par Agnès Giard publié le 11 juin 2022
Auteur du livre la Science de la résurrection, Stéphane Charpier, professeur de neurosciences à la Sorbonne et chercheur spécialisé dans le déchiffrement des ondes cérébrales, y déploie la fresque baroque et inquiétante d’une quête scientifique menée aux portes de la mort, voire… au-delà même de ce que nous considérons, à tort peut-être, comme un état terminal. Stéphane Charpier a lui-même fait l’expérience, en 2008, d’un accident vasculaire cérébral (AVC). Il y survit de justesse. Ayant échappé de peu à la mort, il se prend de passion pour ces états limites dont il expose dans son livre la nature ambiguë, floue, indécidable. Comment savoir si quelqu’un est mort ?
Cette question – qui traverse beaucoup des recherches menées en neurologie – date des origines même de cette science. La neurologie est en effet née d’un fait divers macabre, l’histoire d’un cadavre féminin qui bougeait. Ainsi que le raconte Charpier dans le premier chapitre de son ouvrage, ce fait divers est avéré. Il remonte à l’hiver 1650. «Employée comme domestique dans la maison d’un notable de la campagne autour d’Oxford, Anne Greene était âgée d’environ vingt-deux ans», écrit-il. C’était une femme apparemment robuste. Le petit-fils de son employeur lui fit des avances, assorties de belles promesses. Il s’appelait Jeffery Read et avait dans les 17 ans.
«Harcèlement» sexuel au XVIIe siècle
Dans un récit publié en 1651, un étudiant nommé Richard Watkins rapporte qu’Anne Greene finit par céder aux «désirs illicites» du jeune maître et, sans le vouloir, tomba enceinte. Dix-sept semaines plus tard, le cadavre d’un bébé très prématuré, de la taille d’une main d’adulte, au sexe indéfini, fut trouvé dans l’office des domestiques, où il avait été maladroitement caché. Soupçonnée d’avortement, Anne fut arrêtée. «Avoir assassiné l’enfant, même illégitime, d’un aristocrate aggravait sa faute, raconte Charpier. Elle endura des interrogatoires brutaux et bâclés menés par les juges de paix du comté, avant d’être traînée dans un froid glacial et sous une pluie battante à la terrible prison d’Oxford.»
Condamnée à mort, elle fut pendue au petit matin, le 14 décembre 1650. Malheureusement, le bourreau avait mal placé la corde. Quand la trappe s’ouvrit sous les pieds de la jeune femme, celle-ci, au lieu de mourir sur le coup, cervicales brisées, resta suspendue par la tête à étouffer et convulser. Ses yeux étaient bandés, ses mains ligotées. Elle remuait dans le vide. Ses amis et ses parents, affolés, ne savaient que faire. Pour abréger son agonie, certains tirèrent brutalement sur ses pieds. Un soldat lui martela la poitrine avec la crosse de son mousquet, dans l’espoir que cela lui coupe le souffle et l’achève.
Terrible supplice
Craignant que la corde ne rompe ou que la tête de la suppliciée ne soit arrachée sous l’effet de ces traitements, le shérif adjoint d’Oxford fit disperser la foule. Au bout de trente minutes, Anne Greene cessa de bouger et fut déclarée morte. Son corps, décroché de la potence puis placé dans un grossier cercueil, fut rapidement transporté dans la demeure d’un professeur d’anatomie pour une dissection. A cette époque, les savants achetaient les cadavres des condamné-es à mort pour faire des expériences. «L’université d’Oxford fut l’une des premières à encourager la réalisation par les étudiants de nécropsies et d’autopsies. Une loi autorisait ainsi les chaires d’anatomie à acquérir légalement les corps des suppliciés dans un rayon de cinquante kilomètres autour de la ville», explique Stéphane Charpier.
Livré chez le professeur William Petty, directement dans la salle de dissection, le cercueil fut ouvert par un serviteur qui, se penchant sur la dépouille d’Anne, eut la surprise d’entendre un râle. Voyant que sa poitrine semblait encore bouger, quoique à peine, comme si la morte cherchait à respirer, il frappa le thorax et le ventre d’Anne de toutes ses forces, pour la renvoyer dans l’au-delà. Alerté par le bruit, William Petty se précipita dans la pièce, accompagné de son jeune assistant, un apprenti médecin nommé Thomas Willis. Sidérés de voir cette morte encore en vie, ils se précipitèrent à son secours.
