Par Roxana Azimi Publié le 14 septembre 2023
Au Palais de Tokyo ou au Louvre à Paris, au MoCo à Montpellier ou encore au Louvre-Lens, les expérimentations se multiplient dans les lieux culturels afin d’améliorer l’accueil des publics à la santé mentale fragile.
« Bien mieux. » C’est le nom d’une offre inédite, intégrée au Pass culture, que le Palais de Tokyo proposera en octobre aux jeunes de 15-22 ans souffrant de fragilité émotionnelle. Aider à aller mieux, c’est aussi l’ambition du Hamo, le département de médiation que le centre d’art parisien inaugure le 15 septembre. Espaces enveloppants, avec leur camaïeu de bleu et de rose poudré, formes alvéolaires tapissées de feutre et acoustique absorbante… Tout, dans la scénographie réalisée par l’agence éclectique Freaks Architecture, concourt à mettre à l’aise les publics, en particulier – c’est la priorité du moment du centre d’art – ceux souffrant de désordre psychique ou neurologique.
« Nous préférons parler de neurodiversité, corrige Guillaume Désanges, le président du Palais de Tokyo, d’identités psychiques qui doivent être accompagnées et soignées plutôt que corrigées. » Surtout éviter le lexique de la maladie ou du handicap, ces mots qui fixent et figent. « L’objectif n’est pas de guérir mais d’émanciper, en dehors du circuit médicalisé », confirme Yoann Gourmel, directeur des publics et de la programmation culturelle.
Soulager les épisodes dépressifs, décourager les idées suicidaires, accompagner les personnes atteintes de troubles du spectre autistique… Sur ces terrains-là, le monde de l’art ne prétend pas se substituer à la médecine mais, plus simplement, prendre sa part.
Nathalie Bondil, qui anime depuis trois ans un séminaire sur la muséothérapie à l’Ecole du Louvre, le dit avec naturel. « Ça tombe sous le sens, l’émotion esthétique est consubstantielle de notre santé », argumente la directrice du musée de l’Institut du monde arabe, l’une des premières à avoir lancé en 2012 des dispositifs « art et santé » lorsqu’elle dirigeait le Musée des beaux-arts de Montréal. « Les musées ont, jusqu’à présent, servi au tourisme, à l’économie et à la diplomatie, il est normal qu’ils contribuent à la santé publique », ajoute-t-elle. Alors qu’elle dirigeait le Musée de Montréal, elle a observé l’initiative du MoMA, à New York, qui, de 2007 à 2014, a accueilli les malades d’Alzheimer. Depuis, les expérimentations pour recevoir les patients en détresse psychique se sont multipliées au Royaume-Uni ou en Belgique.
Partenariats innovants
En France, le Louvre et le Louvre-Lens ont noué des partenariats innovants avec le secteur hospitalier. Plus récemment, en juin, Paris Musées leur a emboîté le pas en lançant le dispositif Bulle d’art avec l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP).
« Tout a basculé avec le Covid-19 », résume Nathalie Bondil. Les troubles de la dépression ont grimpé de 25 %, selon l’Organisation mondiale de la santé. Le constat est encore plus alarmant chez les jeunes : en France, ces deux dernières années, les consultations psychiatriques ont bondi de 30 % chez les étudiants. La demande en soins psychiatriques explose, mais l’offre est notoirement insuffisante.
C’est justement en plein confinement que Philippe Courtet, patron du service de psychiatrie du CHU de Montpellier, a conçu le projet d’Art sur ordonnance, organisé depuis 2022 au MoCo, le centre d’art contemporain de la ville. Le praticien aguerri est alors débordé par l’afflux aux urgences de patients en crise suicidaire. Au même moment, il voit les gens tromper l’ennui en reproduisant chez eux des œuvres célèbres avec les moyens du bord. « C’était un moyen de s’adapter au stress majeur de l’isolement social », diagnostique le psychiatre. Philippe Courtet s’appuie sur l’abondante littérature qui, depuis un siècle, tresse des liens entre l’art et la psychiatrie. « Mais le Covid-19 a créé des solidarités entre deux champs jugés non essentiels », assure-t-il.
Il se rapproche alors de Numa Hambursin, directeur du MoCo, qui lui-même voulait diversifier sa médiation auprès des plus fragiles. « C’était toujours dans un coin de notre tête, ce qui est normal dans une ville de médecine comme Montpellier, précise ce dernier. Mais on voulait faire quelque chose qui ne soit pas un simple gadget. »Ensemble, ils montent un programme « cousu main » sur un mois, à raison de deux heures par semaine, animé par des artistes. « On ne fait pas passer le temps à des gens qui s’emmerdent à l’hôpital », prévient Philippe Courtet.
