Par Sandrine Blanchard Publié le 6 mars 2022
« Je ne serais pas arrivé là si… » Chaque semaine, « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de sa vie. Le chanteur revient sur ses difficultés à sortir de l’enfance et sur la naissance de sa vocation musicale.
Alors on danse, Papaoutai, Formidable, Tous les mêmes… autant de tubes qui ont transformé Stromae, de son vrai nom Paul Van Haver, en phénomène de la pop électro. Après sept ans d’absence liée à une dépression, l’artiste belge multirécompensé revient sur le devant de la scène avec un nouvel album hyperréaliste, Multitude, deux concerts en avril au célèbre festival californien Coachella, puis une tournée en France. C’est à Bruxelles, dans un salon de Mosaert, le label de production musicale mais aussi de création de vêtements qu’il a fondé avec sa femme, Coralie Barbier, et son frère Luc Junior Tam, directeur artistique, que Stromae, 37 ans, nous reçoit. A la fois souriant et pudique, il maîtrise sa parole.
Je ne serais pas arrivé là si…
Si je n’avais pas rencontré la musique dès mon plus jeune âge, et la batterie en particulier. Pour ma maman, il était important que chacun de ses enfants choisisse une activité ou un instrument. Mes grands frères avaient opté pour le violon, ma sœur pour la danse, et moi, j’hésitais. On m’avait dit que j’avais des facilités en danse, mais mes grands frères n’y étaient pas favorables parce que c’était de la danse classique. Sans doute avaient-ils peur que ce soit trop féminisant. Je m’en moquais un peu, je ne voulais pas à tout prix faire de la danse. J’aimais taper sur des casseroles dans la cuisine, alors j’ai été inscrit en percussions ! Je me souviens avoir vu, vers 12 ans, un spectacle de la troupe de percussionnistes britannique Stomp et m’être dit : « C’est ça que je veux faire, être acclamé sur scène en faisant ce que j’aime. »
Quelle jeunesse bruxelloise avez-vous eue ?
Il m’a fallu du temps avant de quitter la jeunesse. J’ai de très bons souvenirs d’enfance. Quant à l’école, jusqu’à mes 15 ans, je ne travaillais pas et j’ai failli me faire renvoyer. Mes frères et sœurs m’ont remonté les bretelles : « Fais un effort, habille-toi autrement qu’en jogging trop grand. » Je me suis mieux habillé et, petit à petit, alors que je faisais du rap, j’ai commencé à trouver marrant d’avoir un look classique, ça changeait pour un rappeur. De là est venue mon envie de porter des nœuds papillon comme un premier de la classe, de me différencier, ce qui, par la suite, est devenu une force.
Vous n’avez quasiment pas connu votre père, rentré dans son pays natal, le Rwanda. Il a été tué lors du génocide des Tutsi, alors que vous aviez 9 ans. Mais ce n’est qu’à 12 ans que vous avez appris sa mort.
Ma maman ne savait pas comment me le dire. Puis, à force d’entendre les adultes parler du génocide et de constater que je n’avais plus de nouvelles de lui, j’ai fini par le deviner. J’ai dit à ma mère : « Il est mort ? » Surprise par ma question, elle m’a répondu : « Oui. »
Comment vos parents s’étaient-ils connus ?
Ils se sont rencontrés lorsque mon père étudiait l’architecture à Bruxelles. Ne l’avoir pas vraiment connu me procure toujours un sentiment bizarre… Mais je suis en contact avec ses sœurs, dont l’une vit en Belgique, et ses enfants sont, pour moi, comme des frères et sœurs.
Après le collège, vous êtes parti en internat chez les jésuites à Namur. Pourquoi ?
C’était la menace familiale : si on échouait à l’école, on allait en internat. Ma mère était catégorique sur ce sujet. Lorsque je me suis rendu compte que ma mère se saignait financièrement pour cet internat onéreux et que, moi, je n’en foutais pas une, ça m’a sonné les cloches. J’ai arrêté de faire n’importe quoi et je m’y suis mis. Par la suite, j’ai eu des bonnes notes.
Pendant votre jeunesse, avez-vous subi des formes de racisme ?
Oui, bien sûr. Petit, je me suis fait insulter, notamment traiter de macaque (c’est pour cela que je l’ai mis dans la chanson Formidable). Mais j’ai aussi parfois été de mauvaise foi, en accusant des profs de racisme, alors que ce n’était pas vrai. Par la suite, à force de voyager, je me suis rendu compte que le racisme n’avait surtout pas de couleur.
Vous dites souvent avoir reçu une « bonne éducation ». C’est-à-dire ?
