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mercredi 11 mai 2022

La philo douce d’Anne Dufourmantelle

Jean-Marie Durand publié le  

Anne Dufourmantelle en 1999. © Hannah Assouline/Opale.photo

De la douceur à l’enfance, du secret au rêve et au risque, la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle n’a cessé d’interroger dans son œuvre inachevée les vertus cardinales d’une vie pleine et souveraine, capable d’affronter les périls des temps présents. Sa disparition dans une noyade en juillet 2017 ne l’a pas effacée du champ de la pensée, tant ses livres nous accompagnent encore pour nous aider à vivre. Comme le poète allemand Hölderlin, elle savait que « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ».

Publié pour la première fois en 2013, réédité ces jours-ci dans la collection petite Bibliothèque chez Rivages poche, Puissance de la douceur (Payot et Rivages, coll. Manuels Payot, 2013) fait partie de ces textes qui, avec les années, s’imposent comme des « classiques ». Si son auteur, la philosophe, romancière et psychanalyste Anne Dufourmantelle, accidentellement disparue en 2017, a marqué à l’époque son public fidèle, elle n’a depuis cessé de séduire d’autres lecteurs, comme si son œuvre inachevée répondait sensiblement aux préoccupations de notre époque. L’écho que suscitent aujourd’hui ses livres dit, au-delà du mystère de sa réception, quelque chose de notre temps et des failles qui le traversent. Ce fut la force d’Anne Dufourmantelle d’en saisir l’acuité, de mettre des mots sur ce qui ne va pas très bien dans nos vies, et de puiser aussi dans nos faiblesses partagées des ressources vitales, qu’elle savait merveilleusement exprimer, à la fois dans ses livres et dans ses interventions publiques, notamment à travers ses chroniques parues dans Libération entre 2015 et 2017. Si son premier livre, publié en 1998, La Vocation prophétique de la philosophie (Éditions du Cerf), traduisait déjà son goût pour la réflexion sur notre humanité et notre présente détresse, tous ses ouvrages suivants ont amplifié ses interrogations. Pour imposer discrètement sa voix dans le champ de la pensée. Sans pouvoir la réduire à eux seuls, cinq mots dominent son œuvre ; cinq mots dont elle a fait l’éloge : la douceur, l’enfance, le rêve, le secret et le risque.

La douceur

À propos de son livre Puissance de la douceur, la philosophe Catherine Malabou écrit que « l’esprit se vêt de ce livre comme d’une pelisse fourrée ». Comme s’il protégeait, rassurait, tenait chaud, donnait de l’allure et du souffle dans l’existence. « Il est très rare qu’un livre de philosophie prenne la forme de ce dont il parle », précise Malabou dans sa préface. « Puissance de la douceurréussit l’incroyable exploit d’être un livre doux. D’être un livre sur la douceur écrit par la douceur elle-même – un livre où la douceur est à la fois sujet et objet ».

L’écho de ce livre, qu’on mesure dans les nombreuses citations dont il fait l’objet dans les conversations (et pas qu’entre psys ou philosophes !), procède probablement de sa tentative de conjurer l’esprit négatif du temps par un éloge de ce qui s’y oppose. Au cœur de notre monde de brutes, elle perçoit un autre monde qui s’agite, en douceur, un monde dont la douceur est le nom même. La beauté du livre tient en réalité à la volonté de ne jamais figer la douceur dans une enveloppe conceptuelle rigide. Perçue comme une vertu et comme le fondement de l’éthique, « la douceur est une force de transformation secrète prodiguant la vie, reliée à ce que les Anciens appelaient puissance ». « Sans elle, aucune possibilité que la vie s’augmente dans son devenir »écrit Anne Dufourmantelle. Si elle est une énigme dans sa simplicité, la douceur invente un présent élargi, parce qu’elle est d’abord « une intelligence, de celle qui porte la vie, et la sauve et l’accroît »« un rapport émerveillé à la pensée », le « nom d’une émotion dont nous avons perdu le nom, venue d’un temps où l’humanité n’était pas dissociée des éléments, des animaux, de la lumière, des esprits ». Porté par une écriture aussi douce que tranchante, Puissance de la douceur a probablement séduit ses lecteurs parce qu’il invite à déroger à toutes les règles pesantes du savoir-vivre social. « Les êtres qui en font preuve sont parfois des résistants mais ils ne portent pas le combat là où il a lieu habituellement. Ils sont ailleurs. Incapables de trahir comme de se trahir, leur puissance vient d’un agir qui est constamment une manière d’être au monde. Et la passion qui en découle vient de l’émotion que seule la douceur peut libérer ; elle est un autre vivre. » Cet autre vivre, promise par la douceur qu’elle incarnait par son écriture même, est resté la clef de l’attachement que l’on porte à son œuvre.

