par Marlène Thomas publié le 14 septembre 2023
Le changement s’affiche dès la porte d’entrée de cette majestueuse bâtisse blanche. «Nouveaux horaires : 9h-17h.» Spécialisée dans l’accompagnement et l’hébergement de femmes victimes de violences conjugales et intrafamiliales, l’association Léa Solidarité Femmes, à Montgeron (Essonne), ouvrait ses portes jusqu’à 19 heures ainsi que le samedi avant cet été. «Ouvrir après 17 heures nous permettait d’accueillir un maximum de femmes après leur journée de travail», déplore Sylviane Tarraud, cheffe de service.
Face à un nouveau refus de financement de l’Etat cet été, le conseil d’administration a dû prendre trois mesures correctives pour éviter le redressement judiciaire de cette structure fondée en 2009 et affiliée à la Fédération nationale Solidarité Femmes. Parmi elles, le licenciement d’un tiers des effectifs, ne laissant plus que douze salariées assurer l’accueil de plus de 2 500 victimes chaque année à Montgeron. «Ces professionnelles sont très engagées, mais elles ont aussi besoin d’être soutenues», martèle la fondatrice et directrice Patricia Rouff.
Collecte d’urgence
La médiatisation du Grenelle contre les violences conjugales en 2019, mêlée six mois plus tard à une crise sanitaire ayant favorisé la survenue de violences intrafamiliales, a fait bondir de 61 % les sollicitations de victimes. En 2023, l’association Léa enregistre encore 35 % de sollicitations supplémentaires par rapport à 2022, sans que les subventions ne suivent. «La parole des femmes s’est libérée, c’est une bonne chose. Mais avons-nous anticipé la possibilité pour les associations spécialisées de prendre en charge les victimes ?»pointe Patricia Rouff. Si le budget alloué à l’égalité femmes-hommes est en hausse depuis 2017, cette évolution reste dérisoire par rapport aux besoins exponentiels. Depuis 2019, «le budget dépensé par l’Etat pour chaque femme victime de violences accompagnée a baissé de plus de 25 %», selon la Fondation des femmes, qui a lancé début septembre une collecte d’urgence pour soutenir les associations les plus en difficulté.
Dès l’arrivée de l’équipe à 9 heures, une travailleuse sociale au pôle hébergement qui se prénomme Naturelle est sollicitée pour un déménagement. Deux bénévoles l’accompagnent. Après quatre déménagements et autant d’emménagements depuis mardi dernier, son corps lâche. «J’ai mal partout. On n’a pas d’autres solutions, on doit toutes mettre la main à la pâte», lâche-t-elle. Deux manutentionnaires, licenciés cet été, s’en occupaient auparavant. Cette nouvelle charge entrave leur mission d’accompagnement. «On peut moins faire de visite à domicile. J’ai vu trois familles dont les dossiers sont urgents, mais les autres sont pour l’heure à l’abandon. J’échange avec elles par téléphone», confie-t-elle.
«Certaines seront de nouveau battues»
Sur les 141 places d’hébergement d’urgence de l’association, 65 sont en train d’être fermées dans un pays qui en manque cruellement. En 2020, le Haut conseil à l’égalité estimait les besoins à environ 20 000 places d’hébergement spécialisées, non mixtes et sécurisées. 10 144 étaient dénombrées fin 2022, sans que ces dernières ne remplissent toutes ces critères. Seules les 76 financées par la préfecture, donc l’Etat pour l’association Léa, pourront continuer à remplir leurs rôles. Les autres, ouvertes en 2011 grâce à la mise à disposition d’appartements par les collectivités territoriales, étaient financées par des fonds privés. «Derrière, il faut qu’on assure la maintenance, les réparations, qu’on paie l’assurance, l’électricité. Il faut aussi financer l’accompagnement par des psychologues cliniciennes et travailleurs sociaux», rappelle Patricia Rouff. Malgré une conjoncture économique compliquant l’attribution de fonds privés, ni l’Etat ni les collectivités n’ont concédé une rallonge.
Naturelle et sa collègue Lisa ont passé les derniers mois à trouver des solutions de relogement pour les familles. «C’est une instabilité en plus pour elles. Elles avaient peur de se retrouver à la rue», relate Lisa. L’une d’elles a refusé la solution proposée, «parce que ce n’était pas Léa». Naturelle en a pleuré : «Je sais qu’elle fonce droit dans le mur. Quand on entend «madame vous nous avez abandonnées», c’est dur. On devient responsables d’un péché qu’on n’a pas commis.»
Le sas d’urgence de la Maison Solidarité Femmes dans laquelle l’association est installée depuis octobre 2022 a lui aussi dû être suspendu début juillet. Six places d’hébergement adaptées, sécurisées pour les mises à l’abri immédiates étaient proposées. Tout y est de la nurserie, à la buanderie en passant par une douche et une cuisine dont les placards ne peuvent être remplis désormais que grâce à des collectes mensuelles. En cinq mois, 84 femmes et enfants y avaient été orientées par les forces de l’ordre ou assistantes sociales. Le besoin est criant. Depuis sa suspension, les appels continuent d’affluer. «J’ai eu un échange avec un policier il y a peu, qui me demandait : «Alors qu’est-ce qu’on fait ?» On n’avait pas de solution. Certaines vont dormir dans la rue une nuit, mais celles ayant des enfants retourneront au domicile conjugal et seront de nouveau battues», s’indigne la cheffe de service.
Depuis cet été, ces espaces désertés sont mis à profit pour l’accueil de jour. «Certaines femmes sont logées à l’hôtel social avec des cafards, ici elles peuvent se reposer quelques heures», indique Sylviane Tarraud. Passée par le 115 pour échapper à son calvaire, Lydia (1) fait partie des 873 victimes suivies mais pas hébergées par l’association. Reçue par Clémence, travailleuse sociale, elle retrace ses difficultés avec son fils de 14 ans, fait le point sur sa recherche de logement et sa plainte toujours en suspens. «Mon ex m’a dit ‘t’es une vieille, t’as plus de vie‘. Mais ça commence maintenant ma vie !», s’exclame-t-elle auprès de Clémence qui voit dans ses paroles une manière de «la garder sous emprise». Elle ajoute : «Vous avez déposé plainte, demandé le divorce, il ne le supporte pas.» Mesurant le chemin parcouru et appuyant l’importance de ce suivi rapproché dont le nombre qui lui incombe est en augmentation, la travailleuse sociale remarque : «Ils vont un peu mieux, sont moins terrifiés.»
L’association doit se concentrer sur le plus impératif. Les ateliers collectifs sur l’hygiène, l’entretien d’un logement ou encore sur la prévention du cancer se font plus ponctuels. «On est ralenti dans nos actions», souffle Sylviane Tarraud «en colère». Pour les équipes, ce désengagement est incompréhensible. 250 000 euros de trésorerie leur seraient nécessaires pour l’exercice 2023 et 500 000 euros pour celui de 2024 afin de retrouver le plein fonctionnement de leurs services ainsi que leurs six salariés. Un comité des financeurs publics doit se tenir le 21 septembre. Patricia Rouff portera la seule question qui compte : «Si nous disparaissons, que deviendront les femmes et enfants pris en charge ?»
(1) Le prénom a été changé.
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