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Bond en avant dans la course à la suprématie quantique : une équipe chinoise a mis au point un processeur un million de fois plus rapide que le meilleur processeur Google. De quoi inquiéter ceux qui, depuis quelque temps, alertent sur le risque d’une « apocalypse quantique ». Comme l’expliquaitl’expert en cybersécurité Harri Owen, « Ce que nous faisons aujourd’hui sur internet, des achats en ligne aux transactions bancaires, est chiffré. Mais une fois qu’un ordinateur quantique fonctionnel sera capable de casser ces clés… cela peut créer la possibilité de vider des comptes en banque, de faire complètement s’effondrer des systèmes de défense nationale. » Alors, l’apocalypse quantique est-elle pour demain ?
- La mobilisation d’un vocabulaire théologique pour un tournant technique n’est jamais anodine. En l’occurrence, l’utilisation de l’idée d’apocalypse se révèle plus pertinente qu’il n’y paraît de prime abord. Qu’est-ce donc que l’apocalypse ? Son sens originel est bien différent de l’atmosphère de catastrophe qui nimbe aujourd’hui le terme. L’apocalypsislatine est révélation. Elle est apo-kalúptō (ἀποκαλύπτω), dé-couvrement. Du mot, Derrida écrira dans D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie (Galilée, 1983) : « J’en retiens pour l’instant l’idée de mise à nu, de dévoilement […] qui laisse voir ce qui jusque là restait enveloppé, retiré, réservé. »
- L’apocalypse n’ajoute rien à ce qui est : elle est essentiellement un descellement généralisé de ce qui, déjà là, ne se montrait pas. L’apocalypse arrache à l’ombre, et expose sans échappatoire possible le dissimulé, lequel « vient dans l’Instant », comme l’ajoute l’Apocalypse de Jean. L’apocalypse brise l’écoulement continu et dévorant du temps, chronos (Χρόνος), qui laisse advenir les choses avant de les rappeler au néant (Chronos, le Titan, avale tous ses enfants). Au chronos, l’apocalypse oppose l’éclair du kairos (καιρός), de l’instant où tout est instantanément et simultanément dévoilé. Un premier point commun avec l’ordinateur quantique, qui permet de réaliser une quantité incroyable d’opérations de manière quasi-instantanée.
- Mais la mise en parallèle va plus loin. Car ce qui s’annonce aujourd’hui, sous le nom d’« apocalypse quantique », c’est bien l’abolition de cela même sur quoi s’est en partie édifié le monde numérique : le cryptage des informations, des données, etc. L’architecture numérique est passablement une architecture du chiffrement, qui garantit à tous les arpenteurs de cet espace le droit au secret, et dans une certaine mesure à l’anonymat. Le crypté est kruptós (κρυπτός) : ce qui est tu, couvert, caché. C’est, précisément, cette logique du cryptage que l’apocalypse quantique ébranle de fond en comble.
- L’apocalypse quantique désigne cet horizon d’un avenir où le progrès des calculateurs pourrait bien rendre caducs tous les dispositifs de protection des données. Sitôt encodé, sitôt décodé. L’idée même d’un scellement perdrait son sens : l’ensemble des données se retrouveraient assujetties à la loi d’une transparence quasi-totale. Mais ce dévoilement généralisé ne s’étalerait pas sur la place numérique publique, il se trouverait accaparé par les quelques possesseurs d’ordinateurs quantiques suffisamment puissants. Si l’apocalypse biblique n’est pas à proprement parler une catastrophe, sa version numérique, qui entamerait la préservation de toute vie privée, le serait sans aucun doute.
- Toutefois, d’un strict point de vue technique, notons bien qu’une telle « apocalypse » reste pure spéculation. En effet, mis à part nos propres questionnements et angoisses, légitimes, que fait naître toute nouvelle technologie potentiellement incontrôlable, encore peu comprise et aux effets impossibles à anticiper sur le long terme, rien n’indique que cet effondrement est amené à se réaliser dans un avenir proche ou lointain. Et ce pour de nombreuses raisons. D’une part, l’informatique quantique constitue avant tout un défi d’ingénierie. La stabilité physique opérationnelle des appareils n’est toujours pas garantie, ceux-ci étant notamment faillibles et sujets à la décohérence quantique : pour l’instant, les résultats des calculs cessent rapidement d’être fiables, même si de tels problèmes semblent en passe d’être résolus (notamment par la Chine, très en avance sur le reste du monde, dans ce secteur). D’autre part, ses applications demeurent encore spéculatives. Que faire avec un ordinateur quantique ? Comment l’utiliser ? Enfin, si, sur le plan purement computationnel, la suprématie quantique a probablement été atteinte avec le processeur chinois, dans son mode de fonctionnement même, l’informatique quantique est fondamentalement différente de l’informatique classique, mais ne lui est pas automatiquement supérieureen tout. Pour travailler efficacement, ces machines nécessitent des algorithmes dédiés, au mode de calcul étranger aux systèmes classiques (soit ceux que nous connaissons jusqu’à présent avec nos machines actuelles, basées sur le système binaire). Mais elles ne traitent pas forcément avec brio tout type de calcul traditionnel. L’informatique classique, très appliquée et efficace dans un nombre incalculable de domaines, est loin d’avoir dit son dernier mot… et beaucoup partagent l’avis qu’elle résistera au « tout-quantique ».
- Ainsi, même si un ordinateur quantique pourrait se jouer de dispositifs de sécurité classiques, dès lors que la cryptographie quantique va s’amorcer, dans le même temps, celle-ci devrait tout naturellement être utilisée pour remplacer les systèmes actuellement vulnérables. La communauté scientifique s’accorde à dire que des modes d’encryption inédits, tout aussi difficiles à contourner pour les machines à venir, vont venir supplanter ceux que nous connaissons jusqu’à présent par des protocoles de cryptage radicalement nouveaux. La réflexion sur le sujet est déjà à l’œuvre, et bien avancée. Malgré les progrès spectaculaires dans le domaine quantique, si notre monde est condamné à l’effondrement, les chances restent donc grandes que ce soit par d’autres biais… que l’informatique quantique pourrait, justement, (peut-être) nous permettre de déjouer.
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