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dimanche 23 octobre 2022

La «santé planétaire», un concept «transdisciplinaire» pour tenter de résoudre la crise écologique

par Coralie Schaub  publié le 22 octobre 2022

Pour le chercheur américain Samuel Myers, les conséquences des dérèglements environnementaux sur la santé humaine et les écosystèmes sont si fortes qu’on ne plus se contenter de les observer. Il appelle à changer nos modes de vie pour se donner une chance de résoudre la catastrophe en cours.

La santé humaine, notre santé à tous, dépend de la santé de la planète. Une nature en bon état permet de purifier l’air que nous respirons et l’eau que nous buvons, elle nous assure une alimentation saine et diversifiée, un climat stable… Bref, elle est indispensable à notre survie. A l’inverse, en la saccageant, en la polluant, en déréglant le climat, nous menaçons notre santé et notre bien-être. D’où le nouveau concept de «santé planétaire», en expansion dans le monde, qui vise à comprendre comment l’accélération de ces dégradations a des effets néfastes sur notre santé, mais aussi à y remédier.

A l’occasion de la publication en français du très riche ouvrage Santé planétaire, soigner le vivant pour soigner notre santé (Rue de l’échiquier, 544 pp., 35 euros), entretien avec l’un de ses auteurs, Samuel Myers. Chercheur principal à l’Ecole de santé publique de l’université Harvard à Boston (Massachusetts), il est aussi directeur fondateur de Planetary Health Alliance (Alliance santé planétaire, pour la déclinaison en France), un consortium d’universités, ONG, instituts de recherche et entités gouvernementales du monde entier qui se penchent sur le sujet.

En quoi la destruction de notre environnement menace-t-elle notre santé, voire notre vie ?

Nos propres activités, collectivement, provoquent le changement climatique, mais aussi la sixième extinction de masse de la vie sur Terre, la diminution des ressources, dont l’eau douce et les terres arables, la pollution de l’air, de l’eau et des sols… Nous modifions toutes les conditions biophysiques sur la planète auxquelles nous nous sommes adaptées pour vivre. Tous ces changements interagissent entre eux de façon complexe et altèrent les conditions essentielles de la santé humaine : la qualité de l’air que nous respirons, la qualité et la quantité de l’eau que nous buvonset de la nourriture que nous produisons. Cela modifie aussi notre exposition à des événements météorologiques extrêmes (vagues de chaleur, sécheresses, incendies, inondations, etc.). Jusqu’à l’habitabilité de beaucoup d’endroits où nous vivons sur la planète. Ces perturbations environnementales affectent aujourd’hui toutes les dimensions de la santé humaine. Elles ont des effets sur l’exposition aux maladies infectieuses, mais aussi aux maladies non transmissibles telles que le cancer, sur la nutrition, les déplacements de populations et les conflits, ou encore la santé mentale. Partout, nous voyons ces impacts sur la santé, et le phénomène s’accélère. La crise écologique est en train de nous tuer.

Pouvez-vous citer quelques exemples ?

En voici deux, issus des recherches menées avec mon équipe. Il a été démontré que la hausse des concentrations de CO2 [le principal gaz à effet de serre (GES), ndlr] dans l’atmosphère affecte le contenu nutritionnel des plantes cultivées telles que le blé, le riz, l’orge ou le maïs. Celles-ci perdent alors des quantités significatives de fer, de zinc, de protéines, qui sont des nutriments très importants pour la santé humaine. Nous avons modélisé l’impact de ce contenu nutritionnel dégradé sur la population de 152 pays. Et nous avons trouvé qu’en 2050, il pourrait y avoir dans le monde 175 millions de personnes de plus qu’aujourd’hui carencées en zinc et 122 millions de plus carencées en protéines.

Nous avons aussi mené des recherches pour comprendre et évaluer comment le déclin des insectes pollinisateursaffecte la santé humaine. Selon une étude de terrain menée sur des fermes en Afrique, Asie et Amérique latine, près d’un quart de la différence entre les rendements possibles des cultures (fruits, légumes, graines, noix…) et ceux réellement atteints s’explique par le manque de pollinisateurs sauvages. Or nous savons qu’une consommation insuffisante de ces aliments entraîne de sérieux problèmes sanitaires, surtout des maladies cardiovasculaires, certains cancers et le diabète. Notre étude, pas encore publiée, montre qu’aujourd’hui déjà, chaque année, le manque de pollinisateurs entraîne environ un demi-million de morts supplémentaires dans le monde.

Même notre santé mentale dépend de celle des écosystèmes, dites-vous ?

Absolument. Après les désastres tels que celui provoqué par l’ouragan Katrina, qui a frappé la Nouvelle-Orléans en 2005, des taux très importants d’anxiété et de dépression ont été documentés. Et quinze ans plus tard, il subsistait des troubles mentaux très significatifs parmi la population touchée. Les méga-feux ou les inondations meurtrières qui touchent de plus en plus l’Europe et l’Amérique du Nord sont des événements traumatisants, entraînant de sérieux problèmes de santé mentale.

