par Cécile Daumas publié le 12 juin 2022
Les hommes peuvent-ils lire un livre de philosophie féministe ? En récompensant Manon Garcia, les Rencontres philosophiques de Monaco, qui s’achèvent ce dimanche, s’inscrivent pleinement dans l’héritage de Simone de Beauvoir. Réfléchir à la question complexe de ce qu’est être une femme implique logiquement une réflexion sur les hommes. Avec la Conversation des sexes (Flammarion), ouvrage lauréat du prix 2022 des Rencontres de Monaco, Manon Garcia propose, dans la tradition de la philosophie féministe, une analyse systématique des relations entre les sexes autour du concept de consentement. Après plusieurs années passées à Yale aux Etats-Unis, la jeune philosophe enseignera à la Freie Universität à Berlin, l’une des plus prestigieuses universités du pays.
Que représente cette distinction des Rencontres de Monaco ?
Le fait qu’un livre de philosophie féministe soit primé par le seul prix annuel de philosophie en France signifie que sa légitimité et son intérêt sont reconnus. Cela veut dire qu’un jury constitué de philosophes qui représentent la philosophie française dans sa diversité dit que la philosophie féministe est un champ à part entière de la discipline, au même titre que la métaphysique, la philosophie politique. La France est en retard dans cette reconnaissance par rapport au monde anglophone ou à l’Allemagne.
Paradoxal au pays de Simone de Beauvoir qui avec, le Deuxième Sexe, est l’une des fondatrices de ce courant…
Il y a eu une résistance très grande de la philosophie universitaire à la pensée féministe liée à un sexisme réel de l’institution. Des femmes philosophes travaillent depuis 70 ans sans relâche sur ces questions. C’est grâce à elles et aux obstacles permanents qu’elles ont surmontés que je mène mon travail avec moins de difficultés qu’elles. Il faut se méfier de la tendance que peuvent avoir certaines féministes d’aujourd’hui à faire comme s’il n’y avait pas d’histoire de ce travail de la pensée sur lequel nous construisons aujourd’hui.
Lors de la remise de votre prix jeudi soir, vous avez justement cité la philosophe Michèle Le Dœuff. Pourquoi ?
C’est une philosophe française très importante qui, à la fin des années 70, a été la première à prendre au sérieux, philosophiquement, Simone de Beauvoir. Aux Etats-Unis, c’est son travail qui a lancé la lecture philosophique de Simone de Beauvoir. Dans l’Etude et le Rouet, elle analyse le rapport entre femmes et philosophie et elle dit : «Parce qu’on cantonne les livres des femmes dans une rubrique spéciale (par des femmes, sur les femmes, pour les femmes), la moitié des lecteurs potentiels se prive de solides lectures.»Beaucoup d’hommes pensent, à tort, que les livres féministes ne les concernent pas.
En quoi les concernent-ils ?
Toute réflexion sur les femmes en est aussi une sur les hommes. La définition de ce qu’est une femme se fait par contraste avec ce que c’est qu’un homme. Vous ne pouvez pas réfléchir à la féminité sans réfléchir à la masculinité, sans vous demander pourquoi les hommes sont privés d’un certain rapport à leurs émotions, à leurs liens familiaux. Les philosophes féministes ne cherchent pas à éliminer les hommes ou à inverser la domination masculine en instaurant celles des femmes. Au contraire, elles réfléchissent à trouver des moyens pour que les genres interagissent de manière plus juste. A travers le concept de conversation que j’ai développé dans mon livre, j’essaie d’amender les rapports intimes entre les sexes dans un sens égalitaire, juste et joyeux.
En quoi ce principe de la conversation est-il pertinent ?
La conversation obéit à des règles, notamment celles de la politesse et du respect. Si vous êtes riche, puissant et que vous souhaitez avoir une conversation avec quelqu’un qui est moins riche, moins puissant que vous, vous devez faire un effort pour que cette conversation soit possible. Il est de votre responsabilité, de par votre statut, de créer les conditions d’une conversation égalitaire. Comme dans l’histoire de Spider-Man, avec les grands pouvoirs viennent les grandes responsabilités. Si vous avez beaucoup de pouvoir en raison de votre situation sociale, c’est à vous de rendre possible l’égalité.
Serait-ce un devoir éthique pour les hommes ?
Je suis très perplexe de voir des gens extrêmement civilisés, attachés à notre humanité, dire que, concernant le sexe, ce serait un en-dehors de la culture, de l’humanité, de la moralité. Penser le sexe à travers le prisme de la conversation, c’est au contraire dire que, dans nos rapports intimes, on se comporte comme des humains, c’est-à-dire comme des êtres qui ne pensons pas seulement en termes de besoins animaux, mais de désirs, de morale. Que nos désirs ne soient pas forcément égalitaires, cela n’est pas grave. Mais il y a un devoir de traiter l’autre avec respect. On peut tout à fait avoir des désirs non égalitaires mais des pratiques égalitaires et respectueuses.
En octobre, le mouvement #MeToo aura cinq ans. Où en sommes nous ?
Il n’y aura pas de retour en arrière possible, des avancées irréversibles ont été accomplies mais en même temps il faut se méfier d’un certain optimisme post-#MeToo qui laisserait penser que la question des violences sexuelles, par exemple, est en voie d’être réglée. C’est loin d’être le cas. Le patriarcat a encore de beaux jours devant lui, et on assiste à une résistance très forte au changement. On le voit dans l’immense virulence de certains à l’encontre des féministes. Le féminisme est une revendication d’égalité et d’humanité, cela ne devrait pas inquiéter tant de monde. Ces revendications devraient être considérées comme des idées de gauche, au même titre que le salaire minimum ou les congés payés, auxquels toute personne attachée aux vertus de justice, d’égalité et de liberté, se montre attachée.
Vous venez juste de rentrer des Etats-Unis où vous enseigniez la philosophie. Comment analyser la remise en cause actuelle du droit à l’avortement dans ce pays ?
C’est l’immense victoire de Trump, il a réussi à changer l’équilibre de la Cour suprême et à faire en sorte que toutes les politiques de la droite radicale puissent passer. Le pays va être divisé entre Etats républicains et démocrates. Des femmes risquent la prison. Souvent, quand elles font une fausse couche, l’embryon ne s’évacue pas naturellement, elles doivent alors prendre le même médicament que pour un avortement. Des femmes risquent d’être dénoncées par leurs médecins pour avortement. C’est extrêmement violent. Dans son roman Soumission, Michel Houellebecq était visionnaire quand il décrivait ces hommes, nombreux, prêts à faire front en dépit de leurs divergences politiques, pour que le monde appartienne aux hommes et uniquement aux hommes. On peut se réjouir des apports de #MeToo mais il ne faut pas oublier que les hommes ne vont pas renoncer à leurs privilèges sans livrer un rude combat.
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