par Cécile Daumas et Clémence Mary publié le 14 septembre 2023
Pourquoi les nouveau-nés français pleurent-ils crescendo quand les petits Allemands poussent leurs cris de haut en bas ? Pourquoi 82 % des fillettes de 2 ans jouent à la poupée et seulement 19 % des garçons ? Pourquoi je n’aime pas les champignons ? Et pourquoi est-il si pingre ? Pour expliquer l’individu, ses goûts et ses désirs, on a tendance à se tourner vers la psychologie, l’histoire de la famille, les grands événements qui marquent une trajectoire. Avec La société est en nous (Seuil 2023), en librairie ce jeudi, Wilfried Lignier, chercheur au CNRS, réaffirme une piste négligée par une époque fascinée par les neurosciences et la puissance de la volonté («Quand on veut, on peut»), celle de la sociologie. La société ne nous influence pas seulement, théorise le sociologue, «elle est en nous».
Dès le ventre de la mère, «l’ordre social est déjà là», dit-il, citant études et observations. Serions-nous des êtres 100 % sociaux ? Si une telle affirmation est provocante, voire déprimante par son caractère radical, elle ouvre aussi de nouvelles tentatives de compréhension de soi, car on «est» quelqu’un toujours par rapport aux autres. L’essai de Wilfried Lignier a pour ambition de créer, au côté des langues psy et des sciences biologiques, un «langage sociologique» qui aborderait la petite enfance, la vie de famille, les rapports de couple. Ce «manuel», ironiquement autobaptisé «anti-manuel de développement personnel», réhabilite «les temps faibles» du quotidien qui nous façonnent lentement mais nous différencient profondément.
Nous vivons dans une société qui valorise l’individu, sa volonté de réussir et son autonomie. Que veut dire le titre de votre essai, La société est en nous ?
Cela signifie que ce sont les relations sociales qui constituent l’individu, le détail de sa personnalité, informent ses désirs et ses manières d’être. A tous les âges de la vie, la société nous donne une forme et un contenu. On est social dès le départ, nourri d’interactions avec nos congénères mais aussi de relations avec les institutions, que d’autres appellent la culture. Les institutions, c’est quoi ? C’est ce qui distribue de la valeur aux choses. Le gâteau est un symbole de fête tandis que le pain relève de la pratique quotidienne. La société en nous, c’est aussi les attentes de ceux qui nous entourent (parents, amis, collègues, supérieurs hiérarchiques à l’école ou au travail). Ces relations sont des relations d’affiliation, c’est-à-dire qu’elles nous rapprochent mais elles sont aussi faites de domination et de violence, qui agissent dès l’enfance, même si nous en avons une vision irénique. La formation de la personnalité est une question de pouvoir, de luttes dans la manière de former les enfants.
Vous voulez dire que dans la façon d’élever un enfant, chaque choix compte : faire de la danse ou du foot, aller à l’école publique ou privée, mettre les coudes sur la table ou pas…
On réduit souvent la sociologie de Pierre Bourdieu à l’idée que la société se reproduit d’une génération à l’autre. Mais il y a aussi des stratégies de reproduction. Dans notre société, l’enfant est considéré comme la personne dans laquelle se prolongent les parents. Vous avez tendance à vouloir faire de lui quelque chose de particulier, à lui construire une position aussi bien que la vôtre, voire meilleure. Vous ne pensez pas en termes de place dans l’ordre social mais de qualités : que l’enfant soit dynamique, musicien, sportif, qu’il sache écouter les autres, etc. Toutes ces intentions sont sincères mais en même temps, vous construisez une position, vous projetez cette génération dans l’ordre social. Comme il s’agit généralement d’assurer une position plutôt favorable, cela signifie prendre sa part de domination. N’est-ce pas un peu fort de dire cela d’un enfant qu’on met à la musique, par exemple ? Oui, si la musique n’avait pas de valeur, n’était pas synonyme de performance et de distinction.
Et cela commence avant même la naissance, avec des interactions avec le fœtus ?
