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mercredi 9 mars 2022

Journée internationale des droits des femmes : 20 œuvres à (re)découvrir pour le 8 mars, sélectionnées par « Le Monde »

Par    Publié le 8 mars 2022

A l’occasion de la journée du 8 mars, des journalistes du « Monde » vous partagent leurs recommandations de séries, de films, de livres, de chansons, de podcast… sur le thème du féminisme.

Gamine, elle a été familiarisée avec le concept de la charge mentale (à une époque où le terme n’existait pas) grâce à une chanson que lui fredonnait souvent sa mère. Jeune homme, c’est un livre de photographies qui lui a fait comprendre les enjeux du féminisme. Une autre est traversée par un frisson de joie et d’espoir chaque fois que retentit L’Hymne des femmes.

Livres, essai, films, séries, podcast, chansons… A l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, des journalistes du Monde vous partagent leurs recommandations d’œuvres féministes. Ces objets culturels sont importants pour nous : certains nous ont donné envie de devenir féministes, d’autres n’ont fait que renforcer nos convictions en matière de lutte pour l’égalité femmes-hommes.

La série « Killing Eve » (2018), créée par Phoebe Waller-Bridge

Féministe et féminine, comique et sanguinolente, inventive et inclassable… La série Killing Eve est tout cela à la fois, et bien plus encore puisqu’il s’agit, à travers cette histoire de tueuse érotomane poursuivant de ses assiduités une agente du MI5, de sacrifier la première femme sur l’autel de la modernité. Modernité du récit d’abord : développée par la Britannique Phoebe Waller-Bridge en 2018, Killing Eve s’emploie depuis quatre saisons (toutes supervisées par des femmes) à injecter à un banal thriller d’espionnage une charge érotique à la fois improbable et terriblement féconde d’un point de vue narratif. Par ailleurs, on a rarement vu des rôles féminins dominer aussi largement une production, jusqu’à s’imposer comme l’intérêt principal de la série, et la raison essentielle pour laquelle le public continue de se passionner pour le pas de deux de Villanelle et Eve Polastri. Les rôles principaux sont confiés à Sandra Oh et Jodie Comer, deux tempéraments aussi opposés que complémentaires.

La quatrième saison, qui vient de débuter sur Canal+ Séries, n’existe ainsi que pour le plaisir de voir ces deux-là se tourner autour tels Eros et Thanatos, à la fois antagonistes et indissociables. Elles nous manqueront. – Audrey Fournier

La bande dessinée « Les Sentiments du prince Charles » (2010), de Liv Strömquist

Une amie, féministe convaincue, et de longue date, m’a offert Les Sentiments du prince Charles pour mon anniversaire, il y a neuf ans. « Tu vas voir, c’est génial ! », avait-elle affirmé, ultra-enthousiaste à l’idée de me faire découvrir sa bande dessinée préférée. Le titre, je le reconnais, m’a de prime abord un peu déroutée. Pourquoi m’offrir un bouquin sur l’héritier du trône britannique ? Quel rapport avec l’égalité femmes-hommes ? En fin de compte, lire le premier album de l’autrice suédoise Liv Strömquist ne fut rien de moins qu’une révélation.

A partir d’éléments de la pop culture – une citation du prince Charles après ses fiançailles avec Diana, la relation de Whitney Houston et Bobby Brown, celle de Carrie Bradshaw et Mr Big dans la série Sex and the City, etc. –, Liv Strömquist analyse brillamment le sexisme et la domination masculine. Avec un humour piquant et des références aussi nombreuses que fouillées, l’autrice met à mal les idées reçues sur les relations amoureuses et nous invite à les repenser. Je mesure aujourd’hui ma chance d’avoir pu lire, jeune adulte, cette pépite. A mon tour je ne peux que vous dire : « Vous allez voir, c’est génial ! ». – Marie Slavicek

Le film « Cléo de 5 à 7 » (1962), d’Agnès Varda

Hérouville-Saint-Clair (Calvados), à la fin de 2008. Agnès Varda –disparue en 2019 – vient au cinéma Le Café des images présenter son nouveau film, Les Plages d’Agnès, un délice d’espièglerie et d’intelligence. Pour l’occasion, le haut lieu de la cinéphilie normande a l’idée de reprogrammer le chef-d’œuvre de 1962 de la cinéaste, Cléo de 5 à 7. L’histoire d’une femme qui craint d’avoir un cancer et qui attend le résultat de ses examens oncologiques.

