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samedi 29 octobre 2022

Au Liban, les hôpitaux face à la crise : «On ne tiendra pas un an comme ça»

par Blandine Lavignon, Envoyée spéciale à Beyrouth  publié le 27 octobre 2022

En pleine crise économique, les établissements de santé de Beyrouth peinent à s’alimenter en électricité, à acheter des médicaments ou à recruter des soignants. Les patients, eux, n’arrivent plus à payer leurs soins.

Aux urgences de l’hôpital Geitaoui, en plein cœur de Beyrouth, les patients se pressent, visages graves. Tout en parcourant le service, le docteur Naji Abi Rached se désole : «Désormais, les gens ne viennent à l’hôpital qu’en cas d’extrême urgence car ils n’ont plus les moyens. Les pathologies ont changé on voit par exemple beaucoup plus de gens avec des insuffisances cardiaques, des infarctus, car ils ont arrêté leur traitement. Ce sont des cas aigus, plus qu’avant car il n’y a plus de visite de prévention». Lunettes enfoncées sur le nez, le cardiologue annote scrupuleusement le taux de fréquentation du jour.

Depuis 2019, le Liban traverse la plus grave crise économique de son histoire. La monnaie libanaise a perdu plus de 92 % de sa valeur, tandis que les hôpitaux se retrouvent dans l’incapacité de maintenir leurs services. Dans le pays, les prix des soins sont devenus si exorbitants que de nombreux malades y renoncent, le salaire minimum équivalant maintenant à une trentaine d’euros. Les assurances de santé libanaises ne prennent quasiment plus en charge les soins, qui sont facturés au taux pratiqué sur le marché noir. «On a un cas de conscience devant chaque malade : la personne ne peut pas payer, mais est-ce que nous, médecins, on peut la laisser comme ça ?» raconte le docteur. Le dédale des couloirs immaculés donne l’illusion que la structure ne connaît pas la crise. En réalité, l’hôpital privé a été entièrement soufflé par l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020, avant d’être reconstruit par des donations internationales.

Quelques étages plus hauts, dans le service d’oncologie, Nada, infirmière en blouse bleue, finit de s’occuper d’un patient cancéreux. Elle ne compte pas ses heures, pour un salaire qui devient de plus en plus dérisoire avec la dévaluation monétaire. «Désormais, on touche l’équivalent de 400 dollars alors qu’avant c’était environ 2 000. On a l’impression de travailler pour rien, même si on aime le métier. Tous ceux qui peuvent partir fuient à l’étranger vers de meilleures conditions de travail», explique la soignante de 30 ans. Selon le ministère de la santé libanais, 40 % du personnel de santé aurait quitté le pays depuis le début de la crise économique en 2019. Avec ces départs massifs, l’hôpital n’assure plus certaines spécialités médicales, comme la chirurgie pédiatrique, faute de médecins. «On a déjà perdu 35 docteurs et une centaine d’infirmières. Ça nous a fait un sacré coup», souffle le directeur de l’hôpital Geitaoui, Pierre Yared, qui a décidé de payer 20 % des salaires en dollars pour essayer de rester attractif. En parallèle, il est difficile de recruter dans le pays pour compenser ces pertes.

«Chacun ne peut que se préoccuper de soi-même»

A quelques kilomètres, en banlieue de Beyrouth, l’hôpital public Rafic-Hariri semble presque abandonné tant le bâtiment est en mauvais état, entre plafond écroulé par endroits et traces d’humidité. Allongée dans un lit médical entouré d’une dizaine d’autres patients, Najat Ghara, 45 ans, essaie de se reposer tant bien que mal. Souffrant depuis deux ans d’un problème aux reins, elle est venue pour une dialyse. Le visage encadré par un voile rose et les yeux soulignés de khôl, elle remonte sa couverture en assurant : «C’est le seul hôpital où je peux aller ici.» Najat aurait besoin d’une piqûre trois fois par semaine pour être bien soignée. Mais à 200 000 livres libanaises la dose (environ 5 euros au taux du marché noir), elle préfère se rendre à l’hôpital seulement pour la dialyse, qui n’assure que partiellement son traitement. Etre soignée est un luxe pour elle. «Je n’ai plus mon mari et il est difficile de demander de l’aide à la famille. On en arrive à un point où chacun ne peut que se préoccuper de soi-même, personne ne peut plus vraiment aider l’autre», témoigne-t-elle.

Par intermittence, les néons blafards qui éclairent le service baissent en intensité, plongeant les patients dans un clair-obscur. L’hôpital fait face à la pénurie d’électricité qui affecte le pays. Ce mois-ci, il n’a reçu que cinq heures d’électricité fournies par l’Etat. Il doit donc compter sur l’utilisation de ses générateurs privés, dont les coûts exorbitants font exploser la facture de l’hôpital, jusqu’à environ 400 000 dollars par mois. Désormais, pour économiser, la structure hospitalière éteint son système électrique la moitié de la semaine, sauf dans les salles d’opération. Les portions d’oxygène des patients sous respirateur ont également été réduites. Jihad Chihimi, ingénieur responsable de l’électricité le déplore et s’inquiète : «Si nous n’avons plus d’électricité, nous n’avons plus d’hôpital, mais en même temps on ne peut pas dépenser tout l’argent dans le fuel pour le générateur. On ne tiendra pas un an comme ça.»

«On se disait que ça irait mieux après»

Face à la crise, chaque dépense est scrupuleusement scrutée. Dans la pharmacie de l’hôpital, Raida al-Bitar, cheffe du service, parcourt les rayonnages vides de ses grands yeux noirs. «Nous n’avons quasiment pas d’antibiotiques ce qui est très problématique car nous manquons de tous les traitements pour les cancers», détaille-t-elle, en désignant du doigt l’étagère métallique vide du coin des antibiotiques. L’Etat ne subventionne presque plus les importations de médicaments, alors qu’elle représente d’ordinaire 85 à 90 % des besoins pharmaceutiques du pays.

L’hôpital Rafic-Hariri peine donc à s’approvisionner malgré les dons d’organisations internationales comme l’Unicef ou l’UNRWA.«Nous sommes un hôpital gouvernemental, donc tout doit être extrêmement procédurier. Les fournisseurs voudraient être payés en cash mais c’est impossible pour nous. Nous sommes en rupture de beaucoup de médicaments, alors les patients achètent eux-mêmes leur traitement s’ils le peuvent, mais s’ils ne le peuvent pas…» La voix de Raida al-Bitar se brise en évoquant le cas d’un homme de 70 ans qui s’est écroulé en pleurs dans son officine car il ne trouvait pas de traitement pour son fils malade, la suppliant de l’aider. «C’est une situation que nous vivons tous les jours, mais quand tu fais ce métier pour aider les autres c’est dur de t’y habituer», soupire la quinquagénaire, qui travaille ici depuis dix-sept ans. «On est passé par beaucoup de situations difficiles, on a connu la guerre, à chaque fois on se disait que ce n’était qu’une phase, que ça irait mieux après, désespère-t-elle, en enfonçant les mains dans les poches de sa blouse blanche. Maintenant, plus personne n’a d’espoir, on continue de travailler mais on n’y croit plus.»


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