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mardi 25 octobre 2022

« Elle m’avait demandé avec une ferveur gigantesque que je l’aide à mourir » : extraits de « La Mort à vivre », un recueil de récits intimes sur la fin de vie

Par   Publié le 20 octobre 2022

Dans un livre qui paraît le 21 octobre au Seuil, l’ancienne journaliste au « Monde » Catherine Vincent livre quatorze récits intimes et autant de points de vue de personnes ayant eu à affronter la question de la fin de vie. Nous en donnons à lire en extrait le témoignage d’un médecin généraliste, le docteur X.

Bonnes feuilles. On était à la fin des années 1970. J’avais 25-27 ans, j’étais en stage de médecine et j’avais vu trop de gens mourir à l’hôpital, trop tard, sous l’œil indifférent et peu ému de tout le corps médical… à l’exception des infirmières. Je les entendais dire : « On ne devrait pas continuer à prolonger la vie de ce patient », et j’étais ouvertement opposé à la manière dont les chefs de service leur répondaient : « Moi, vous comprenez, avec tout ce que j’ai comme responsabilités, j’ai pas envie de courir un risque infernal, je suis trop exposé pour faire quoi que ce soit… Et je vous interdis de faire ce que je ne peux pas faire. » Nous, les internes, on se disait que ce n’était pas possible de laisser souffrir des gens si douloureux.

(…)

L’hôpital dans lequel je travaillais avait de vieux pianos qui traînaient dans ses sous-sols. J’y avais déniché un Pianola en super bon état, j’avais obtenu le droit de le réaccorder et je l’avais installé au beau milieu du couloir de passage des internes. J’ai commencé à chercher si, parmi les petits vieux, certains avaient eu une éducation musicale… Et j’ai rencontré une élève de Béla Bartok, qui n’avait pas joué depuis quarante ans. Et j’ai vu ce rembobinage, dans ses yeux, quand elle a remis les doigts sur le clavier. Son regard, son expression… c’était une émotion absolument fantastique.

Quand elle est morte, je l’ai accompagnée en étant près d’elle – le plaisir qu’elle m’avait offert pendant une demi-heure valait bien qu’on essaie de lui ôter un peu de souffrance. Mais il ne s’agissait pas d’accélérer les choses : seulement de l’accompagner vers une mort que je trouvais hyper digne, comme j’aimerais que tout le monde la vive. En pouvant se dire deux-trois petits mots, en laissant le temps s’écouler entre les questions et les réponses. C’était une belle histoire.

Ensuite, il y a eu des expériences personnelles. Une amie qui était diabétique. A l’époque, c’était très mal suivi, on n’avait pas de recours vraiment efficace. Son diabète a duré des années. Amputation. Cécité. Cette amie, qui était une amie vitale, s’est mise à vivre un enfer. Et quand cette femme de 60 ans a commencé à discuter avec l’équipe hospitalière en disant qu’elle souhaitait la mort, elle s’est fait rabrouer. Sur le mode « Pourquoi vous et pas les autres ? » Sous-entendu : si on vous écoute, ça veut dire qu’il faut qu’on en tue deux cent cinquante.

J’ai été voir la cheffe de service, qui était une de mes anciennes collègues. Une femme assez droite, froide. Je lui ai dit que j’avais du mal à supporter l’agonie de cette amie, amputée au-dessus du genou des deux côtés, pleurant et ne rencontrant plus aucun interlocuteur que moi, ma mère ne supportant plus d’y aller et me disant : « Mais pourquoi est-ce qu’on ne lui fait pas comme aux vieux chiens malades ? » Et cette femme me dit : « Voici les clés de mon service. Moi je ne peux pas, mais si tu veux passer une nuit, vas-y. Il te suffit de me rendre les clés le lendemain matin. »

Dans sa beauté, ce discours était tellement dépareillé par rapport à ce qu’elle pouvait dire au public que j’en ai recueilli encore plus de sincérité navrée. Comme si elle me disait : « Je serais heureuse que tu le fasses. » C’était une sympathie en silence, ça m’a beaucoup touché. J’étais adoubé. J’ai prévenu mon amie. Elle était tout à fait d’accord, mais elle m’a dit : « Viens quand je dors, comme ça c’est mieux. » Je suis venu au milieu de la nuit. J’avais apporté un petit poste à musique, j’ai fait jouer le Requiem de Mozart, le 646, son morceau favori… Et tout d’un coup, je lui ai injecté tout ce que j’avais comme pharmacopée.

