Propos recueillis par Luc Cédelle Publié le 16 juin 2022
Fabien Jobard, sociologue spécialiste de la police, porte un regard critique sur les conditions de l’usage des armes à feu par les policiers, sur la manière dont l’institution policière communique lorsqu’elle est mise en cause, et sur les évolutions du maintien de l’ordre.
Directeur de recherches au CNRS au sein du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), Fabien Jobard travaille sur les questions de police et de justice comparée. Il a notamment publié avec Jacques de Maillard, Sociologie de la police. Politiques, organisations, réformes (Armand Colin, 2015), Police. Questions sensibles (PUF, 2018), avec Jérémie Gauthier, et Politiques du désordre. La police des manifestations en France (Le Seuil, 2020), avec Olivier Fillieule.
Le 4 juin, à Paris, la passagère d’un véhicule tentant d’échapper à un contrôle a été tuée par un tir de la police. Les règles encadrant l’usage des armes à feu par les policiers, notamment en cas de refus d’obtempérer et de fuite d’un véhicule, ont évolué dans un sens que vous critiquez. Pourquoi ?
Parce qu’une loi adoptée le 28 février 2017, relative à la sécurité publique, est venue ajouter de la confusion à des dispositions qui étaient auparavant très claires : les agents de la police et les militaires de la gendarmerie nationale ne peuvent employer leur arme qu’« en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée », pour sauver sa propre vie ou celle d’autrui. L’article 435-1 alinéa 4 du code de la sécurité intérieure, produit de la loi de 2017, décline plusieurs situations qui nécessitent chacune une réflexion trop complexe pour être menée dans la fraction de seconde où le policier sort son arme.
L’une de ces situations permet l’usage de l’arme à l’encontre des personnes qui, après avoir refusé d’obtempérer, « sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ». Ce « susceptibles de… » est, compte tenu de l’enjeu (la vie ou la mort), trop incertain, trop soumis à l’interprétation individuelle : celle du policier qui tire, celle du magistrat qui juge.
L’inspection générale de la police nationale (IGPN) s’était très vite alarmée de l’augmentation immédiate, de l’ordre de 50 %, des tirs sur des véhicules en mouvement au premier semestre 2017 par rapport au premier semestre de l’année précédente. Depuis lors, la tendance est à la baisse, mais, sur les cinq dernières années, nous avons toujours plus de tirs sur des véhicules en fuite que sur les cinq années qui ont précédé cette loi.
Cette loi en est-elle la seule cause ?
Non, parce qu’il faut compter avec la publicité qui en a été faite. Les syndicats de policiers, notamment Alliance, qui avait encouragé l’adoption de cette loi, ont crié victoire auprès des fonctionnaires de police. C’était au terme d’une période très tendue, où les syndicats affrontaient la concurrence des « policiers en colère », un mouvement qui les attaquait et dénonçait leur « collusion » avec le ministère de l’intérieur. Ce mouvement était né après l’affaire de Viry-Châtillon (Essonne), le 8 octobre 2016, lorsque deux policiers avaient été grièvement brûlés par des cocktails Molotov dans l’incendie de leurs voitures.
Pour calmer le mouvement des « policiers en colère », le gouvernement satisfait une revendication-clé du syndicat Alliance et fait rapidement adopter cet article. Jean-Claude Delage, secrétaire général d’Alliance, déclare alors : « Le policier sait que lorsqu’il aura fait deux sommations, si l’individu ne se rend pas, il pourra ouvrir le feu. » La loi ne dit absolument pas cela, puisque, en toutes circonstances, le tir doit rester absolument nécessaire et proportionné. Mais c’est ainsi que la loi a été présentée aux policiers. Par ailleurs, en avril 2017, le policier Xavier Jugelé est assassiné par un terroriste sur les Champs-Elysées, à Paris, ce qui a accru l’angoisse des policiers sur le terrain et encouragé le recours à l’arme.
Sur de nombreuses affaires, la version policière est contestée. Ces dernières années, beaucoup de récits policiers ont été démentis par des témoignages, des vidéos et des enquêtes de presse… La police a-t-elle un problème de crédibilité ?
Elle a surtout un problème de communication, monopolisée par les organisations syndicales d’un côté, le ministre de l’intérieur de l’autre. La parole des professionnels est confisquée et je suis convaincu que les chefs de police s’exprimeraient avec plus de prudence et de tact, s’ils s’en donnaient la capacité.
Aujourd’hui, la police travaille sous le regard permanent du public et des médias. Des chercheurs anglophones opposent la surveillance, la façon dont l’Etat nous observe, et la « sousveillance », c’est-à-dire le renversement du rapport d’observation. Ce sont les citoyens désormais qui surveillent la police, mais la communication institutionnelle reste inchangée. Cela étant, n’oublions pas que la police reste une institution à laquelle les Français accordent un haut niveau de confiance. Moindre que celui observé chez les Allemands ou les Anglais, mais bien plus élevé que celui des Français à l’égard de la justice, des politiques ou des médias.
La pratique ancienne et massive des contrôles d’identité, souvent dénoncés comme « au faciès », n’est-elle pas reconnue contre-productive, source de l’entretien d’un sentiment « antiflics » et même, selon le chercheur Sebastian Roché, d’un sentiment de non-appartenance à la communauté nationale ?