L’enfance

La douceur a avec l’enfance une communauté de nature, mais aussi de puissance. « Elle en est la doublure secrète »écrivait Dufourmantelle. En tant que psychanalyste et philosophe mais aussi en tant que mère, elle prenait la question de l’enfance au sérieux. Dès 2002, l’essayiste publia Une question d’enfant (Bayard), signe de son attachement à cette question liée à l’histoire de la philosophie. Car l’interrogation des philosophes – « Qui donc est Dieu ? », par exemple – est aussi celle des enfants. « Étrangement, l’enfant qui demeure en nous, toujours la pose et la repose », écrit-elle. Anne Dufourmantelle n’a jamais cessé de soigner et de penser à l’enfance, jusqu’à en mourir en portant secours à deux enfants dans les flots. Dans une chronique du journal Libération, « L’art de l’enfance », elle défendait l’idée que « la cause de l’enfance devrait être la nôtre ». Une cause à défendre tant il lui semblait que l’enfance est « en voie de disparition » : « On voudrait des enfants raisonnables et purs. Cela donne des adultes immatures et désolés. » Or, un adulte en relation avec son enfance est « un être sensible, ouvert, conséquent, peu sujet à la dépression générale ». Prendre le risque de garder l’enfance vivante en soi, c’est donc garder le contact avec le désordre, la liberté, la folie douce.

Le secret

Dans Défense du secret (Payot & Rivages, 2015), elle analyse les dangers d’une intimité à ciel ouvert, imposée par l’injonction à la transparence, telle qu’elle se déploie dans la sphère sociale ou dans l’espace privé. Il faut selon elle apprendre à se protéger de l’univers panoptique, qui nous impose le regard de l’autre, qui nous oblige à tout dire de notre vie intérieure. Le contrôle et la surveillance, autant que la curiosité mal placée et l’exhibition décomplexée, s’opposent à la liberté. Elle n’a cessé de défendre les jardins secrets, comme des lieux de résistance et de création. La réserve, le retrait, la discrétion : c’est par là que le secret se réserve un passage fécond, sans lequel on n’est plus qu’un individu soumis au règne des normes sociales et des conventions.

Le rêve

Sa fonction de psychanalyste l’a évidemment ouverte à l’enjeu du rêve, qu’elle voyait comme l’instrument d’une transformation de soi. « On peut rendre fou quelqu’un, en l’empêchant de rêver »disait-elle. « On peut aussi sauver sa vie en écoutant ses rêves à temps. » Se mettre à l’écoute de l’intelligence du songe nous permet d’être les créateurs de nos vies. Le champ du rêve est donc plus vaste que l’expression du simple refoulé : il permet la conscience et l’expérience d’un temps différent. Car dans le songe, « nous sommes tout entiers connectés à un réservoir immense et singulier, qui accumule des signifiants et des images issus de milliers d’années mais inscrits dans notre mémoire animale et préhistorique ». Elle semblait regretter que la psychanalyse ait un peu délaissé dans sa clinique la fonction de ce médium, en ne l’articulant qu’au refoulement et au trauma. En vraie philosophe, elle savait que le rêve est une fonction de l’imaginaire au sens de Bergson : une fonction créative.

Le risque

Commentant dans Éloge du risque (Payot & Rivages, 2011) une phrase du poète et penseur romantique allemand Hölderlin  « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve » –, Anne Doufourmantelle confère au risque la puissance d’un élan, d’un désir. Vivre, c’est toujours risquer de vivre, risquer de tomber pour vivre, au nom de ce désir. C’est ne jamais céder à tout ce qui s’y oppose – l’apathie, le renoncement, le nihilisme. Évoquant différentes sortes de risques (la liberté, la passion, le rire, l’infidélité, la perte de temps, la pensée…), elle fait du risque un événement pur. Ce risque prend parfois la forme d’un « engagement physique, du côté de l’inconnu, de la nuit ». C’est un « pari face à ce qui précisément ne peut se trancher ». Il « ouvre alors la possibilité que survienne l’inespéré ». Dans cet inespéré, on retrouve la douceur, cette puissance qui, ne répondant aux ordres de personne, protège de l’angoisse. C’est en lisant et relisant Anne Dufourmantelle que l’on apprend à vivre avec ces risques, comme l’on se raccroche à la puissance oubliée de la douceur, de l’enfance, du secret et du rêve : ces ressources qui intensifient nos existences, fussent-elles inconsolables.

Initialement paru en 2013, Puissance de la douceur, d’Anne Dufourmantelle, vient d’être réédité aux Éditions Payot & Rivages. 160 p.


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