C’était extrêmement simple, parce qu’elle avait déjà une perf pour ses médicaments. Je n’avais donc qu’à glisser au travers de la voie de la perf, sous le petit sac, les produits que je voulais lui donner. Des produits hypersédatifs injectables, qu’on réserve habituellement aux gens qui ont un accès de violence, de folie… C’était l’époque où l’on pouvait dire aux labos « J’ai besoin d’une trousse d’urgence » et obtenir des trucs très forts – pour le cas où on tomberait sur un malade qui voudrait tout casser au cabinet, y compris son médecin. Elle est morte pendant la nuit, à mes côtés.

(…)

Une des premières personnes que j’ai soignées comme ça – j’appelle toujours cela des soins curatifs, la mort étant une façon de se traiter et de guérir de quelque chose –, c’était une vieille prof de philo à la retraite. Elle n’était pas juive, mais pendant la guerre, elle avait dit à ses copines : « Pour brouiller les pistes on va tous se mettre une étoile jaune. Plus on mettra une étoile jaune en n’étant pas juif, plus ils arrêteront de faire chier les autres. » C’était totalement utopique, mais c’était marrant. Elle m’a vu tellement touché par cette histoire qu’elle m’a offert son étoile. Et pour moi, être celui à qui on offre son étoile jaune après avoir risqué de se faire fusiller pour une plaisanterie mal barrée, cela méritait bien une injection intraveineuse d’amour.

Elle m’avait demandé avec une ferveur et une force gigantesques que je l’aide à mourir tel jour, à telle heure. Jeudi, à deux heures de l’après-midi. Et ça s’est passé le mardi. Parce que le jeudi, elle m’en avait parlé dix jours avant, et que quand je suis venu la voir le mardi, elle l’a confondu avec ce fameux jeudi. Soudain elle m’a dit : « Il est plus de deux heures ? – Oui. – Mais alors… vous m’avez trahie ? – Mais… non, on avait dit jeudi. – Ah… – Vous voulez aujourd’hui ? – Oui. » C’est incroyable, hein ? L’impatience ! Au point de dire les choses dans leur forme la plus crue, la plus violente. Ce « Vous m’avez trahie », alors que j’étais venu pour l’aider à se conformer à ce qui allait se passer le surlendemain… C’était comme un coup de couteau qui se retourne. Je me rappellerai tout le temps.

(…)

Le doute peut même parfois être terrible ! J’ai un patient… Il avait 89 ans, et se préparait à une dégénérescence maculaire totale. La première fois qu’il est venu me voir au cabinet, c’était il y a quatre ans environ. « Docteur, j’ai fait plein de recherches, si je tombe sur vous ce n’est pas par hasard. Je veux choisir la date de ma mort. Est-ce que vous êtes disposé à m’aider ? » Je ne le connaissais pas. Et devant cette demande qui n’avait rien d’injonctif, je lui ai dit oui. Tout de suite. Alors il me regarde : « Mais c’est incroyable ! Un miracle ! Je n’aurais jamais pensé que vous me diriez oui ! – Si je vous le dis, ce n’est pas par habitude : vous serez le cinquième grosso modo depuis que je fais médecine. Je dis oui parce que je ne sens pas chez vous de l’aplomb, mais de la sincérité, parce que j’ai l’impression que c’est mitonné depuis un moment… Et aussi parce que vous ne me demandez pas mon aide pour ce soir ou demain. – En effet, je dois faire un voyage. Je viens d’avoir une petite-fille à l’étranger et je veux aller la voir. Je veux aussi en parler mieux à ma femme, qui n’a pas bien compris mon choix… – Et vos enfants ? – Je leur ai tout expliqué, ils respectent. Ça ne les amuse pas beaucoup, mais ils sont d’accord. »

Il a fallu deux à trois ans entre la première consultation et la soirée où il est mort. Parce qu’il a changé un peu les dates, qu’il a voulu jouer les prolongations, passer un Noël de plus en famille… A la fin, il ne voyait plus du tout. Il y avait un jeune psychanalyste qui venait lui lire des bouquins. Je lui parlais de livres que je connaissais, parfois je lisais aussi. Le temps passait à toute vitesse, il était aux anges… Et finalement, ça s’est fait. J’avais bien sûr sondé sa femme et ses enfants, tout le monde avait dit oui. J’avais donc l’unanimité de ma famille… MA famille, oui, c’est tout à fait ça ! Beau lapsus ! Parce que dans ces moments-là, c’est ma famille.

La méthode ? Très facile. Compote de pommes maison, dans un pot de confiture un peu fiorituré. Un petit pilon et mon mortier en marbre, que j’emporte avec moi. Et comme médocs : des benzos pour dormir, de la digitaline pour que le cœur dise « Merde », et de l’insuline – effet immédiat en stylo autopiqueur. Dans la compote de pommes, je mets les benzos et la digitaline. L’insuline c’est pour plus tard, quand la personne dormira, qu’elle sera vraiment bien sédatée. Une dose énorme : je donne un mois d’insuline en une seule injection, d’où une hypoglycémie qui crée la mort cérébrale.

