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samedi 23 septembre 2023

Histoire Enseignantes : des siècles de lutte contre le sexisme

par Yannick Ripa   publié le 20 septembre 2023

L’ouvrage collectif «les Enseignantes en France» analyse l’évolution de la place des institutrices du XVIe au XXe siècle, confrontées au manque de reconnaissance et aux préjugés de genre.

Voilà plus de dix ans que Rebecca Rogers, spécialiste de l’histoire de l’éducation, déplorait que l’on continuât «à célébrer “les hussards noirs de la République” en oubliant que la laïcisation incomba plus encore aux institutrices». De fait l’éviction à compter de 1880 des religieuses – chargées de former des mères ou des nonnes – impliquait le recours aux enseignantes afin d’éviter toute mixité dans les classes. «Ce véritable scandale historiographique», dénoncé par l’historienne, cesse grâce à ce livre aux quinze signatures. Il suit les carrières de ces pionnières, qui, grimpant peu à peu dans l’échelle professorale, forment une «nouvelle élite intellectuelle au féminin» (M. Fabre), et étudie comment s’est constituée leur identité professionnelle dans un contexte souvent défavorable. Ces nouvelles venues sont confrontées au rejet de collègues, soucieux de garder leur mainmise sur l’enseignement en passe de devenir d’Etat, aux réticences des autorités locales dont elles dépendent en partie, à celles des habitants – notamment dans la très catholique Bretagne – et aux idées reçues sur les femmes d’inspecteurs qui les jugent incompétentes malgré leur formation, de plus en plus performante depuis la création des Ecoles normales de filles dirigées par des femmes (L. Clark). Les années ne changent guère les mentalités : les intérimaires – catégorie aux contours flous, «oubliées parmi les oubliées» qui remplacent les instituteurs mobilisés pendant la Première Guerre mondiale – reçoivent certes des louanges, mais bien des critiques. Elles sont révélatrices des rapports sociaux de genre, de «l’immuabilité de la frontière des sexes à travers la question de l’autorité», laquelle ferait défaut aux femmes. Les instituteurs craignent, eux, une perte de prestige de leur métier (J. Cahon), pourtant après 1919, des institutrices expérimentent des pédagogies, telle Marie-Louise Babeau-Wauthier qui promeut la méthode de travail libre, jusque dans les milieux ruraux (L. Gutierrez).

Rôle fondamental

D’un siècle à l’autre, les qualités dites naturelles des femmes – douceur, dévouement, compréhension – rendent acceptable, voire souhaitable, leur présence dans les écoles maternelles. Succédant aux salles d’asile, elles ne dispensent pas de véritables savoirs, apanages des hommes. Ceux-ci considèrent même que l’écriture est «attachée au sexe masculin», et ce depuis la création par l’archevêque Georges II d’Amboise de la communauté laïque des maîtres écrivains au XVIe siècle. Si leurs filles ou leurs veuves parviennent à contourner cet interdit – une régression de la liberté féminine par rapport au Moyen Age –, elles sont traitées de «fraudeuses» (A. Amiot). «Univers strictement féminin», la maternelle favorise «la constitution d’un groupe de professionnelles» qui revendiquent compétences et spécificité, autour de valeurs communes, tel le dévouement dans et hors de l’école, et d’une homologie sociale, en raison de leur appartenance à une «dynastie d’instituteurs» ou à des familles de classe moyenne (P. Legris, S. Touche).

Face au manque de reconnaissance, y compris par leurs homologues du primaire, malgré leur commune formation, elles se regroupent à partir de 1921 dans l’Association générale des institutrices des écoles maternelles, afin de réfléchir à la pédagogie et de défendre les droits des adhérentes (B. Kolly). De ceux-ci, les professeures et directrices du secondaire se préoccupent aussi : alors que l’accès des femmes à des diplômes de prestige fait débat à la Belle Epoque, elles affirment dans des revues ad hoc «l’égalité entre hommes et femmes du point de vue de l’intelligence» (M. Fabre) ; sa non-reconnaissance expliquerait l’indigence des programmes scientifiques destinés aux futures professeures. Leurs articles à la teneur féministe démontrent le rôle fondamental des enseignantes dans «une société laïque et démocratique». Ils soulignent aussi les paradoxes des républicains qui luttent contre l’influence de l’Eglise, mais restreignent le langage de la raison chez les femmes. Ce n’est pas le seul paradoxe. Le profil souhaité pour être enseignante est celui de la célibataire, à la grande mobilité, censée se dévouer par devoir à l’enseignement, par vocation aux élèves, ces enfants qu’elle n’a pas eus ; c’est le cas de nombreuses directrices des lycées de jeunes filles, tel celui de Tours entre 1883 et 1924 (A. Puche). Or, dans le même temps, l’Etat valorise la femme, épouse et mère, préoccupée par son foyer ; du reste, certaines suspendent leur carrière à l’arrivée du premier enfant, tandis que leur mari, lui aussi enseignant, poursuit la sienne.

«Apprentissage à la dissidence»

Alors que tout engagement d’un fonctionnaire est douteux, voire subversif car contraire à la neutralité exigée, des femmes participent au mouvement d’éducation populaire, lancé à la suite de l’affaire Dreyfus ; pour certaines, celle-ci est «un apprentissage à la dissidence» (M. Fabre). Le sommet de la contradiction genrée est atteint sous Pétain : il prône l’«éternel féminin» tout en introduisant la «“sportivisation” de l’éducation physique scolaire»pour former une jeunesse vigoureuse. Pour cela, Vichy recrute des monitrices. D’origine modeste, formées au Collège national des moniteurs et athlètes, elles construisent leur identité professionnelle sur la posture acrobatique qu’on leur impose : «Relayer les canons d’une féminité essentialiste tout en symbolisant un idéal d’activité physique par devoir professionnel de régénérescence de la jeunesse féminine» (L. Szerdahelyi).

Prétextant que «professeure c’est bien pour une femme», car permettant de concilier vie privée et vie professionnelle, le second XXe siècle féminise l’enseignement, mais freine l’intégration des femmes aux personnels d’encadrement scolaire. La réussite d’Odette Brunschwig, professeure, directrice puis inspectrice générale, est exceptionnelle (G. Pezeu) ; dans la décennie 60, les attendus des inspecteurs qui contrôlent les directrices reflètent toujours les normes de genre (M. Cacouault-Bitaud).

Stéphanie Dauphin (dir.), les Enseignantes en France (XVIe-XXe siècle). Sexe, genre et identité professionnelle. Presses universitaires de Rennes, 328 pp.


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