Une bonne éducation, c’est déjà, tout simplement, avoir appris la politesse. Et puis, ma mère nous a fait voyager jeunes, sac au dos, notamment en Amérique du Sud, où elle avait une très bonne copine, en Bolivie. Ma mère est ouverte au monde depuis toute petite. Elle est fille unique et vivait dans un village en Flandre où elle se sentait cloisonnée. Elle a eu le besoin d’aller voir ailleurs et, très vite, une envie de voyage. Et puis, quand on a une mère qui élève seule ses cinq enfants, cela rend forcément féministe. Très tôt, par exemple, ma sœur m’a appris à faire le ménage, C’est aussi bête que ça. Le ménage n’est ni un rôle de garçon ni de fille, c’était à faire, c’est tout. Ce sont des valeurs que je veux transmettre.
Quand vous commencez les percussions, avez-vous déjà l’envie de travailler, plus tard, dans la musique ?
Je ne me suis jamais vraiment posé la question, parce que c’était une évidence. Je faisais de la musique depuis l’âge de 11 ans, et ça ne s’est jamais vraiment arrêté. J’ai bifurqué dans le rap, puis l’électro, puis dans les musiques du monde. Même lorsque mon acolyte, avec qui je rappais au début des années 2000, a décidé d’arrêter, je me suis juste dit que j’allais devoir continuer tout seul.
Et pourquoi entrez-vous dans une école de cinéma ?
Pour apprendre la technique du son. Je faisais des « instrus » sur ordinateur, mais je ne savais pas compresser, égaliser une voix. Je me disais qu’au pire je deviendrais ingénieur du son ou perchman [assistant son], au mieux je vivrais de ma musique. A la fin de mes études, mon morceau Alors on dansea commencé à être diffusé à la radio, grâce, notamment, à un stage que j’ai effectué à NRJ. J’ai été surpris par son succès.
Quelles sont les premières personnes qui ont cru en vous ?
Mon petit frère, Luc, avec qui je travaille encore aujourd’hui. Mon grand frère Dati, ma sœur, qui vendait mes disques à mon premier concert. Ma mère aussi m’encourageait, tout en s’inquiétant : « Qu’allons-nous faire de lui ? » Etre artiste représentait l’inconnu, elle se demandait si j’allais m’en sortir. Maintenant que j’ai un fils, je comprends mieux ces craintes.
Comment le choix du pseudonyme « Stromae » s’est-il fait ?
A 16 ans, quand j’ai commencé à rapper, j’ai demandé à un ami de quartier de me trouver un blaze. Il a proposé « Opsmaestro », ça sonnait bien. Puis j’ai trouvé qu’« Ops » était ridicule, j’ai gardé « Maestro », je l’ai mis à l’envers, et voilà. C’était parti. Je n’ai jamais vraiment regretté ce pseudo, il met une distance entre ma vie personnelle et ma vie publique et me permet d’interpréter des personnages.
Comment avez-vous vécu ce premier succès, en 2010, avec « Alors on danse » ?
Cela procure beaucoup d’adrénaline. Surtout, découvrir que je vais vivre de ma musique me paraît fou. Dans l’immédiat, j’en profite et voyage en Europe. Après viennent d’autres angoisses : le risque d’être le mec d’un seul morceau, les doutes sur ma capacité à réitérer ce succès. Vivre de ma musique était un rêve d’ado. Je cherchais d’abord à être reconnu au moins dans les pays francophones. L’ambition est venue après.
Vos textes sont souvent aussi sombres et graves que votre musique est entraînante et dansante. D’où viennent ces mots ? Avez-vous été influencé par des lectures ou des « modèles » dans la chanson ?
Il m’a fallu du temps pour accepter des compliments sur mes textes. J’étais plutôt complexé par rapport à l’écriture. Je n’ai jamais fait imprimer mes paroles dans des livrets, trouvant cela trop prétentieux. Ce qui me plaît et m’intéresse dans les textes, c’est la fausse simplicité et le besoin de raconter des histoires. J’ai toujours aimé écouter des histoires, comme celles du chanteur congolais Zao. C’est un vrai conteur, comme peuvent l’être aussi Jacques Dutronc, Edith Piaf, Charles Aznavour, Jacques Brel… Mon métier, finalement, c’est de raconter des histoires en glissant des messages subliminaux. Mais légèrement, car je n’aime pas faire la morale.
Pour mon dernier album, j’ai seulement lu Le Vieux qui lisait des romans d’amour, de Luis Sepulveda. Plus jeune, j’ai été marqué par deux livres d’Albert Jacquard, J’accuse l’économie triomphante et Dieu ?, dont un professeur m’avait recommandé la lecture. Puis par celui du professeur Henri Broch, Comment déjouer les pièges de l’information ou les règles d’or de la zététique, sur l’art de remettre les choses en question. Cet art du doute est aussi applicable à notre quotidien.
