Propos recueillis par Luc Cédelle Publié le 19 septembre 2023
A l’instar du ministre de l’éducation nationale, Gabriel Attal, ou d’Emmanuel Macron, la multiplication des messages appelant au « retour » de l’autorité témoigne souvent d’une confusion avec la notion d’« autoritarisme », souligne, dans un entretien au « Monde », le professeur en sciences de l’éducation.
Ancien instituteur, puis formateur et directeur d’école, Bruno Robbes est professeur en sciences de l’éducation à l’université de Cergy-Pontoise et spécialiste de la pédagogie institutionnelle. Il a notamment publié L’Autorité éducative dans la classe. Douze situations pour apprendre à l’exercer (ESF, 2010) et a codirigé avec Marie-Anne Hugon Le Rapport aux savoirs dans les pédagogies différentes (Editions universitaires de Lorraine, 2016).
Dès son entrée au ministère de l’éducation, Gabriel Attal a mis au tout premier rang de ses priorités la nécessité de « revenir à des choses simples : le respect du professeur et de son autorité ». Que vous inspire cette formule ?
Qui pourrait s’opposer à ce que le professeur soit respecté ? La référence à l’autorité est désormais une sorte de passage obligé pour tout ministre de l’éducation nationale. D’autres avant lui, de différents bords politiques, ont fait ce genre de déclarations. Toutefois, elles ne sont pas toutes identiques par leur tonalité, plus ou moins martiale, par l’importance qui leur est donnée et par le contexte de leur énonciation. Cette fois, plusieurs indices permettent d’affirmer que ce message n’est ni principalement pédagogique, ni spécifiquement destiné aux enseignants.
Il pourrait même être perçu comme une façon insidieuse de les critiquer, en suggérant qu’ils ne seraient pas capables de se faire respecter. Après Gabriel Attal, qui avait fait explicitement référence aux émeutes ayant suivi la mort du jeune Nahel, Emmanuel Macron a prôné « l’ordre, l’ordre, l’ordre » et réitéré sa volonté de « remettre de l’autorité » à l’école et ailleurs, faisant de ce thème un leitmotiv de la rentrée. Nous sommes donc surtout en présence d’un message politique qui s’adresse à la frange la plus conservatrice de l’opinion publique.
En outre, pour revenir à la formulation du ministre, il faut relever que le respect du professeur et celui de son autorité sont tout sauf des « choses simples » ! Les deux sont la résultante d’une relation, où celui qui veut être respecté doit d’abord s’interroger sur ses façons d’être et d’agir à l’égard de l’autre, qui le rendent ou non respectable. Si cet autre se sent respecté, alors un respect mutuel peut s’instaurer. L’autorité ne se décrète pas, et les enseignants le savent bien. Il ne leur suffit pas de déclarer aux élèves : « Je suis votre professeur, vous devez respecter mon autorité ! »
Le professeur est le représentant du monde des adultes et le garant de la transmission des savoirs. A ce titre, il dispose certes d’une autorité statutaire et de principe qui lui permet de poser un cadre, mais c’est dans ses façons de mettre en œuvre des situations d’enseignement et dans sa relation aux élèves qu’il l’exerce effectivement.
Justement, le ministre comme le président ont lié « l’autorité du professeur » à celle « des savoirs ». Qu’entend-on par « l’autorité des savoirs » ?
Une conception aujourd’hui en recul, mais encore assez répandue parmi les enseignants, considère que l’autorité du professeur se fonde exclusivement sur le savoir qu’il détient. L’importance de la maîtrise par le professeur des savoirs qu’il enseigne ne saurait être minimisée. C’est une condition nécessaire, mais non suffisante, pour que les élèves apprennent. Par ailleurs, le statut des savoirs en général est fragilisé, dans nos sociétés, par des évolutions que l’on peut déplorer pour certaines, mais qu’il est impossible d’ignorer. La légitimité des énoncés de savoirs est interrogée de toutes parts. On peut le voir à travers, évidemment, les dérives des réseaux sociaux, où le complotisme et la post-vérité font recette.
Quant aux savoirs scientifiques, il est admis que leur vérité est en partie temporaire, puisque, par nature, ils progressent par des remises en cause successives et que leur renouvellement est exponentiel dans certains domaines. En outre, l’essor des technologies numériques, dans le cadre de ce qu’on appelle la « société de la connaissance », place les savoirs scolaires, dont l’acquisition vise l’émancipation par la compréhension du monde, en concurrence avec le simple accès direct à des informations.
Ces mutations du rapport au savoir ont des répercussions directes sur le métier de professeur, en mettant de plus en plus fortement l’accent sur ses dimensions pédagogiques et didactiques, autrement dit sur sa capacité à créer les conditions effectives de l’apprentissage au-delà de la seule énonciation des savoirs.
Pourquoi est-il si répétitivement annoncé qu’il faut, dans le cadre scolaire, « revenir » à l’autorité ?
Outre les intentions politiques précédemment évoquées, l’explication tient à une idée tenace, bien que démentie par les historiens de l’éducation, qu’il aurait existé, associé à la IIIᵉ République, un âge d’or de l’autorité à l’école, où celle-ci s’imposait naturellement, sans discussion ni besoin d’être justifiée. On oublie qu’à l’époque l’école ne scolarisait pas la quasi-totalité des élèves jusqu’à 16 ans, voire 18 ans, comme c’est le cas aujourd’hui dans la plupart des pays développés.
