déjà, de grandes différences dans leur développement personnel. Et malheureusement, à l’école, les inégalités n’y sont pas réduites.
Par son action, le système éducatif français reproduit et parfois accentue ces inégalités. Les enseignants ne sont pas formés à gérer des classes avec des élèves qui ont un niveau hétérogène. Ils ont tendance à caler leur enseignement sur le milieu de classe, et les enfants les plus en difficulté ne sont pas pris en charge.
Il existe bien un programme personnalisé de réussite éducative, qui vise à mener des enseignements personnalisés pour ceux qui n’ont pas acquis les compétences scolaires indispensables à la fin d’un cycle, mais il n’est pas efficace. Il faudrait aller beaucoup plus loin dans l’individualisation de la prise en charge des enfants.
Pourtant Nanterre compte une dizaine d’écoles, et cinq collèges sur sept sont en réseau d’éducation prioritaire (REP) ou en REP +, avec des moyens supplémentaires…
L’Etat français n’a pas abandonné ces banlieues ni les établissements scolaires qui s’y trouvent. Mais les aides apportées sur ces territoires sont-elles efficaces ? Une grande partie des investissements en REP a consisté à réduire le nombre d’élèves par classe. L’effet attendu de cette mesure est de permettre aux enseignants d’avoir un accompagnement personnalisé de leurs élèves. Cela peut être utile si la réduction des effectifs est radicale, pas en passant d’un effectif de 28 élèves à 24 comme c’est souvent le cas.
Ensuite, une partie du budget accordé à l’éducation prioritaire est consacrée à la création de classes de niveau, afin d’attirer ou de maintenir dans les établissements des enfants issus de classes sociales intermédiaires et de conserver une mixité. Ces investissements ne sont donc pas véritablement tournés vers les enfants les plus en difficulté.
Après dix années passées à l’école et au collège, comment ces jeunes vivent-ils l’heure de l’orientation, en fin de 3e ?
C’est un moment couperet, celui du grand partage entre ceux qui vont pouvoir être orientés dans l’enseignement général et technologique et les autres, qui année après année ont accumulé un retard académique et seront orientés vers l’enseignement professionnel. Le plus souvent contre leur gré, même s’il existe quelques orientations volontaires vers ces filières.
Nombre de ces adolescents mal orientés n’ont pas de grosses lacunes dans leur apprentissage, mais ils se sentent dévalués parce que placés dans une classe poubelle. L’orientation subie est un échec vécu de façon très violente, et cela peut entraîner une posture de résistance à l’égard du système scolaire, engendrer de l’indiscipline. Dans certaines classes, les rappels à l’ordre sont constants, au point que les temps d’enseignement sont réduits à quinze ou vingt minutes sur les cinquante-cinq attendues d’un cours. Cela ajoute encore de la difficulté dans l’acquisition de compétences, puis au moment de l’insertion.
Il peut y avoir des causes conjoncturelles, comme cela a déjà été le cas en 2005 à Clichy-sous-Bois [Seine-Saint-Denis], après la mort de deux adolescents. Mais, dans le fond, les émeutes vont toujours se développer sur un terreau qui leur est favorable. C’est le mécontentement de jeunes gens désœuvrés qui, dans la première phase de leur vie, n’ont pas pu s’intégrer à l’école. Ensuite, le fait de ne pas avoir de diplôme constitue une barrière qui les maintient éloignés d’une insertion professionnelle. Ils ont la rage contre un système qui ne les a pas bien traités et ne les reconnaît pas.
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