Par Clara Cini Publié le 15 septembre 2023
Le français est la langue romane dont l’écriture est la plus difficile à maîtriser. Face à ce constat, partisans de la simplification et tenants de la distinction orthographique ne cessent de se déchirer. Une querelle qui remonte presque aux origines mêmes de la graphie de la langue, entre approches phonétique et étymologique.
Le 25 mai 2023, un opuscule intitulé Le Français va très bien, merci, rédigé par un collectif de linguistes « atterrées » réfutant les discours déclinistes sur l’état de la langue française, paraît dans la collection « Tracts » des éditions Gallimard (64 pages).
« Psychodrame franco-français », pour reprendre la formule de la linguiste Nina Catach (1923-1997) dans son ouvrage Les Délires de l’orthographe (Plon, 1989), les débats autour de la graphie et de ses éventuelles réformes sont d’autant plus vifs à l’heure actuelle que, régulièrement, la maîtrise approximative de l’orthographe par les élèves français est montrée du doigt. Qu’elle soit considérée comme un échec du système scolaire, comme le reflet d’une paresse qui serait toute contemporaine, ou comme la preuve de la nécessité de modifier certaines règles orthographiques, la baisse de niveau se confirme et se précise. En décembre 2022, une enquête publiée par la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance montre que le nombre moyen d’erreurs sur une même dictée a doublé depuis 1987.). Appelant de leurs vœux une nouvelle réforme de l’orthographe, les signataires commencent par appliquer les rectifications orthographiques décidées par le Conseil supérieur de la langue française en 1990, mais aussi l’accord de proximité et l’invariabilité des participes passés des verbes conjugués avec l’auxiliaire « avoir ». La réaction ne se fait pas attendre : la veille de la parution du tract, une tribune au titre antithétique est publiée dans Le Figaro, « Le français ne va pas si bien, hélas », signée « par une vingtaine de spécialistes et amoureux du français ». Ces derniers fustigent le discours d’« une grande mauvaise foi » des auteurs du volume édité par Gallimard, s’insurgent d’y lire que « le participe passé avec l’auxiliaire avoir tend à devenir invariable » et résument laconiquement : « A ce train-là, on peut supprimer l’enseignement de l’orthographe. »
Des explorations controversées de l’écriture inclusive – qui propose, entre autres nouveautés, un nouveau signe typographique, le point médian – aux hésitations lorsqu’il s’agit d’écrire le pluriel de certains mots empruntés à d’autres langues, l’orthographe demeure un lieu d’interrogations protéiformes et d’oppositions récurrentes. S’y confrontent, d’une part, les partisans d’une rénovation, simplification ou harmonisation des exceptions et, d’autre part, les défenseurs d’une tradition davantage étymologique, respectant l’héritage des siècles, telle l’écrivaine et académicienne Danièle Sallenave, qui énonce dans un article de 2016 : « Simplifier l’orthographe, ou la rendre plus proche de la prononciation, c’est rendre inintelligibles les textes du passé. » Quoique profondément actuelle dans ses modalités et ses enjeux, cette querelle semble pourtant exister depuis toujours : « Il y a bien un problème de l’orthographe et il y en a toujours eu un », clament, dès 1969, les linguistes Claire Blanche-Benveniste et André Chervel dans L’Orthographe (Maspero). Revenons donc aux origines de cet épineux débat.
Graphie naissante
La première phrase écrite en français date des serments de Strasbourg de 842, accord unissant deux petits-fils de Charlemagne, héritiers de l’Empire, Charles le Chauve et Louis le Germanique. « Acte de naissance de la langue française », estime le linguiste Bernard Cerquiglini, ce geste inaugural effectué par Nithard, autre petit-fils de Charlemagne, ne peut pour autant être assimilé à l’avènement de l’orthographe comprise comme « l’ensemble des règles fixées par l’usage », « la connaissance et application de ces règles » ou la « manière, considérée comme correcte, d’écrire un mot », selon les définitions du Centre national de ressources textuelles et lexicales. En effet, Gilles Siouffi, professeur en langue française à Sorbonne Université, le rappelle : « Il ne faut pas confondre langue et graphie. La rédaction des serments de Strasbourg est un hapax dans l’histoire. Il faut attendre le XIVe siècle pour voir émerger des façons régulières d’écrire et une harmonisation des pratiques des copistes afin de dépasser les scripta, c’est-à-dire les différentes manières d’écrire des ateliers. »
L’écriture essentiellement phonétique des XIIe et XIIIe siècles se résume à une « sorte d’aide-mémoire, plus ou moins instable, à usage individuel ou restreint », selon Nina Catach dans un article de 1973 (« Notions actuelles d’histoire de l’orthographe », Langue française, n° 20). Toutefois, à mesure que le français s’éloigne du latin, abandonnant les déclinaisons casuelles au profit de termes grammaticaux et d’un ordre des mots en voie de stabilisation, cette graphie naissante se heurte à de nombreuses difficultés : comment noter les sons récemment apparus, à l’instar de la première syllabe de cheval, avec l’alphabet romain tel qu’il est utilisé traditionnellement ? Des conventions orthographiques voient le jour : « Pendant quelques siècles, les scribes hésitent et se cherchent », note Nina Catach.