Pour mon amie Aurélie comme pour moi, le même choc esthétique. La construction – l’action est en temps réel – et le découpage si novateurs, le si beau personnage incarné par Corinne Marchand, le tout sublimé par la partition bouleversante de lyrisme de Michel Legrand… Agnès Varda est une affranchie qui fait fi des carcans narratifs de l’époque. Elle signe avec Cléo de 5 à 7un geste cinématographique pionnier, en même temps qu’un manifeste féministe – un engagement qu’elle défendra toute sa vie. En brossant le portrait d’une femme qui devient actrice de son destin, elle donne à voir un film d’empowerment.

Dans l’ombre de Jean-Luc Godard, de François Truffaut ou d’Alain Resnais, il y avait cette petite dame à l’incommensurable génie. Ne l’oublions pas : la Nouvelle Vague, c’est en premier lieu Agnès Varda. – Alexis Duval


L’essai « King Kong Théorie » (2006), de Virginie Despentes

C’était un dimanche, et ce fut une déflagration. J’avais pourtant été biberonnée au féminisme, élevée par une mère militante au Mouvement de libération des femmes, lu Virginia Woolf et son indépassable Un lieu à soi pour reprendre la traduction que je trouve si juste de A room of one’s own (1929) par Marie Darrieussecq. Avant King Kong Théorie, de Virginie Despentes, personne ne m’avait dit les choses comme ça. De cette façon-là. Si franchement frontale, si brusquement percutante.

Souhaitant une révolution qu’elle espérait aventure collective, avec des femmes bâties pour « aller trépaner le mammouth, faire du bruit et des embuscades » qui me rappelait la Pétronille de mon enfance (celle-là même, imaginée par René de Obaldia, qui réclamait à sa mère, en place d’une robe, « un pantalon, un colt et des munitions »), Virginie Despentes y écrivait surtout ceci que je peux presque encore citer de mémoire : « L’idéal de la femme blanche, séduisante mais pas pute, bien mariée mais pas effacée, travaillant mais sans trop réussir, pour ne pas écraser son homme, mince mais pas névrosée par la nourriture, restant indéfiniment jeune sans se faire défigurer par les chirurgiens de l’esthétique, maman épanouie mais pas accaparée par les couches et les devoirs d’école, bonne maîtresse de maison mais pas boniche traditionnelle, cultivée mais moins qu’un homme, cette femme blanche heureuse qu’on nous brandit tout le temps sous le nez, celle à laquelle on devrait faire l’effort de ressembler, à part qu’elle a l’air de beaucoup s’emmerder pour pas grand-chose, de toute façon je ne l’ai jamais croisée, nulle part. Je crois bien qu’elle n’existe pas. » – Emilie Grangeray

« L’Hymne des femmes » (1971)

C’est un grand classique des manifestations féministes. Pas une ne s’achève sans que résonne L’Hymne des femmes, une chanson composée par les membres du Mouvement de libération des femmes, en mars 1971 :

Levons-nous, femmes esclaves. Et brisons nos entraves. Debout, debout, debout !

24 novembre 2018, le jour de la grande marche organisée par le collectif #NousToutes. Les féministes descendent massivement dans la rue. Du violet partout. A l’arrivée, place de la République, à Paris, le morceau retentit soudain et un groupe de femmes commence à l’entonner et à l’interpréter en langue des signes, sur une scène éphémère dressée là. D’un coup, cet air si beau et tragique – c’est celui du Chant des marais, le chant des déportés – prend possession de ce lieu symbolique. Il y a là des vieilles militantes, des jeunes filles et des jeunes hommes, des enfants avec leurs parents. Et un immense espoir. Je crois qu’on est nombreuses et nombreux à avoir ressenti à cet instant un frisson collectif, et une grande joie. Du collectif et de la joie, voilà ce que procure aussi le combat féministe. – Solène Cordier


Le livre « Une histoire mondiale des femmes photographes » (2020), de Luce Lebart et Marie Robert

Au panthéon des photographes, les femmes sont singulièrement absentes. Elles sont pourtant nombreuses, depuis près de deux siècles, à capturer derrière leur objectif des instants d’éternité. Une histoire mondiale des femmes photographes (2020) offre à notre regard celui de trois cents femmes, exploratrices, voyageuses, artistes, portraitistes, expérimentatrices… Non seulement ces femmes photographes revivent sous la reproduction de leurs clichés, mais aussi sous la plume de cent soixante autrices de tous les continents : des mémoires et des histoires exhumées de l’oubli collectif pour nombre d’entre elles, témoins de tous les fracas du monde. Une (re) découverte réjouissante et émouvante.

Citons l’Anglaise Isabella Bird, qui sillonne l’Asie en 1894 ; la Canadienne Geraldine Moodie, qui parcourt l’Arctique en 1897 ; l’Allemande Käthe Buchler, qui réunit des portraits de « femmes dans des professions masculines » – factrices, conductrices de tramway, ouvrières agricoles ou encore balayeuses –, dressant un panorama des conditions de vie des femmes de la classe ouvrière dans les années 1915-1920 ; mais aussi la Brésilienne Nair Benedicto, dont le travail photographique est indissociable de son activité politique : « Peu importe que je photographie un Indien, un ouvrier, une pute. Ce qui importe, c’est ce que je pense, comment je me situe en tant que femme », explique-t-elle. – Anne Guillard

Le podcast « Je suis noire et je n’aime pas Beyoncé, une histoire des féminismes noirs francophones » (2021), d’Axelle Jah Njiké, réalisé par Marie-Laure Ciboulet

Le titre peut d’abord agacer. Pourquoi s’attaquer à Beyoncé ? Ce podcast, diffusé sur France Culture, n’aurait-il vocation qu’à donner de bons et de mauvais points aux femmes noires en matière de féminisme ? Dès les premières minutes d’écoute pourtant, j’ai été conquise, tant cette série est en réalité subtile et passionnante.

Premier constat : je ne connaissais pas la plupart des féministes évoquées dans cette série. Je n’avais jamais entendu parler des classiques Une si longue lettre (1979), de Mariama Bâ, ou La Parole aux négresses (1978), d’Awa Thiam. Ces livres ont pourtant construit Axelle Jah Njiké, l’autrice du podcast. Les femmes qui les ont écrits (et tant d’autres) ont contribué à forger son féminisme, dont les bases avaient déjà été posées par sa mère, une féministe qui s’ignorait.

Ce podcast aborde tant de thèmes… Il raconte la lutte de féministes africaines et antillaises pour écrire sur leurs conditions ; il essaie de comprendre comment et pourquoi leurs filles et fils, qui ont grandi en France métropolitaine, n’ont pas lu ces écrits, et n’ont aujourd’hui pour référence que des féministes noires anglophones (bell hooks, Chimamanda Ngozi Adichie, Beyoncé, etc.). Il s’interroge aussi et surtout sur l’absence des œuvres de ces femmes dans les programmes scolaires. – Cyrielle Bedu

La série « Grey’s Anatomy » (2005), créée par Shonda Rhimes

Si je vous dis Grey’s Anatomy, vous pensez mélo, catastrophes improbables ou « quoi, ça existe encore ? », et vous avez raison. Pourtant, mis à part le scénario parfois – souvent – rocambolesque et les histoires d’amour à n’en plus finir, cette série, qui raconte depuis 2005 la vie d’un hôpital de Seattle et de ceux qui y travaillent, a un immense et rare mérite : outre le personnage principal, Meredith Grey, brillante chirurgienne sujette à un nombre de péripéties invraisemblable, une grande partie des protagonistes sont des femmes et elles sont loin d’être reléguées à des rôles secondaires. Cheffe de service coriace et respectée, cardiologue géniale, chirurgienne de guerre, neurologue de haut vol… toutes les actrices ou presque incarnent des pointures dans leur domaine, dont la légitimité ou les compétences ne sont jamais questionnées – en tout cas, pas à cause de leur genre.

Les scènes montrant exclusivement des femmes en train de discuter de la meilleure façon d’opérer une tumeur cérébrale ou de la maladie mystérieuse de tel autre patient sont extrêmement fréquentes, et il y a quelque chose de jouissif à observer ces professionnelles puissantes qui ont souvent autre chose à faire qu’à penser à des hommes. Le plus appréciable étant que tout cela n’est jamais explicitement mis en avant, suivant le meilleur adage des œuvres de fiction : ne le dites pas, montrez-le. – Hélène Bekmezian

Le film « Girlfriends » (1978), de Claudia Weill

C’est un film qui, en France, s’échange sous le manteau. Ou se commande en import, uniquement en anglais. Pourtant, à sa sortie, en 1978, Girlfriends, de l’Américaine Claudia Weill, est loin d’être passé inaperçu. Le long métrage, présenté à Cannes puis primé à Locarno, reçoit en 1980 les louanges de Stanley Kubrick, qui le compare, à raison, aux plus grandes réussites du cinéma d’auteur européen.

Girlfriends narre les déconvenues auxquelles font face Susan et Anne, deux amies âgées d’une vingtaine d’années qui tentent de percer l’une dans la photographie, l’autre dans les lettres. Là où la première se retrouve confrontée à la difficulté de vivre libre, loin des normes attachées à son genre, la seconde se retrouve peu à peu prisonnière du modèle familial qu’elle perpétue. Double face amère d’une libération des femmes promise plus que réelle.

La réalité rejoindra cruellement la fiction. Après le tournage difficile de la comédie romantique It’s My Turn (1980), Claudia Weill renonce à faire d’autres films pour le cinéma. Girlfriends a pourtant marqué toute une génération de jeunes artistes, comme Lena Dunham, qui confia à Claudia Weill la réalisation d’un épisode de sa série Girls– Boris Bastide

L’autobiographie « Une vie » (2007), de Simone Veil

Allez savoir pourquoi j’étais passée à côté d’Une Vie, de Simone Veil, à sa sortie, en 2007. Il a fallu que mon fils l’étudie au lycée et le laisse traîner sur la table du salon pour que je plonge dans la lecture de ce livre. Alors que je pensais tout connaître – ou presque – de son parcours, je suis ressortie de ma lecture fascinée par le caractère indépendant et déterminé de cette icône (morte en 2017). Au-delà de la force évidente et connue de tous de son histoire – sa déportation au centre d’extermination d’Auschwitz et sa réussite professionnelle –, on y discerne également les contours d’un autre combat, la défense de ses idées dans un monde politique encore très majoritairement masculin.

Nommée ministre de la santé en 1974 par Valéry Giscard d’Estaing, elle est chargée de présenter le projet de loi sur l’avortement. Elle décrit comment, « chargée de ce dossier explosif », il lui a fallu combattre les oppositions au Parlement mais aussi dans l’opinion. Elle détaille la stratégie de son équipe, les consultations, les nuits blanches, les milliers de lettres reçues, « au contenu souvent abominable », les croix gammées sur le mur de son immeuble, les manifestations, l’ouverture des discussions à l’Assemblée nationale – « des séances épuisantes » –, pour arriver à l’adoption du texte, le 29 novembre 1974. Une période de l’histoire qui, près de cinquante ans plus tard, résonne encore avec force et qu’il est bon de relire et transmettre de mère en fille, ou de fils en mère. – Solène L’Hénoret


Le livre « Femmes invisibles » (2020), de Caroline Criado Perez

Quand un tsunami a déferlé sur le Sri Lanka, en 2004, il a tué quatre fois plus de femmes que d’hommes… parce que nager et grimper aux arbres sont davantage enseignés aux garçons dans ce pays : voilà l’une des nombreuses conclusions des études révélées par Femmes invisibles. Récompensé par le Science Book Prize 2019de la Royal Society, ce livre m’a ouvert les yeux sur la nécessité d’inclure systématiquement les femmes dans les statistiques. Ces dernières reflètent souvent la perspective de l’homme comme étant universelle, l’expérience féminine étant considérée comme une « niche ». La journaliste britannique Caroline Criado Perez démontre qu’un monde dominé par les hommes continue de perpétuer les inégalités à leur avantage.