Son cercueil sous le bras
Après avoir fait couler de l’alcool dans sa gorge, ils massèrent ses extrémités, lui administrèrent un lavement chaud, la mirent au lit et persuadèrent une jeune femme de se coucher nue contre elle afin de la réchauffer. Entre-temps, la nouvelle avait couru partout de ce miracle. Mandatés par le gouverneur de la région, le shérif et les juges se rendirent au chevet d’Anne et estimèrent que «la main de Dieu» s’était posée sur elle. Comment refuser un sursis à celle que la Providence semblait protéger ? Plongée dans un semi-délire, Anne survécut à la première nuit. Le lendemain soir, elle riait et parlait allègrement. Au bout d’un mois, sauvée par les deux médecins qui auraient dû la disséquer, Anne finit par quitter leur maison, en emportant avec elle le cercueil comme preuve et souvenir.
Entre-temps, une foule de curieux s’était précipitée pour la voir. Chaque jour, Petty et Willis faisaient entrer dans sa chambre des dizaines de visiteurs, hommes et femmes, en les priant de «bien vouloir faire preuve de charité ou, tout du moins, de payer pour leur curiosité» (suivant la belle formule du compte rendu de 1651). La somme d’argent ainsi réunie leur permit de prendre à leur charge non seulement les soins pour la malade, mais l’enquête qu’ils menèrent pour laver son honneur. Les deux médecins parvinrent à prouver qu’Anne était tombée enceinte après une fausse promesse de mariage. On avait abusé d’elle. En outre, elle ignorait totalement qu’elle était enceinte. Comment aurait-elle pu, dès lors, avorter ?
La «première» réanimation
Deux faits prouvaient son innocence. Le premier est qu’Anne avait eu des saignements pendant un mois, juste avant de faire une fausse couche, tous les domestiques pouvaient en attester. Ces saignements avaient d’ailleurs laissé Anne dans l’ignorance de son propre état. La seconde preuve de son innocence, est que l’enfant n’était pas viable. Il était «tombé» alors qu’elle était aux toilettes, elle avait expulsé le fœtus sans même comprendre ce qu’il se passait. Ayant rassemblé les preuves, Petty et Willis lancèrent une pétition pour obtenir la grâce de leur protégée. Ils l’obtinrent d’autant plus aisément que le vrai «coupable», Jeffery Dear, était subitement mort trois jours après la pendaison d’Anne. Cela ressemblait fort à un châtiment divin.
Dans son journal intime, le mémorialiste John Evelyn (1620-1706) raconte que les «jeunes étudiants d’Oxford collectèrent des dons pour qu’Anne bénéficie d’une petite dot». Elle trouva donc facilement un mari – qui lui fit trois vigoureux enfants – et laissa le souvenir d’une femme de bien avant de s’éteindre définitivement (cette fois) en 1659. Dans un article intitulé «Soins intensifs en 1650», deux chercheurs britanniques, Caoimhghin S. Breathnach et John B. Moynihan, racontent que sa survie avait été le fruit d’une ahurissante succession d’heureux hasards. Le froid extrême qui régnait quand elle fut pendue, les coups violents reçus à la poitrine… Tout cela correspondait aux méthodes de réanimation qui furent standardisées en 1960 : hypothermie et massage cardiaque.
Pour Stéphane Charpier, la résurrection d’Anne Greene est en réalité «la première “réanimation” moderne dans l’histoire de la médecine». Mais cette réanimation marque surtout les débuts prometteurs d’une science, la neurologie, fondée par celui-là même qui sauva la pendue : Thomas Willis (1621-1675). «Rien ne le prédestinait à une carrière glorieuse», raconte Charpier. Rendu célèbre par ce sauvetage, alors qu’il avait 29 ans à peine, l’étudiant prodige devint professeur à l’université d’Oxford, fondateur de la Royal Society, inventeur du mot «neurologie», fondateur de l’anatomie moderne du système nerveux. Une de ses plus grandes découvertes est celle du «cercle de Willis», un ensemble d’artères situé à la base du cerveau.
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