Ce qui est plus difficile à étudier, c’est une large variété d’autres troubles tombant dans la catégorie du «deuil écologique» ou de l’éco-anxiété. Nous réalisons que nous changeons le monde de façon probablement pas favorable et que nous perdons des endroits que nous chérissons. C’est l’idée de «solastalgie». Je ne peux pas faire ma randonnée préférée au monde, à Cape Cod, dans le Massachusetts, sans ressentir une nostalgie et une tristesse au sujet de ce que nous faisons à cet écosystème, un marais d’eau salée qui commence à disparaître à cause de la montée des eaux. Et qu’est-ce que cela veut dire, de penser ceci : «Je dois emmener mes enfants plonger aussi vite que possible car bientôt ils n’auront aucune chance de voir une barrière de corail vivante» ? Bien sûr, ceci n’est rien comparé aux populations indigènes en Arctique ou dans les nations insulaires du Pacifique, qui voient toute leur culture et leur mode de vie changer de manière irrémédiable et qui vont peut-être devoir déménager.

Autre chose : de plus en plus de jeunes couples renoncent à avoir des enfants, pour une série de raisons, dont le fait de ne pas vouloir les faire naître dans un monde en crise écologique ou car ils se sentent coupables d’ajouter un poids supplémentaire à une planète en surchauffe. C’est profond.

Le concept de santé planétaire provient donc de ce constat ?

Oui, il s’agit de faire le lien entre la «crise de la Terre» engendrée par nos activités et la «pandémie invisible», la crise sanitaire mondiale que celle-ci provoque. Des scientifiques avertissent de cette grande menace depuis des années, il s’agit de faire entendre leur voix. Et de tout faire pour éviter que le poids de notre empreinte écologique n’entraîne l’érosion des progrès en matière de santé publique que nous avions réussi à obtenir ces dernières décennies.

Cela suppose un changement de paradigme. De ne plus voir seulement une série de problèmes environnementaux distincts («nous avons un problème avec le climat, un autre avec l’océan, d’autres encore avec le déclin de la biodiversité, la désertification, etc.»), mais de comprendre que nous transformons la nature à une échelle telle qu’il s’agit en fait d’un seul et même problème, immense, de justice sociale et de survie humaine. La santé planétaire est une idée, un champ de recherche transdisciplinaire et un mouvement très nouveau, qui est apparu en 2015 pour la première fois dans la revue médicale The Lancet et croît très vite dans le monde entier.

C’est-à-dire ?

En Europe, par exemple, le programme Hera (Health Environment Research Agenda for Europe) de l’UE met beaucoup en avant la santé planétaire. Des universités et écoles de médecines l’introduisent dans leurs cursus, etc. L’Alliance santé planétaire rassemble aujourd’hui plus de 320 organisations de plus de 60 pays, c’est une communauté très diverse, qui concerne des disciplines différentes (sciences de l’environnement, épidémiologie, médecine…). Elle inclut des chercheurs, des universitaires, mais aussi des responsables de politiques publiques, des agences gouvernementales, et même 17 000 particuliers soutiennent le mouvement. Les seules membres que nous n’avons pas sont les entreprises à but lucratif, pour éviter tout greenwashing.

Un point important : la santé planétaire est aussi très axée sur les solutions. Nous voyons la société humaine globale faire du somnambulisme au bord d’une falaise et nous souhaitons contribuer à changer le cours de cela, pour ne pas tomber collectivement dans le précipice, pas simplement documenter cette marche somnambule en observateurs.

Quelles sont les solutions, alors ?

Déjà, ne plus penser «en silos» mais adopter une approche systémique et tenter de résoudre ces enjeux complexes de façon transdisciplinaire. C’est un défi. Partout, dans chaque secteur, comprendre que la façon dont nous vivons transforme la nature, ce qui menace notre existence même et le reste de la vie sur Terre. Et agir en conséquence. Par exemple, ce qui se passe en matière d’agriculture de précision est très intéressant. Des tracteurs sophistiqués et des GPS permettent de fournir l’exacte quantité d’eau et d’engrais dont chaque graine a besoin pour pousser, ce qui évite un surplus de produits agrochimiques.

C’est vraiment une solution ? On utilise toujours des pesticides…

Oui, mais bien moins. Et la robotique permet par ailleurs de repérer une plante malade parmi d’autres dans une banque d’images et de la retirer ou de la traiter sans traiter le reste du champ. Idem avec la révolution des protéines : l’impact écologique des burgers végétariens est incroyablement moindre que celui des burgers au bœuf. Dans l’industrie, l’économie circulaire permet de réduire la production de déchets. Dans l’énergie, il y a les renouvelables qui sont formidables du point de vue de la santé planétaire. Le design urbain permet de densifier les villes et d’y favoriser les déplacements à vélo. Ce qui apporte des «co-bénéfices» : si vous marchez ou pédalez pour vous rendre à votre travail, vous n’émettez pas de GES, ce qui est super pour le climat, mais vous faites aussi de l’exercice, ce qui est très bon pour votre santé. Si vous mangez beaucoup de légumes, vous réduisez l’empreinte écologique de votre alimentation mais c’est aussi meilleur pour votre santé. Si vous créez des espaces verts dans votre ville, cela réduit les îlots de chaleur, améliore le bien-être et la santé mentale et construit la cohésion sociale car les gens se rassemblent dans les parcs.

Tout ceci, ce sont des interventions de santé planétaire qui nous aident à aller vers une nécessaire grande transition : vivre avec une empreinte écologique bien plus faible. Il en va de l’avenir de nos enfants. Face à la pandémie de Covid-19, l’humanité a été capable de se mobiliser, de changer de comportement. Pourquoi pas face à cette autre pandémie de «santé planétaire», bien plus menaçante ?


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