En l’absence de statistiques, sait-on que le design des hôpitaux, avec ces longs couloirs, expose plus facilement les femmes aux agressions sexuelles et que les fours traditionnels dans des pays en développement produisent des fumées toxiques qui affectent surtout les femmes ? L’un des plus grands facteurs d’inégalités, c’est l’absence de mesures des activités effectuées par les femmes en dehors de leur profession. Globalement, elles consacrent trois fois plus de temps que les hommes à du travail non rémunéré (organisation de la famille, soin des enfants, tâches domestiques, etc.). Dans ce cas, explique Caroline Criado Perez, inutile de promouvoir une réduction des taxes sur les heures supplémentaires si elle bénéficie d’abord aux hommes. – Joël Métreau


La danse « Erre Zenituzten » (2017), du collectif Bizkargi

Pour ne pas tomber dans le folklore, une tradition est bousculée par les femmes du collectif Bizkargi. Elles la renversent, même. Transformant une danse basque réservée autrefois aux hommes – le banako –, elles réhabilitent la figure de la sorcière dans Erre Zenituzten (« Vous les avez brûlées »), dans une vidéo publiée en 2017 sur YouTube.

Le banako se danse habituellement en blanc ; elles se parent joyeusement de noir. Le banako met en avant l’individu au sein du groupe ; elles sautent ensemble, chantant fièrement les paroles popularisées par Xabi Solano : « Nous sommes les héritières des sorcières que vous avez brûlées. Nous brandissons les balais des sorcières que vous avez brûlés. L’âme des sorcières que vous avez brûlées n’est pas perdue. Nous sommes les sourires des sorcières que vous avez brûlées. »

Cette vidéo met en avant la profondeur du changement culturel, au Pays basque comme ailleurs. Depuis quelques années, les violences faites aux femmes ne sont plus passées sous silence. Lors des fêtes de Bilbao, dans le Pays basque espagnol, les organisateurs ont désormais choisi d’arrêter les festivités pendant quelques minutes lorsqu’une agression sexuelle est rapportée. On ne brûle plus une sorcière impunément. – Patxi Berhouet

Le livre de photographies « The Ballad of Sexual Dependency » (1986), de Nan Goldin

J’étais étudiant et amoureux. Elle m’avait fait lire Benoîte Groult, Virginie Despentes, et réclamait que je comprenne. Moi, je ne comprenais pas, arguant que « j’avais deux grandes sœurs » – qui m’avaient éduqué avec la série d’animation Cat’s Eyes, excusez du peu –, et que, par conséquent, « le féminisme, je connaissais »

A l’époque, j’étudiais la photographie, et mon idole, c’était Nan Goldin. Cette photographe américaine née en 1953 s’était fait connaître au milieu des années 1980 par ses projections, devenues ensuite un livre : The Ballad of Sexual Dependency (« la ballade de la dépendance sexuelle »). Nan Goldin avait réussi ce qu’il y a de plus difficile en photographie : faire de la banalité de sa jeune vie le sujet de son œuvre.

Je voulais faire comme elle, je photographiais tout, tout le temps. Mais ce que parvenait à raconter Nan Goldin m’échappait. D’abord, parce que sa banalité n’avait rien à voir avec la mienne. Mon Paris des années 2000 était celui d’un étudiant studieux. Son New York alternatif des années 1980 était celui de la drogue et du sida, qui hante ses images. Surtout, dans ses photographies se cache, de manière sourde, la violence. Car Nan Goldin était aussi une femme battue par son amant. J’avais feuilleté ce livre des centaines de fois quand l’image la plus forte m’a enfin sauté aux yeux : un autoportrait dans lequel Nan, le visage encore tuméfié, fixe le spectateur et l’étudiant en photographie que j’étais. Alors, enfin, j’ai commencé à comprendre. – Gabriel Coutagne


Le film « Papicha » (2019), de Mounia Meddour

J’ai vu Papicha presque par hasard. Ce premier long-métrage de Mounia Meddour date de 2019 ; je n’avais alors pas entendu parler de cette réalisatrice. J’étais peu connaisseuse de l’histoire algérienne. Mes amis voulaient voir le film, ils m’ont parlé d’une période historique, de mode et d’émancipation féminine. Ils ont piqué ma curiosité, le film a fait le reste.

Papicha, c’est Nedjma, une étudiante en français dans l’Algérie des années 1990, au début de la « décennie noire ». Aspirante styliste, elle se faufile souvent en dehors de sa résidence universitaire pour vendre ses modèles dans les boîtes de nuit d’Alger. Mais les affiches sommant les étudiantes de ne sortir que voilées couvrent bientôt les murs de sa cité U. Dans un puissant appel à la liberté, Nedjma entreprend alors d’organiser un défilé de mode entre les murs de sa résidence, dessinant ses modèles à partir du haïk, la pièce d’étoffe qui fait le vêtement traditionnel des femmes algériennes.