Aussi, au XIVe siècle, certaines règles commencent timidement à se généraliser, et la langue française se pare d’une orthographe étymologisante. Gilles Siouffi explique : « Il y a un phénomène de relatinisation du français entre le XIVe et le XVIIe siècle, et le français lui doit en grande partie son orthographe. Si le verbe faire se conjuguait “fet” à la troisième personne, il est transformé afin de mettre en évidence son étymologie. C’est cette orthographe avec un sens grammatical qui s’est imposée. » L’orthographe de la fin du Moyen Age, très ornée, est ainsi souvent qualifiée d’hirsute du fait de l’adjonction de lettres muettes – « ennuyeulx », « congnoistre » (connaître) – qui permettent de démêler les homophones : on différencie désormais le « sein » (sinum) du « saint » (sanctus). Le principe de distinction est né, mais il est loin d’être pratiqué de manière homogène.
Premières tentatives de réforme
Toutefois, c’est bien au XVIe siècle que l’idée d’orthographe naît et que les débats s’intensifient dans une ferveur inédite au lendemain de l’apparition et de la diffusion de l’imprimerie en Europe. Le mot « orthographe » lui-même apparaît en 1529 dans le traité de typographie Champ fleury de l’humaniste Geoffroy Tory, éditeur et bientôt premier imprimeur royal, qui propose l’adoption de signes auxiliaires comme l’accent circonflexe et l’apostrophe.
En effet, le mouvement de normalisation de la langue vulgaire et les prémices des réformes orthographiques germent d’abord dans les ateliers d’imprimerie, afin de faciliter l’ouvrage et de rendre plus lisibles les imprimés. En 1558 apparaissent ainsi à Lyon les nouveaux usages des lettres « j » et « v », se distinguant respectivement du « i » et du « u ». Dans son Histoire de l’orthographe française, Nina Catach évoque à cet effet un « usage orthotypographique » de ces imprimeurs qui forgent accents et apostrophes et emploient le point-virgule, création des imprimeurs italiens qui surgit pour la première fois dans un texte français en 1540.
Diffusion des imprimés, entreprise humaniste de traduction des textes en langue vernaculaire, expansion d’une littérature en langue française : tous ces éléments concourent à bâtir la langue française, devenue langue administrative officielle le 1er août 1539 avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts. Face à cette nouvelle assise du français, sa graphie devient également un sujet de préoccupation hors des ateliers d’imprimerie, et les premières tentatives de réforme éclosent.
Louis Meigret, grammairien partisan d’un phonétisme absolu, propose une réforme radicale dans un traité de 1542 où chaque son est noté par un signe graphique qui lui est propre. Des réformes plus modérées sont proposées par des grammairiens comme Jacques Peletier du Mans, et certains poètes usent de cette orthographe dite « réformée », bientôt signe de ralliement des auteurs de la Pléiade. Pierre de Ronsard généralise ainsi l’utilisation de l’accent circonflexe en lieu et place du « s » dans les mots tels que « forêt ». « Fougueux partisan de la réforme, il publie de nombreux ouvrages durant plus de dix ans en une orthographe résolument moderne, qui est, à peu de chose près, devenue la nôtre, en grande partie grâce à lui », relate Nina Catach dans Les Délires de l’orthographe.
