Avaleuse de sabres, cracheuse de feu, l’artiste polonaise aux faux airs de Harley Quinn se produit au Cabaret décadent jusqu’au 29 octobre à Paris.
L’homme hésite. Il a le sourire gêné de celui à qui on vient de balancer une énormité avec le plus grand sérieux. Lard ? Cochon ? Bacon végétal ? La pression est d’autant plus forte qu’une centaine de paires d’yeux ne perdent rien de son embarras. Mais non, face à lui, Zora von der Blast ne plaisante pas : elle lui propose bel et bien de lui agrafer un morceau de papier sur la fesse. Le spectateur, qui croyait venir assister peinard à une revue de cabaret, se demande peut-être s’il a soudain été happé dans une réédition burlesque de l’expérience de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité. Dans les années 60, ce psychologue américain avait étudié la façon dont les gens réagissent lorsqu’ils sont confrontés à la fois à un ordre et à ses conséquences, en demandant à des volontaires d’appuyer sur un bouton pour envoyer des décharges électriques à d’autres personnes, en fait des acteurs qui faisaient semblant de souffrir.
Le spectateur sollicité n’osera finalement pas saisir l’agrafeuse tendue : qu’à cela ne tienne, d’autres membres du public, plus téméraires (ou plus soumis, donc ?), accepteront. Et voilà Zora von der Blast, le bas du corps à peine protégé par les résilles de son collant noir, qui offre tantôt la fesse, tantôt la cuisse à l’agrafeuse maniée par des inconnus, sous le regard du reste de l’auditoire, partagé entre amusement timide et léger malaise. Elle, ne bouge pas un cil.La scène a eu lieu au printemps dernier, lors d’une revue du Cabaret décadent, sous le grand chapiteau du Cirque électrique, un lieu hybride (salle de spectacles, bar, école de cirque) à deux pas de la porte des Lilas, dans le XXe arrondissement parisien. Ce show emmené par la renversante Corrine – qui est aussi une figure du cabaret transformiste Madame Arthur – reprend du service cet automne jusqu’au 29 octobre, mêle numéros de cirque et de cabaret, et touche, par moments, au merveilleux. Zora ne s’y contente pas de se faire agrafer la fesse. Cette scénette serait même du pipi de chat, comparée aux moments où elle crache du feu ou avale des sabres, lesquels ne sont, certes, pas aussi affûtés qu’une lame de yakuza mais, contrairement à ce que l’on imagine, pas non plus rétractables. «Il n’y a pas besoin de milliers d’heures pour maîtriser le sabre. A un moment, le déclic se fait dans ta tête que c’est possible, et après ça ne part plus, ça reste avec toi toute ta vie, il suffit de pratiquer un petit peu», dit-elle, du même ton détaché que celui qu’emploient les excellents cuisiniers quand ils prétendent que le plat délicieux pour lequel vous les complimentez n’est que trois fois rien, un truc tout bête, vraiment.
Quand on a vu Zora von der Blast s’enfoncer le long de la trachée un long sabre argenté, on s’est dit qu’on n’en avait pas rencontré beaucoup, des jeunes femmes comme elle. De celles qui choisissent de pérégriner sur les routes d’Europe et d’ailleurs, en camping-car dans lequel elle vit seule et sans grand luxe, d’aller de cirque en cirque et de cabaret en cabaret partager un art séculaire, qu’on imaginait comme un peu suranné avant de voir Zora von der Blast le conjuguer magistralement au présent. «Il y a quelque chose de l’ordre de la transmission, de faire perdurer des arts anciens, d’être un passeur», dit celle qui a un temps dormi avec son sabre.
«J’ai toujours vécu sur la route, depuis que je suis petite, raconte-t-elle encore dans la loge du Cirque électrique éclairée par les ampoules de la table de maquillage. Mes parents faisaient partie d’un genre de communauté, qui n’était pas hippie mais artistique, en Pologne à la frontière avec l’Allemagne. Ils squattaient des bâtiments et faisaient du théâtre vivant, des installations de marionnettes géantes.» Là, la gamine a grandi entre son frère et sa sœur, mais aussi une quinzaine d’autres enfants, riante bande de mômes à mille lieues de celle de Sa Majesté des mouches. Devenus adultes, tous sont liés au monde du spectacle et des arts, qu’ils soient musiciens ou scénographes. «On était constamment en parade, en train de faire quelque chose d’artistique, je ne faisais pas tellement la différence entre la vraie vie et le théâtre. Dans la communauté, on avait tendance à exagérer les choses, à en faire beaucoup», dit-elle en souriant. «C’était très joyeux, mais quand la bulle a éclaté, notamment parce que j’ai commencé à aller à l’école “normale”, j’ai compris que les autres gens ne vivaient pas comme ça, il y avait quelque chose d’un peu expérimental à être tous ensemble dans un village et à ne pas scolariser les enfants !», ajoute-t-elle. A l’âge de 11 ans, après avoir été instruite à la maison elle débarque pour la première fois, donc, dans une école. «J’ai toujours aimé me sentir comme une étrangère dans la société, j’en étais fière, explique celle qui pare ses cheveux de couleurs éclatantes. Ce n’est pas pour provoquer, c’est une question d’authenticité par rapport à moi-même, mais ça ne m’a jamais embêtée qu’on ne le comprenne pas.»
L’âge adulte pointe enfin, et avec lui, un premier départ à l’étranger pour un show d’échasses, puis l’installation à Berlin, où Zora, qui n’a pas encore pris le nom de scène de von der Blast, commence par travailler à l’organisation de festivals de cirque en attendant de faire son «microdébut, avec juste un numéro qu’[elle] avai[t] créé, elle n’avai[t] plus envie d’être dirigée». Elle y côtoie artistes, marginaux, «weirdos». Cet attrait pour la marge ne l’empêche pourtant pas de participer à la vie civique de son pays, la Pologne, où elle vote. Quand on est une enfant de la balle, n’a-t-on pas plutôt envie de devenir financier ou avocat, histoire d’embêter ses parents ? «Je n’ai jamais eu le besoin de vouloir exercer un métier comme tout le monde, répond-elle en rigolant. J’ai toujours su que je serais une artiste, une voyageuse, et d’une certaine manière, je voulais être un genre de superhéroïne.» Il y a néanmoins une chose que Zora von der Blast fera à l’opposé : «Je me suis rendu compte, à Berlin, que je préférais utiliser des techniques solos, plutôt que de faire partie d’un grand ensemble. Je préfère avoir de l’autonomie dans mon art, et c’est totalement connecté à mon mode de vie.»
«L’autonomie», c’est un mot que Zora – qui n’est pour l’heure pas embarrassée par un compagnon ou des enfants – utilise beaucoup. Cela lui vient des valeurs transmises par son père et sa mère. «Créer ta propre liberté, faire ton art de façon saine et authentique, être indépendante, ne pas dépendre des institutions et des autorisations»,liste-t-elle. Et de conclure : «L’art, que ce soit les marionnettes à qui vous donnez un peu de votre âme quand vous les animez, ou le sabre, que vous fabriquez vous-même, m’a permis de vivre tellement d’aventures. Plus jeune, j’avais un numéro où je retirais un clou d’un bloc de bois avec mon cul. Vous vous rendez compte ce que c’est, de pouvoir parcourir le monde parce que vous tirez un clou avec votre cul ?»
13 mai 1990 Naissance à Wroclaw (Pologne).
2005 Commence à cracher du feu.
2011 Part vivre à Berlin.
2016 Commence à avaler des sabres.
Jusqu’au 29 octobre 2022 Se produit au Cabaret décadent du Cirque électrique (Paris).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire