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À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, l’essayiste Sonia Feertchak propose de remonter aux origines de la « charge mentale », désormais bien connue, toujours mal partagée, pour mieux la combattre. Pour pouvoir la recentrer sur les deux conjoints, il faut comprendre comment elle émerge. Et cela commence étonnamment avec une partie de plaisir…
Quand j’ai découvert en 2016 le concept de « charge mentale », j’ai été, comme beaucoup, enthousiaste. En tant que femme, il m’était donné de mettre un nom sur une pesanteur que je ressentais depuis longtemps, sans pouvoir la combattre du fait que je ne pouvais ni la définir, ni la circonscrire ; comme intellectuelle, j’ai éprouvé une excitation particulière à ressentir un bénéfice tangible à l’émergence d’un concept. Six ans plus tard, il m’apparaît que le rééquilibrage de la charge mentale ne pourra être opéré tant qu’on n’aura pas compris comment celle-ci se déploie au sein du couple, à l’orée de la vie à deux. C’est ce complément de définition que je propose ici.
Monique Haicault, théoricienne de la “charge mentale”
La notion de charge mentale est conceptualisée en 1976 par Monique Haicault. Dans le cadre de recherches universitaires, la sociologue du travail décrit « une compétence particulière [concernant] l’organisation gestionnaire de l’ensemble des activités quotidiennes essentielles à la vie domestique d’une famille. Ce travail mental invisible de management avait échappé aux enquêtes, le plus souvent limitées au partage des tâches ménagères. La notion de “charge mentale” souligne le poids de cette gestion globale, sa complexité croissante et ses contraintes, mais aussi la pluralité des compétences cognitives qu’elle mobilise. »
Huit ans plus tard, dans son article « La gestion ordinaire de la vie en deux » (in : Sociologie du travail, 1984/3), Haicault met en évidence que les deux univers, professionnel et domestique, ne sont pas étanches. Les deux journées ne se succèdent pas mais se juxtaposent, et exigent de jongler entre les différents espaces-temps de tous, créant cette tension constante qu’elle a justement baptisée charge mentale. Il faudra quarante ans pour que le concept percole grâce à la bande dessinée de la blogueuse Emma, et trouve un écho auprès de millions d’intéressées qui, comme moi, reconnaissent ce poids pernicieux. Soulagement.
Quelles origines ?
Mais, pour avoir bien identifié le problème, Haicault ne répond pas à la question des origines : comment se cristallise la charge mentale ? Pourquoi, en dépit d’une vigilance féministe accrue, est-il si difficile de la prévenir ? Avec la charge mentale, on a toujours l’impression d’arriver trop tard : quand on veut s’y opposer, elle pèse déjà de tout son poids.
C’est qu’elle ne s’abat pourtant pas comme un coup de massue sur les épaules féminines. Elle n’est pas non plus imposée aux femmes par les hommes. La plupart de ces derniers s’en frottent plus ou moins consciemment les mains, mais n’en sont pas les architectes ; si tel était le cas, depuis le temps, nous leur aurions rendu leur quote-part. Il va sans dire – mais mieux en l’écrivant – que je ne cherche à culpabiliser quiconque, et surtout pas les femmes, promptes à s’en vouloir et régulièrement accusées, à tort, de s’ériger en victimes. Je veux faire part plutôt d’une observation.
La charge mentale a ceci de sournois que, d’abord, elle n’est pas une charge. Elle n’est pas pesante au sens où, dans les premiers temps, elle ne relève au contraire que du plaisir. Quand un couple s’installe, l’organisation du premier logis se révèle plus ou moins aisée mais elle est nimbée d’un puissant parfum de promesse : le désir de vivre. Vivre le grand amour, bâtir un home sweet home et fonder peut-être, à la suite de ses parents, une famille à soi.
Le manège de la nidification pernicieuse
Si j’en crois mon expérience, une fois le bail signé, je m’en souviens très bien : c’est moi qui ai suggéré d’accrocher ici le miroir de sorcière, dans quel tiroir ranger les couverts et, au magasin d’ameublement, plus matérialiste que féministe en dépit de tout, j’ai choisi en liesse les rideaux du salon. Sans réaliser que je mettais le doigt dans le pire engrenage qui soit : c’était déjà la charge mentale que moi, j’installais chez nous – mais je ne m’en rendais pas compte parce qu’alors, nous n’étions que deux, et que rien ne relevait encore de la corvée.
Nous faisions tout de concert. Bien sûr. Mais c’est moi qui ai proposé de lessiver la salle de bain, choisi la place de l’économe (lui : « Tu l’as mis où, l’éplucheur, déjà ? ») et des pommes de terre (moi : « On pourrait laisser les patates dans cette vieille bassine, non ? »). En toute naïveté mais au summum de mon assertivité, j’ai fixé le cadre de la charge mentale. Surtout j’ai induit que, ce cadre-là, c’était moi. Sans saisir que la charge mentale, si légère au début de la vie commune, était appelée à croître.
J’ai observé ce manège de la nidification pernicieuse à maintes reprises, chez des amis venus d’horizons différents. Il semble que les hommes soient moins intéressés par l’aspect pratique et esthétique de la maison. Atavisme de la housekeeper ? Pas si simple. La plupart des couples qui se forment aujourd’hui ont déjà, l’une et l’autre, une vie derrière eux : une succession de postes, un ou plusieurs logements. Qui n’a pas aimé s’installer ? Investir un lieu qui peut, dans le sillage de Virgina Woolf, être qualifié de première Chambre à soi ? Ce pouvoir offre, à ce titre, davantage pour les femmes que pour les hommes, un sentiment d’accomplissement. Laquelle d’entre nous pourrait prétendre ne pas avoir aimé s’installer ? Après tout la solitude n’a jamais relevé de la domination.
Le temps, allié de la charge mentale
Ce qui se passe ensuite, il n’est presque pas besoin de l’écrire. Quoique le piège soit bien installé, la charge mentale n’est pas encore visible avant plusieurs années. Elle croît et grossit à mesure que la vie du ménage se déploie, provoquant d’abord quelques heurts, rien de bien méchant. Elle attend son heure. Un, deux, trois, les enfants sont là. Quatre, cinq, six, le piège se referme : où sont les sparadraps ? le moule à tarte ? les carnets de santé ? les cahiers de rab et les effaceurs ? Il ne sait pas. Elle/moi : si.
Quand, en 1929, Woolf pose la nécessité de sa fameuse Chambre à soi, quand, deux ans plus tard, elle avertit que « le premier devoir d’une femme qui veut écrire est de tuer la fée du logis en elle », il faut entendre que : l’espace, c’est le temps. Quel que soit le genre de son occupant(e), un espace dont il faut s’occuper, qu’il soit trop vaste ou trop exigu, requiert du temps passé à ne pas faire autre chose. À l’aube de la vie commune, l’espace est vide et le temps ne manque pas – encore. Quand, à leur tour, d’autres (petits) individus réclament leur espace et leur temps, les deux dimensions s’imbriquent et complexifient encore le « management invisible ».
C’est la raison de ce texte : si l’on ne s’attache pas à empêcher la charge mentale de cristalliser, si l’on ne prend pas garde qu’elle se déploie d’abord sous les oripeaux de la construction amoureuse, qu’il lui faut du temps pour peser, elle devient plus difficile à équilibrer. Filles, sœurs, amies, ne choisissez jamais seule les rideaux du salon : la charge mentale se cache derrière !
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