Il ne faut pas croire qu’après avoir développé sa cognition, son rapport aux choses, le bébé découvrirait les autres. Les interactions et les institutions sont là avant même la naissance. Elles peuvent être concrètes et matérielles, par exemple le type de nutriments qui arrivent au fœtus et donc son poids de naissance. Cette alimentation varie selon ce que mange la mère, sa position sociale, les normes de son milieu, qu’elle suit ou pas ! Il y a aussi des relations plus abstraites, comme le projet que vous concevez pour cet enfant, le choix du prénom, situé socialement. Rayan n’est pas Charles. Rarement épicène (ni féminin, ni masculin), le prénom inscrit votre enfant dans un sexe.
La façon de toucher le nouveau-né contribue aussi à construire le genre, écrivez-vous.
Une étude américaine menée par des biologistes et psychologuesmontre que dès la naissance, les petits garçons sont davantage touchés par leur mère que les petites filles. Ce n’est pas tant une question d’affection que la volonté d’activer plus les petits garçons. Elles les chatouillent, jouent avec leur corps, non pour les déplacer, mais simplement les bouger. Ces gestes construisent la future mobilité des garçons, instituée et légitime dans la cour de récréation, alors que les filles sont consignées dans des petits jeux qui prennent peu de place.
Prendre conscience de ces rapports de domination permet-il de rompre avec ces déterminismes ?
C’est difficile car cela implique de nouvelles pratiques, de faire des choix. Par exemple, dans mes enquêtes, cela ne m’est jamais arrivé de rentrer dans une chambre d’enfant sans deviner immédiatement s’il s’agissait d’une fille ou d’un garçon. Une fille peut posséder un ballon ou une chambre avec du bleu mais l’inverse est rarissime. Car dire à un petit garçon de ne pas prendre sa part de domination masculine, c’est lui faire perdre un avantage social. C’est normal d’encourager son enfant à s’exprimer, être fort, mais il faut avoir en tête que vous êtes peut-être en train de construire le futur collègue du bureau qui l’ouvre tout le temps et coupe la parole.
Comment s’imbrique cette socialité avec une histoire individuelle, la singularité de l’histoire familiale, qui est le matériau de la psychanalyse ?
Il n’y a pas d’un côté une histoire personnelle et de l’autre, les relations sociales. Nous sommes les relations sociales. Une personne qui raconte avec un vocabulaire psychanalytique son histoire familiale évoque en fait des relations sociales. Le vocabulaire psychanalytique est flou, il aide les gens, c’est vrai, mais cela les aiderait peut-être plus s’ils avaient une idée plus claire des relations qui comptent. Cela passe par le geste, le corps autant que les mots. Les manières de vous tenir à table créent des habitudes de respect des conventions. Mais le langage et les productions symboliques ont aussi des effets sur notre personnalité. Les phrases que vous entendez tous les jours ne sont pas forcément consciemment exprimées mais elles sont susceptibles de changer l’individu. Quel était le rapport à l’argent dans ma famille ? Il y a l’événement (ce père qui me disait, quand j’hésitais entre deux paires de chaussures, «prends les deux») et les petits mots du type «tu as pensé à prendre ton argent ?». C’est difficile de se souvenir de cette quotidienneté quand on fait une enquête sur soi.
Vous pensez vraiment que le quotidien fait l’individu ?
Il nous transforme, change la vie, il est intrinsèquement politique. Certes nous vivons des moments forts mais ils continuent d’exister de mille manières dans des temps faibles. Ce qui fait la violence d’une agression sexuelle, c’est que vous subissez une violence très forte qui va toucher vos relations intimes au quotidien, comme une forme de rappel. Idem pour l’agression raciste ou le contrôle au faciès. On raconte le contrôle, on se met à éviter les zones où l’on risque de se faire arrêter… L’évènement se prolonge dans la pratique. Et les expériences qui nous déterminent s’accrochent les unes aux autres dans le temps, elles ne sont pas déconnectées.