Sauf que ce patient-là, c’était un lutteur… Une brute sympathique. Je l’avais mis en garde : je sais bien que tu veux mourir maintenant, mais tu as un corps qui dit autre chose. Tu as un corps qui tape du poing jusqu’à péter une table en deux en disant « Moi, vous ne m’aurez pas comme ça ». Avec toi, je ne vais pas rigoler. Et lui : « Mais tu ne peux pas pousser un peu plus les médocs ? » C’est ce que j’ai fait. Donc, compote. D’abord avec hésitation, puis avec gourmandise. Slurp slurp slurp slurp slurp, devant toute la famille ! Qui rigole ! Qui dit « Dis donc, tu es courageux ! » – Ben ouais ! Quand il faut y aller, il faut y aller ! Et hop, avec le doigt, slurp ! Après, un petit pipi et il se couche. Et me dit : « Lis-moi un petit truc. – OK, je lis. Mais tu lèves la main une fois si tu veux que je m’interrompe, ou deux fois si tu veux que je m’arrête complètement. »

Au bout d’un moment, il a levé sa main deux fois. J’avais eu le temps de lui lire quarante-cinq pages… Alfredo Gomez Morel, je lui ai lu. Parce qu’il connaissait le Chili comme sa poche, mais pas Le Rio Mapocho. Le voilà donc qui s’endort gentiment. La digitaline agit dans les quatre-cinq heures, donc la nuit y passe, surtout pour un costaud. Eh bien… le lendemain matin, il était toujours là. Il n’était pas conscient, il dormait comme un pape, les benzos agissaient… mais l’insuline n’avait pas fait toute son œuvre. C’est la première fois que ça m’arrivait.

Le fait est qu’à un moment donné les enfants m’ont dit : « Ecoute, tu as une tête de déterré. Prends ton vélo, fais le tour du pâté de maisons, va chez un libraire, paye-toi un petit truc rigolo… » J’enfourche mon vélo, et là, je vis l’enfer le plus fou. Je me dis : « Tu es un con fini de faire des trucs pareils ! Tu vas faire de ce type un type qui ne va pas mourir, qui va être décérébré, qui va vivre encore huit ans avec sa famille qui te regardera d’un œil torve. Une horreur… » Je pousse la porte de la librairie, je ressors aussitôt, je refous le camp vers l’appart… J’étais lessivé. Je monte, je sonne… Et là, j’entends des bruits derrière la porte, comme des gamins qui chuchoteraient dans l’entrée. Les enfants ouvrent, m’attrapent le bras, et tout soulagés m’annoncent : « C’est fini ! » Si ça n’avait pas été le cas ? J’aurais refait de l’insuline. Mais j’étais tétanisé. Terrassé. Je venais de me faire ma dose de trouille.

(…)

Je ne suis pas gratuit. Je me fais payer, en disant : « Ce que vous voulez. » Je donne quelque chose de moi, sans limite pendant quelques heures, et l’autre me donne ce qui lui semble être à la hauteur. En général, cela oscille entre deux cents et quatre cents euros, et je trouve ça très bien. Pourquoi je me fais rémunérer ? Parce que sinon, je me demanderais quelle folie j’aurais de ne pas le faire. Je me dirais : « Il y a quelque chose qui dysfonctionne. » Quel jeu joues-tu en refusant de l’argent ? Trop coupable ? Ou quoi alors ? Trois cents euros pour une nuit, c’est beaucoup plus qu’une consultation. Mais pendant cette nuit-là, je prends trente-cinq fois la tension de mon patient, je parle quinze fois avec la famille qui en est à sa quarante-septième clope… Je suis dans une position innommée. Celle d’ami. Et je reçois une obole comme un ami. Certains ont écrit quelque chose d’intelligent, et on leur offre un prix pour leur création. Moi, j’ai l’impression d’avoir écrit un livre à la voix. Parce que tout ce que je raconte à la famille, c’est du contrôlé.

Je ne suis pas en situation de spontanéité – ou plutôt si, mais je filtre. C’est un travail. Comme celui d’un psychanalyste qui parlerait trop. Et je me sens bien à l’aise quand je fais mon psychanalyste qui parle trop. Parce que je vois les gens émerveillés, étonnés, ou le sourcil froncé. Très réactifs parce que ça les implique. Mais quand j’ai fini ma nuit, je suis à peu près de la couleur d’une bougie d’enterrement. L’épuisement va chercher plus loin que je ne le crois.

« La Mort à vivre », de Catherine Vincent (Seuil, 272 pages, 19,50 euros).


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