Si l’orthographe de la Renaissance se diffuse en Belgique et en Hollande, l’entreprise réformiste rencontre bientôt en France des difficultés matérielles, les guerres de religion fragilisant les ateliers d’imprimerie, ainsi que les résistances de lettrés partisans d’une graphie étymologisante. Les « îlots novateurs » se perdent dans « l’immense océan du conservatisme », commente Bernard Cerquiglini dans La Genèse de l’orthographe française (Unichamp-Essentiel, 2004). Aussi, la hardie réforme de Louis Meigret rencontre un échec cuisant, au point qu’il est contraint de rééditer son traité dans une orthographe traditionnelle, faute d’imprimeur favorable. De surcroît, « son phonétisme absolu s’est heurté aux prononciations si variables d’un patois à l’autre », relève Gilles Siouffi. En conséquence, nombreuses et variées sont les graphies qui coexistent à la fin du siècle, et aucune instance ne régule pour l’heure le code orthographique.
Dictionnaire clandestin
Créée en 1635, l’Académie française est chargée, selon ses statuts, de « fixer la langue française, lui donner des règles, la rendre pure et compréhensible par tous ». En codifiant la langue et en s’accordant sur certaines pratiques, les académiciens fondent ce qui devient la norme au cours de leur recherche d’une orthographe standardisée par-delà les régionalismes. Ostensiblement, l’orthographe étymologisante est préférée au phonétisme, comme l’indique la préface du premier Dictionnaire de l’Académie en 1694 : « L’Académie s’est attachée à l’ancienne orthographe reçue parmi tous les gens de lettres, parce qu’elle aide à faire connaître l’origine des mots. » « Corps » et « temps » s’écrivent donc avec un « p », tandis que le mot « teste » conserve son « s » afin de rappeler le latin « testa ». Avant même la publication de ce dictionnaire, l’Académie statue sur certaines graphies, et c’est en 1679 qu’elle décide que les participes présents et les gérondifs sont invariables – contrairement, hélas pour certains, aux participes passés.
Toutefois, la création de l’Académie ne signifie pas que le débat n’a lieu qu’entre ses murs. Le premier dictionnaire entièrement écrit en langue française est publié clandestinement en 1680 par le grammairien Pierre Richelet, qui dévoile un système complet d’orthographe simplifiée : les doubles consonnes sont supprimées et le verbe « ateindre » s’écrit, par exemple, avec un seul « t ».
D’autres voix s’élèvent contre les décisions de l’Académie et son respect d’une étymologie parfois fantaisiste. Si le courant réformiste conserve son dessein phonétique, les arguments évoluent et se consolident. Ainsi, autour des années 1660, l’exclusion des femmes de cette orthographe latinisante devient l’une des justifications de la réforme : « Les femmes, auxquelles on enseigne quelquefois la lecture, rarement l’écriture, jamais le latin, sont d’abord destinataires de la réforme », écrit Bernard Cerquiglini. Pour leur donner accès aux textes religieux, selon le souhait évangélique, une réforme est nécessaire.
Bientôt, les femmes elles-mêmes s’emparent de ce débat par l’intermédiaire de celles qu’on appellera « les Précieuses », promptement ridiculisées. Celles-ci défendent une graphie fidèle à la prononciation, décident d’écrire « auteur » et non « autheur », et élaborent un programme de graphie modernisée qui se heurte à « la résistance farouche de la gent masculine, acharnée à défendre son orthographe, ses consonnes et ses privilèges », selon Bernard Cerquiglini dans La Genèse de l’orthographe française. C’est ainsi que l’académicien François Eudes de Mézeray déclare, en 1673, que l’Académie se doit de suivre « l’ancienne orthographe, qui distingue les gens de lettres des ignorants et des simples femmes ». En somme, la tentative de réforme du courant phonétique échoue, une nouvelle fois
Transformé et modernisé
Au XVIIIe siècle, quatre éditions du Dictionnaire de l’Académie française voient le jour, dans une effervescence novatrice et une volonté d’entériner certains usages de la part des philosophes entrés à l’Académie. La préface de la deuxième édition du dictionnaire explique alors : « Nos yeux et nos oreilles sont tellement habitués à certains arrangements de lettres et aux sons qui leur sont attachés » qu’il est impossible « qu’une habitude de cette nature puisse se détruire par des raisonnements et des méthodes. Le plus sûr est de s’en rapporter à l’usage ». En 1740, plus d’un quart du vocabulaire français est transformé et modernisé, notamment au moyen des accents et signes auxiliaires mis au point par les imprimeurs et systématisés, rendant obsolètes redoublements de voyelles, ligatures et autres consonnes muettes, qui disparaissent : « adjouter » perd son « d », « febvrier » perd son « b ".