Où placez-vous la part de biologique ? Dans les années 80 on parlait beaucoup de l’acquis et de l’inné. A vous entendre nous sommes des êtres à 100 % sociaux.
Le social ne s’oppose pas au biologique, énormément d’animaux sont sociaux, mais cela n’explique pas pourquoi untel agit comme cela et pas autrement. Or dès qu’il devient important, le social devient une disposition et s’incarne dans le corps. Des études neurolinguistiques montrent que la manière de nommer les couleurs, d’une langue à l’autre, a des effets sur les perceptions, et que cela est ancré dans le cerveau. Pourrait-il en être autrement ? Si le social est en nous, où est-il si ce n’est dans la biologie ? Le vivant, soit la matière, est constamment informé par nos relations. Dans son dernier livre, Bernard Lahire insiste sur le fait qu’il y a des inégalités dans le vivant humain, tel qu’il est légué par l’évolution. Mais il y a une histoire plus courte, culturelle et institutionnelle, qui est celle qui va nous rendre distincts les uns des autres, celle qui, pour moi, importe davantage pour les sciences sociales.
Comment expliquez-vous alors le génie, le talent ?
Je passe sur le fait que ces notions – génie, surdoué, HPI aujourd’hui – devraient toujours être replacées dans une histoire, des milieux sociaux, avec leurs intérêts propres, etc. Si l’on parle de ce dont certains individus sont capables, c’est vrai que c’est sidérant de voir un gamin de 8 ans faire des maths à un niveau très élevé. Cependant, même quand on est étonné, pourquoi conclure au biologique, au sens de la disposition naturelle, imperméable à la socialité ? Le sprinteur Usain Bolt a clairement des qualités exceptionnelles, mais c’est d’autant plus excitant d’analyser la place du social dans cette disposition. Plus généralement, on se fait souvent des idées fausses sur la biologie, l’hérédité, les gènes. Il y a de la culture dans l’évolution telle que pensée par les biologistes : par exemple, les humains ont développé une enzyme, la lactase, pour digérer le lait des vaches qu’ils se sont mis à élever. Dans l’expression des gènes d’un individu donné, comme l’enseigne l’épigénétique (1), les interactions et les institutions peuvent jouer un rôle décisif, qui transitera par exemple par les normes et les pratiques alimentaires.
Vous commencez votre livre avec Pierre Bourdieu et ses notions phares d’habitus et de reproduction, que vous reprenez pour expliquer la formation de l’individu. Reste-t-il le socle de toute analyse sociologique ?
Pour moi oui, et pour de nombreux sociologues dans le monde entier. Après, il a ouvert un espace de travail qui reste à explorer. Sur la formation de l’individu, il a eu tendance à renvoyer à la psychanalyse, aux pulsions, en tout cas pour le jeune âge. Or même quand les bébés se mettent à vouloir tel jeu plutôt que tel autre, cela s’inscrit dans un système d’institutions et de valeurs. Penser qu’il y a une bipartition entre l’être de désir et le reste renvoie les sociologues à la périphérie. Plutôt que de parler de pulsions primordiales, demandons-nous ce qui les «modalise» d’emblée, pour utiliser un terme de Spinoza. Quand les psychologues, ou les neuroscientifiques, parlent d’environnement pour désigner le social, ils suggèrent quelque chose qui serait «autour» de chacun d’entre nous – un peu comme les cailloux, le vent, les éléments, peuvent contraindre la maturation d’une plante, de l’extérieur. Non : le social, ce serait plutôt la sève de la plante. Avec cette particularité que cette sève n’a pas toujours la même composition, la même dynamique, suivant le moment et le lieu qui nous voient grandir, et qu’elle s’en voit toujours changée, dans sa manière de se développer. Car la vie sociale des gens n’est pas commune et partagée universellement. C’est d’ailleurs le défi, la force et la beauté des sciences sociales : elles parlent d’un univers où rien ne se ressemble, et s’efforcent néanmoins de retrouver les logiques communes de cette différenciation.
(1) Science qui étudie l’influence de l’environnement et de l’expérience sur les gènes.
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