Par son récit de la guerre civile autant que par la rage d’indépendance qui anime les personnages féminins contraints par des lois rétrogrades, Papicha a été un bouleversement pour moi. Plus encore, une prise de conscience que l’égalité entre les femmes et les hommes est le combat de toutes les générations, de toutes les cultures, et qu’il peut aussi prendre toutes les formes qu’on veut bien lui donner. – Sandra Favier


La chanson « Clémence en vacances » (1977), d’Anne Sylvestre

Je suis petite, ma maman me chante souvent Clémence en vacances (1977). Je ne comprends rien aux paroles d’Anne Sylvestre, je ne retiens que le refrain, entêtant, sur cette petite fille qui « ne fait plus rien » et qui « va bien ».

Je suis grande, la fin de l’adolescence sans doute, et, sur une étagère, j’exhume un vinyle d’Anne Sylvestre. Je comprends que Clémence est en fait une vieille dame malicieuse qui, au soir de sa vie, décide de rester dans son fauteuil, forçant son « brave Honoré », à « tout faire à la maison : la cuisine et le ménage, le linge et les commissions ». Tout le village est scandalisé, sauf les vieilles, qui commencent « à rire et parler tout bas »… C’est simple, drôle, une féroce entrée en matière pour parler de charge mentale, à une époque où le terme n’existait pas.

Et, dans la foulée, je découvre Comment je m’appelle, écoutée en boucle, condensé à la fois tragique et optimiste d’une vie de femme qui se cherche, et Petit bonhomme, sur l’amitié entre l’épouse, la maîtresse et la mère d’un homme volage et menteur. Et, plus tard, toutes les autres, tristes ou légères, sur l’avortement, les règles, le viol… Aujourd’hui, c’est à mon tour de fredonner la malice de Clémence à mes enfants, qui n’y comprennent pas grand-chose. Pour le moment. – Lucile Torterat


Le film « Thelma et Louise » (1991), de Ridley Scott

Un film aussi vieux (sorti en 1991) et réalisé par un homme, Ridley Scott, peut-il être, en 2022, un objet culturel pertinent pour réfléchir aux inégalités femmes-hommes ? Oui. Thelma et Louisefait polémique à sa sortie. Il a non seulement l’audace de présenter deux femmes en tête d’affiche, mais surtout de leur faire vivre des péripéties largement réservées aux hommes. En 1991, le débat s’enflamme autour du film, jusqu’à occuper la une du Time. Pour le magazine, Thelma et Louise pourrait bien être un point de non-retour pour ce qui est de la représentation des héroïnes à Hollywood. Raté. Le film est devenu culte mais n’a pas vraiment entraîné la production d’une vague de films aux héroïnes féminines. C’est – tristement – ce qui lui fait garder sa modernité. Je vous promets un film à l’histoire originale, radicale même, dont la scénariste, Callie Khouri, n’a pas volé son Oscar. Une mise en scène haletante d’un Ridley Scott en grande forme, qui sert ses deux actrices principales, Geena Davis et Susan Sarandon, qui sont époustouflantes. – Syrielle Mejias


Le roman « La Servante écarlate » (1985), de Margaret Atwood

Un monde où l’espèce humaine n’arrive (presque) plus à se reproduire. Où des extrémistes traditionalistes dénoncent la « décadence » et le « déclin » de la société, jouent sur la peur et arrivent au pouvoir. Où les femmes sont asservies, réduites à l’état de servantes ou d’esclaves sexuelles, avec interdiction de lire ou d’écouter de la musique.

Le roman de Margaret Atwood La Servante écarlate – et sa déclinaison dans une très bonne série – est terriblement réaliste dans sa description d’une société qui bascule, abandonnant progressivement ses libertés jusqu’à un régime totalitaire. Le récit est dystopique, mais pointe comment les droits des femmes peuvent être piétinés, sacrifiés sur l’autel de l’extrémisme religieux et des opinions réactionnaires, sous couvert de « sauver l’humanité ». Les libertés sont un combat permanent. – Alexandre Pouchard


Le documentaire « Delphine et Carole, insoumuses » (2019), de Callisto McNulty

Découvrir Delphine et Carole insoumuses (2019), le documentaire de Callisto McNulty, c’est renouer avec l’ambivalence de certaines expériences cinématographiques et militantes. On sort à la fois mélancolique et pleine de joie de ce film sur l’actrice Delphine Seyrig et sa complice vidéaste Carole Roussopoulos, pionnières du combat féministe à l’orée des années 1970.