La quatrième édition du Dictionnaire est publiée en 1762 et poursuit le même dessein : les « lettres ramistes » – le « j » et le « u », dont le nom dérive de l’humaniste Pierre de La Ramée – sont enfin acceptées afin de se distinguer du « i » et du « v ». Le nombre de lettres de l’alphabet français est alors de vingt-cinq – et ce jusqu’à ce jour pour le Dictionnaire de l’Académie. En effet, si les termes commençant par la lettre « w » figurent dans celui-ci à la fin du XVIIIe siècle, la lettre en elle-même est toujours considérée comme un emprunt et demeure hors des frontières de l’alphabet français. Ainsi, elle possède toujours une entrée des plus singulières, puisqu’elle est considérée par la dernière édition complète à ce jour(1935) comme une « lettre qui appartient à l’alphabet de plusieurs langues du Nord et qu’on n’emploie en français que dans un certain nombre de mots empruntés à ces langues ».
« L’écriture est la peinture de la voix : plus elle est ressemblante, meilleure elle est », écrit Voltaire dans son Dictionnaire philosophique. L’écrivain prend en effet part aux débats de son temps et aspire à une orthographe simplifiée. Il conspue dès 1734 la graphie « oi » des termes qui se prononcent depuis longtemps [ɛ], tels « françois », « anglois » ou « je feroi », et qu’il écrit régulièrement « ai » – ce que l’on nommera« graphie voltairienne », répandue dès l’époque de la Révolution française, mais approuvée seulement en 1835 par l’Académie.
Tempête napoléonienne
Celle-ci, dissoute en 1793 par la Convention nationale, voit ses bancs occupés par « des hommes de lettres que la Révolution a comptés parmi ses partisans les plus éclairés », explique la préface de la cinquième édition du dictionnaire, assortie d’un glossaire des termes révolutionnaires. « Mais l’essentiel n’est pas là, explique Danièle Sallenave dans un article de 2016. C’est une nouvelle langue qui émerge entre le langage de l’Ancien Régime et celui de la nouvelle République. Dès lors, ce qui est clair et vaut jusqu’à nos jours, c’est un glissement vers le politique. » Désormais, « en matière d’usage, l’autorité, c’est la nation, le peuple éclairé ».
Ce glissement politique se manifeste d’une éclatante manière au XIXe siècle, siècle au début duquel les simplifications entreprises par l’Académie française sont endiguées par la tempête napoléonienne. Dans son article de 1973, Nina Catach précise : « La sixième édition du dictionnaire, parue en 1835, est tout un symbole : sous la forme de l’édition précédente, c’est toute la Révolution que l’on semble vouloir effacer d’un trait de plume. Ignorance ou volonté consciente, on revient à l’orthographe la plus étymologique possible. » Une pluie de lettres dites « grecques », « h » et « y », s’abat sur les mots : la norme fixe d’écrire « rhythme » et « phthisie » avec deux « h ». Toutefois, en dépit de ce reflux, certains usages contestés finissent de l’emporter : un « t » final se profile dans le pluriel des termes terminés par « ent » ou « ant » au singulier – les « enfans » deviennent les « enfants » –, non sans opposition, puisque certains auteurs, tel Chateaubriand, n’acceptèrent jamais cette nouvelle orthographe.
La simplification de la graphie semble, en effet, de plus en plus essentielle aux nouveaux acteurs de ce débat que sont les professeurs et ministres de l’instruction publique, puisqu’un enjeu de taille apparaît sous un nouveau jour : celui de l’école et de la maîtrise de la langue par les élèves. Dès 1833, François Guizot, ministre de l’instruction publique, institue l’orthographe comme épreuve du brevet des maîtres. Celle qui est devenue une discipline à part entière n’est pourtant pas érigée au rang de vertu cardinale par certains successeurs de François Guizot. Ainsi, Jules Ferry, arrivé au ministère en 1879, déplore le temps consacré à cette matière pour des résultats, comme aujourd’hui, généralement décriés. En 1880, il s’adresse aux inspecteurs primaires et aux directeurs d’écoles normales et réclame : « Aussi, Messieurs, ce que nous vous demandons à tous, c’est de nous faire des hommes avant de nous faire des grammairiens ! »
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