La revendication d’un « retour » à l’autorité est aussi un discours qui excède largement le cadre scolaire. Dans les milieux conservateurs, la conviction persiste qu’un désastreux abandon s’est produit à partir de 1968, lorsque l’autorité traditionnelle n’a plus fait consensus et que toutes ses formes d’exercice dans la famille, l’école, l’armée, l’entreprise… ont été bousculées.
En fait, l’idée d’un abandon de l’autorité – et, indissociablement, de sa restauration nécessaire – est une très vieille histoire qui se renouvelle à chaque époque. Elle vient de bien plus loin, du moment historique où, dès la Renaissance, le principe d’une autorité indiscutable, d’essence divine, a été remis en cause au profit de la rationalité. Ce mouvement s’est approfondi à travers la Révolution et la philosophie des droits de l’homme, impliquant un contrat social entre les représentants du peuple et les citoyens, donc une adhésion conditionnelle.
On pourrait citer d’autres facteurs d’évolution vers une autorité de plus en plus négociée et conditionnelle, non seulement du point de vue politique, mais dans tous les aspects de la vie sociale : l’essor du mouvement ouvrier, l’émergence du féminisme, etc. Cette dynamique, qui s’est aussi traduite dans des textes comme, en 1989, la Convention internationale des droits de l’enfant, n’est pas terminée. La conception communément admise de l’autorité est en perpétuelle redéfinition. A chaque étape, elle sépare les personnes qui acceptent le nouvel état de l’autorité et celles qui ne s’en remettent pas.
A force de tout négocier, y compris dans la famille et à l’école, n’en arrive-t-on pas à un déficit d’autorité ?
Il est vrai que parfois, aussi, toute contrainte sociale a pu être rejetée. On a pu observer des refus d’exercer l’autorité de la part de certains adultes, de peur de perdre l’amour de l’enfant ou en arguant du caractère prétendument anti-éducatif d’un tel exercice. Mais, et c’est une autre variante, l’affirmation de l’autorité en paroles peut s’accompagner de son absence en réalité. A l’école, cette tendance, qui traverse toute la société, s’observe par exemple à travers des refus de certains adultes d’intervenir pour gérer des incidents entre les élèves, ou une baisse des exigences scolaires pour éviter les conflits. Mais, dans le même temps, comme le montre l’influence croissante de l’extrême droite, on observe des mouvements contraires prônant un retour à l’autoritarisme. La société est hésitante, voire paradoxale.
Depuis les années 2000, en effet, différentes enquêtes montrent que les citoyens souhaitent à la fois davantage d’autorité pour les autres et davantage de liberté pour eux-mêmes. La montée de l’individualisme, sous le couvert d’autonomie personnelle, transforme notre rapport aux normes et fragilise, sans la faire disparaître, la notion d’autorité communément admise.
Chacun, individu ou communauté, édicte ses propres normes au lieu de chercher à s’accorder sur des normes communes, dont l’affaiblissement rend difficile leur transmission aux générations suivantes. Les enfants et les jeunes sont aujourd’hui les cibles d’emprises de toutes sortes, qu’il s’agisse des multinationales numériques, des influenceurs ou d’organisations religieuses fondamentalistes, qui leur proposent des modèles identificatoires puissants.
De ce fait, l’autorité des parents, des éducateurs et des enseignants est incontestablement affaiblie. Il leur est plus difficile de poser les exigences inhérentes à toute action éducative : contrôler ses pulsions, tolérer la frustration, obéir aux règles, fournir des efforts. Poser des limites et soutenir des conflits devient de plus en plus difficile. C’est en ce sens que l’on peut parler de déficit d’autorité éducative. Il ne peut être comblé qu’en développant à l’école et ailleurs un rapport au savoir permettant aux enfants et aux jeunes de déconstruire et de contester ces emprises.
Comment distinguer la frontière, forcément mouvante, entre l’autoritarisme et l’autorité légitime ?
J’observe fréquemment que nombre de responsables politiques entretiennent une confusion entre autorité et autoritarisme. Dans leurs déclarations, c’est souvent la conception autoritariste de l’autorité qui s’entend. Je m’étonne d’ailleurs que plus personne ne cite sur ce sujet Hannah Arendt, qui fut un temps la référence incontournable des milieux conservateurs à propos de l’autorité. Car elle ne s’y trompe pas : pour elle, en effet, l’autorité est une influence qui s’exerce sans recourir à la force. Elle ajoute que « l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué ». On ne saurait être plus clair ! Réduire l’autorité à ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire à un abus de pouvoir, c’est ne rien comprendre à ce qu’est une relation d’autorité véritable.
Nous sommes là en présence d’un malentendu profond et durable, qui voudrait s’imposer comme un sens commun de l’autorité : concevoir celle-ci comme une relation où le détenteur d’un statut ou d’une position institutionnelle exercerait une domination sur l’autre afin d’obtenir une obéissance inconditionnelle, indépendamment de ce que cet autre peut dire ou penser. Une relation d’autorité véritable, que l’on pourrait appeler « relation d’autorité éducative », est tout autre. Elle s’établit entre deux personnes de statuts différents, où l’influence de celui qui exerce l’autorité tient précisément au fait que celui sur lequel cette influence s’exerce consent à obéir. Là est l’enjeu, faire en sorte que l’autre reconnaisse mon autorité comme légitime. Depuis 1789, en régime démocratique, c’est bien le consentement du peuple qui conditionne l’exercice de l’autorité légitime.
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