Barrière intimidante
A Montpellier, à Paris ou à Lens, l’objectif est plutôt de percer les silences, de reprendre le fil de la parole. « Face aux œuvres, les gens expriment plus facilement des choses que les psychiatres essayent de leur faire accoucher pendant des mois », constate Michel Lomonaco, chargé de la programmation handicap au Louvre. Encore faut-il passer la barrière intimidante du musée, pour ceux qui y mettent rarement les pieds. Un travail préparatoire est nécessaire pour oser en pousser la porte, et, sans connaître les usages, ne pas craindre de s’y égarer.
Avant d’introduire les patients au Louvre, les cycles débutent par la présentation, à l’hôpital, d’une maquette du musée, pour les familiariser au site avant la visite. Educatrice retraitée spécialisée dans la prise en charge des autistes, Catherine Treese-Daquin prépare toujours ses virées au Louvre. « Il faut parfaitement prévoir les choses, détaille la sexagénaire au regard espiègle. On doit fixer un horaire plus ou moins précis toujours au même endroit, faire des fiches visuelles des œuvres qu’on verra, décrire l’itinéraire. » Eviter aussi les salles trop bondées, comme la grande galerie et ses wagons de touristes, privilégier les salles médiévales et de l’Egypte ancienne, peut-être plus propices à faire rêver. Et, surtout, s’armer de beaucoup de patience.
Michel Lomonaco, vétéran de l’inclusion, se souvient par exemple d’une patiente, dont les seuls déplacements se partageaient, depuis vingt ans, entre ses sorties au supermarché et l’hôpital. « Prendre les transports publics pour aller au Louvre, c’était pour elle très anxiogène. Elle ne voulait pas se déplacer dans le musée sans son chariot », raconte-t-il. Mais, peu à peu, armée de son cabas à roulettes comme d’un bouclier, elle a réussi à s’approprier le mystérieux territoire du musée.
« C’est très libérateur »
Noémie (elle préfère taire son nom), 29 ans, reconnaît s’être fait violence pour se rendre aux premières séances de l’Art sur ordonnance au MoCo. « Je n’avais pas envie de me lever, mon appartement était devenu ma grotte, que je n’avais pas envie de quitter », relate cette brune dont l’éclatant sourire masque les tourments.
Très vite, néanmoins, elle prend plaisir aux séances de danse. Durant les ateliers de peinture, elle oublie ses drames intérieurs. « Quand on est entouré de gens ayant les mêmes problèmes, on ne se dit pas “je suis bizarre”, on l’est tous, c’est très libérateur. Je me suis dit que je pourrais affronter le monde », poursuit la jeune femme. Du dernier atelier de pratique artistique auquel elle a participé avec l’artiste Valérie du Chéné elle conserve une pierre de toutes les couleurs, qui trône sur la table de sa salle à manger.
Sur une étagère à côté de sa collection de bandes dessinées, Dalila, la cinquantaine grisonnante et les yeux cernés, a aussi précieusement gardé la sienne, couverte d’un bleu nuit profond. Diagnostiquée bipolaire en 2015 et sans activité depuis, elle a d’abord cherché le réconfort dans la méditation, avant de se voir prescrire l’Art sur ordonnance. « On ne se prend pas pour Picasso, dit-elle avec humour. Mais on se découvre des ressources créatives dont on ignorait tout, ça nous pousse vers le haut. »
Philippe Courtet se garde bien de se prendre pour un guérisseur magique. « Je ne vais pas vous la jouer professeur Raoult, glisse le psychiatre, pince-sans-rire. Mais ce qu’on voit, sur une quarantaine de sujets, c’est que le niveau de bien-être s’améliore. » Près de 60 % des participants aux sessions du MoCo, dont Noémie et Dalila, y sont retournés individuellement pour découvrir des expositions. « Ça dure le temps que ça dure, c’est toujours ça de pris. Avec la maladie, on a beaucoup de baisses d’élan vital, de la tristesse. Là, ça remet de l’eau au moulin », philosophe Dalila. « Ce n’est pas un truc miracle qui permettrait de ne plus être en dépression, complète Noémie. Mais ça redonne une estime de soi. »
Pour les musées, dont l’utilité sociale est parfois contestée, l’échange avec les plus fragiles a des vertus. « Après tout, notre mission première, c’est le service public », dit en souriant Michel Lomonaco.
Au Palais de Tokyo, la problématique mentale et psychique débordera bientôt du périmètre du Hamo pour gagner le centre d’art tout entier. François Piron, un curateur maison, prépare ainsi pour 2024 une exposition explorant les questions de psychiatrie et d’antipsychiatrie, d’hier et d’aujourd’hui. Le fil conducteur sera précisément l’art, conçu comme « outil d’émancipation, d’être ensemble, de critique et de poésie vitale ».
« On va devoir nous soigner nous-mêmes », se félicite Guillaume Désanges. Comprendre : les lieux d’art devront s’ouvrir, sortir de l’entre-soi et du jargon pour embrasser vraiment tous les publics. Pas si simple avec des cartels d’exposition et des textes de présentation si souvent hermétiques…
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