Dans les pays où les policiers contrôlent les gens, les contrôles sont discriminatoires. Toujours. Les polices contrôlent prioritairement des populations jeunes, masculines, d’origine ou d’apparence étrangère. Le problème est décuplé en France par le nombre très élevé de contrôles d’identité. Instrument exceptionnel ailleurs, il est routinier chez nous. Ce sont des contrôles de points de passage entre centres-villes opulents et périphéries appauvries, qui donnent aux habitants de ces quartiers le sentiment d’être des citoyens de seconde zone.
Il y a aussi les contrôles d’éviction, qui, de manière répétée, visent à ce que certains jeunes, tout simplement, quittent le quartier. Cela étant, rappelons que si les policiers contrôlent, c’est parce que la loi les y incite. Et notamment les procureurs de la République, qui délivrent des réquisitions afin que policiers ou gendarmes procèdent à des contrôles sans lien avec le comportement de la personne contrôlée. C’est cette disposition qui amène le caractère massif des contrôles en France, et sur laquelle l’institution judiciaire devrait s’interroger.
A travers les sondages montrant le poids de l’extrême droite dans les rangs policiers – en 2021, 60 % d’intentions de vote en faveur de Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, selon le Cevipof –, pouvons-nous conclure à une radicalisation de la police ?
Je ne suis pas sûr que ce soit le signe d’une radicalisation, car les policiers ont toujours été plus en demande d’ordre que la moyenne de la population. On le sait depuis les premières enquêtes quantitatives dans la police, au début des années 1980. Et les policiers considèrent être en butte à l’hostilité des délinquants, mais aussi de la presse et de l’opinion publique.
Là où il y a des signes de radicalisation, c’est dans la génération des presque 10 000 policiers recrutés après les attentats de 2015.Quand François Hollande a fait reprendre les recrutements de policiers après les baisses d’effectifs sous Nicolas Sarkozy, la note minimale requise pour entrer dans la police a été abaissée et les jeunes recrutés, à qui il avait été dit qu’ils allaient combattre le terrorisme, se sont retrouvés à traiter de violences intrafamiliales, de différends de voisinage et à faire des patrouilles sur la voie publique. D’où ce sentiment d’avoir été trompés, qui compte beaucoup plus, à mon avis, que le vote en faveur du Rassemblement national.
Mais sur chaque affaire mettant en cause la police, les syndicats exigent un soutien inconditionnel…
Le problème du syndicalisme policier aujourd’hui est qu’il est concurrentiel, alors qu’il ne l’était pas jusqu’aux années 1990, lorsque tous les corps étaient représentés au sein de la Fédération autonome des syndicats de police (FASP), qui, souvent, calmait le jeu.
Depuis l’éclatement de la FASP, en 1997, un duopole concurrentiel s’est progressivement formé, implacable. Dès que le syndicat Unité SGP-Police-Force Ouvrière exprime une position mesurée et raisonnable sur l’évolution de la police ou sur telle affaire, il se fait éreinter par son adversaire Alliance, qui l’accuse de lâcher les collègues. Cette dynamique étouffe le syndicalisme de proposition.
En quoi la doctrine du maintien de l’ordre a-t-elle changé, ces dernières années ?
Elle n’a pas changé, au sens où le maintien de l’ordre reste une technique de contrôle des foules visant à éviter la confrontation violente. En revanche, plusieurs choses ont changé, notamment l’utilisation dans les manifestations de nouveaux armements, comme les lanceurs de balle de défense (LBD), qui étaient destinés à la neutralisation d’individus dangereux. Pas moins de 13 000 tirs de LBD ont été décomptés pendant la crise des « gilets jaunes ».
Aussi, on confie de plus en plus le maintien de l’ordre aux unités de police urbaine, qui ne sont pas formées à cette tâche. Les effectifs de CRS et de gendarmes mobiles ont diminué, parce que les politiques étaient convaincus que les grands mouvements sociaux appartenaient au passé et que la priorité serait désormais de mater des foyers sporadiques d’émeutes urbaines, avec des petites unités très mobiles et combatives.
Et puis, le social s’est rappelé au bon souvenir des politiques en 2016 avec la loi travail… Faute d’effectifs suffisants de CRS et de gendarmes mobiles, on leur a demandé de faire du statique, en confiant le contrôle mobile des foules à des unités de brigade anticriminalité et de police urbaine, soit des gens plutôt formés à la gestion des émeutes urbaines et à l’interpellation.
L’attitude des politiques a aussi changé. S’il y a de la casse, ils veulent afficher un chiffre important d’interpellations. C’est ce qu’on appelle la judiciarisation du maintien de l’ordre. Or, mobiliser plusieurs fonctionnaires pour se saisir d’un individu, l’extraire de la foule puis faire les procès-verbaux et le présenter à un officier de police judiciaire est une lourde tâche. Cela oblige à s’engager physiquement, en risquant d’être pris à partie. Cette judiciarisation du maintien de l’ordre est un facteur d’augmentation des risques, de confrontation violente et de brutalité.
Enfin, il faut compter aussi avec la mutation des groupes de manifestants eux-mêmes. Pas tellement du fait des black blocs et autres groupes violents qui ont toujours existé, mais du fait de l’atomisation du travail, du recul de la société salariale et de l’affaiblissement conséquent des syndicats, qui ne sont plus assez puissants pour encadrer les mouvements sociaux. Cette société libérée du salariat, Emmanuel Macron l’a toujours appelée de ses vœux. Avec le mouvement des « gilets jaunes », il l’a eue sous ses fenêtres. Avec toute la violence qu’une telle société peut produire.
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