Mais c’est davantage dans les chansons que je puise mon inspiration. Parfois, je fais des clins d’œil clairs et nets, comme dans Fils de joie : « Je suis un fils de pute, comme ils disent » est une référence à « Je suis un homo, comme ils disent », de Charles Aznavour.
Dès 2014, vous dites avoir « envie de faire une pause », comme si tout était allé trop vite. Qu’est-ce que la notoriété perturbe ?
On est emballé, donc on se charge de plus en plus de travail et, à un moment donné, on perd pied. J’ai trop tiré sur la corde, cela a été du surmenage pur et dur.
L’avez-vous senti venir ?
Non, ça m’est tombé dessus de manière assez fulgurante. Au burn-out se sont ajoutés les effets secondaires du Lariam, un traitement antipaludique que je prenais pour ma tournée en Afrique. Ce mélange a mis le feu aux poudres.
Un diagnostic de « décompensation psychique » est posé. Que se dit-on, à ce moment-là ?
On se dit qu’il faut se soigner, se reposer.
En octobre 2015, vous terminez votre tournée africaine par un concert à Kigali, au Rwanda. Et vous dites sur scène : « Merci, papa. Merci, papa. » Que gardez-vous de ce moment, dans ce pays, celui de votre père ?
Je garde en mémoire beaucoup de bienveillance et, surtout, ce sentiment très étrange d’être un peu considéré comme l’enfant du pays, alors que je n’y avais mis qu’une seule fois les pieds, très jeune. Evidemment, génétiquement, je ressemble à tous les mecs qui sont là, c’est assez particulier. Et puis, j’ai rencontré ma famille de là-bas… J’ai du mal à vous en dire plus tellement cela remue l’intime sur fond de drame rwandais… Quant à « Merci, papa », je ne l’avais jamais fait, c’était l’occasion. Sans lui, il n’y aurait pas eu Papaoutai.
« La plus belle chose qui me soit arrivée est la naissance de mon fils », avez-vous dit. Vous renvoie-t-elle à votre propre histoire ?
Finalement, pas tellement. Comme je le dis dans Papaoutai, on sait comment faire des bébés, mais pas comment devenir papa. On apprend, c’est tout. J’ai eu quand même, avec mes grands frères, des figures paternelles. Aujourd’hui, j’essaie juste de faire au mieux.
Et vous rendez souvent hommage à votre femme…
Je ne serais pas arrivé là où j’en suis si je n’avais pas eu la chance de rencontrer Coralie, de me marier et d’avoir un fils. Elle m’a apporté la stabilité, c’est l’amour de ma vie. En plus, nous travaillons ensemble. Sur l’album Multitude, elle a été designer de mode et directrice créative. Coralie et mon frère Luc sont vraiment des partenaires et mes « premières oreilles » quand je crée un morceau.
Désormais, sur scène, je me sens plus décontracté, moins rigide. L’exigence, c’est bien, mais à un moment il faut savoir aussi prendre du bon temps. Lors de l’album Racine carrée [2013], le plaisir était devenu un peu trop pour le public et plus tellement pour moi. J’ai désormais trouvé un autre équilibre.
Quel lien gardez-vous avec votre mère ?
Ma maman m’aide pour l’administratif et est un peu ma garante. Elle me dit quand ça ne va pas, je lui dis aussi quand ça ne va pas. C’est une vraie maman, quoi.
Je suis resté vivre chez elle jusqu’à 27 ans, c’est vrai que ça fait un peu Tanguy ! Puis, j’ai déménagé, pas très loin d’elle. J’ai quand même pris mon envol !
Finalement, qu’est-ce qui vous a le plus aidé pour sortir de cette période de dépression, cet « enfer », comme vous l’appelez dans votre nouvel album ?
Le morceau L’Enfer, comme les autres, devait avoir une dimension universelle. Sinon, ça ne m’intéressait pas de le sortir. J’ai vécu des moments compliqués, mais ce qui m’a aidé ne regarde que moi. C’est trop personnel pour le partager. Il y a plein de façons de s’en sortir, le sport, des thérapeutes, des centres d’appel d’urgence, etc.
Etes-vous désormais bien avec vous-même ? Est-ce euphorisant de reprendre la scène ?
Cela représente aussi beaucoup de stress. En sortant trois morceaux inédits, j’appréhendais de vivre des moments de solitude, car je savais qu’il y avait une forte attente. Finalement, je suis assez serein. Franchement, je vais bien.
Dans « Multitude », vous abordez beaucoup de sujets durs : la lutte contre la maladie, la santé mentale, les oubliés, etc. Quel regard portez-vous sur l’époque ?
Tout est dans l’album. Le dire autrement serait une mauvaise redite. Ce que je pense est inscrit dans mes chansons.
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