Ce film raconte à merveille l’effervescence militante de cette période. Actrice légendaire, Delphine Seyrig a compris très vite la dimension subversive de la vidéo. Avec son amie Carole Roussopoulos, elles documentent notamment les actions du Mouvement de libération des femmes, dont les slogans facétieux inspirent la nouvelle vague féministe : « Une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette ». A l’heure où le féminisme se joue beaucoup sur les réseaux sociaux, on découvre des amies irrévérencieuses et ingénieuses qui détournaient déjà les interviews télévisées, où les propos sexistes étaient légion.

En toile de fond, c’est l’engagement féministe inébranlable d’une actrice qui se fait jour. « Une grande colère », qu’elle porte haut et fort, notamment sur les plateaux télévisés, lorsqu’elle défend, sous les regards railleurs et méprisants, le droit à l’avortement. Il y a la mélancolie, enfin, de voir que les combats portés par ces femmes – contre les inégalités salariales, les injonctions à la beauté, la charge mentale – restent d’une actualité brûlante. – Cécile Bouanchaud


La chanson « Cancion sin miedo » (2020), de Vivir Quintana

Au printemps 2020, plusieurs amies mexicaines me partagent une vidéo d’un chœur de femmes filmé en noir et blanc. A la proue de la chorale, Vivir Quintana, compositrice mexicaine à la voix et l’allure puissantes, dénonce les féminicides, le sort des centaines de ses « sœurs » tuées, disparues aux « corps détruits » par le machisme et l’inaction de la justice. Cette Cancion sin miedo(« chanson sans peur ») verbalise l’indicible, canalise la douleur, galvanise immédiatement. Une strophe égrène :

Je suis Claudia, je suis Esther, je suis Teresa, je suis Ingrid, je suis Fabiola et Valeria, je suis la petite fille que tu as prise par la force, je suis la mère qui pleure aujourd’hui pour ses mortes. Et je suis celle qui te fera payer la note.

Les nombreux messages qui me parvenaient et accompagnaient le lien vers la vidéo étaient toujours succincts : « abrazo » (« câlin »), « solidaridad » (« solidarité »), « sororidad » (« sororité »), comme si la vidéo se passait en se donnant le mot. Comme s’il n’y avait pas non plus besoin de comprendre l’espagnol pour ressentir le rugissement porté par ces femmes, devenu en quelques jours l’hymne des luttes féministes au Mexique et du mouvement Ni una menos (« pas une de moins ») en Amérique latine. « Si vous touchez à l’une de nous, nous répondons toutes. » – Pauline Croquet

Le livre « Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique » (2015), de Mona Chollet

Mona Chollet est devenue, en quelques années, l’idole d’une jeune génération féministe, à laquelle cette journaliste a offert plusieurs ouvrages de vulgarisation devenus célèbres sur les diktats de la beauté, les sorcières, ou encore l’avenir de l’amour au temps des luttes pour l’égalité des sexes. Moins identifié par les militantes, Chez soi, Une odyssée de l’espace domestique, de 2015, est mon livre préféré de Mona Chollet. Elle y explore la question de l’habitat comme lieu de protection et d’émancipation, comme un espace que l’on doit avoir « à soi » sous peine d’être privé de toute chance de vivre libre.

L’ouvrage déconstruit aussi l’idéal capitaliste du mouvement permanent, qui fait violence au besoin de se retrouver chez soi, tout comme il empiète sur la sphère intime, sur le droit au silence et au sommeil, que l’espace de la maison devrait protéger. Ce n’est pas directement un livre sur les femmes – même si l’un des chapitres les plus édifiants s’appelle « Métamorphoses de la boniche » –, c’est en revanche l’un des ouvrages qui m’ont le plus fait réfléchir sur la façon dont s’incarnent concrètement les inégalités femmes-hommes… notamment dans le fait de posséder – ou non – une « chambre à soi », selon l’expression de Virginia Woolf, à laquelle ce livre rend hommage. Après avoir fini Chez soi, j’ai même décidé d’acheter un appartement. C’est vous dire les pouvoirs transformateurs de cette lecture. – Violaine Morin


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