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samedi 12 mars 2022

Interview Manon Pignot: «Les enfants victimes mettent en lumière la dimension arbitraire du conflit en Ukraine»

par Simon Blin  publié le 10 mars 2022

Pour l’historienne, la figure de l’enfant ukrainien sur les routes ou sous les bombardements renvoie à l’exode de 1940 et montre à quel point la guerre bouleverse la société dans son intégralité.

Pour Manon Pignot, historienne, maîtresse de conférences à l’université de Picardie Jules-Verne et spécialiste des expériences enfantines de la guerre, la figure de l’enfant ukrainien sur les routes ou sous les bombardements renvoie à une imagerie de la guerre de 1940 lors de laquelle les populations civiles ont été contraintes à l’exode.

Des enfants sur les routes, d’autres pris au piège des bombardements. Que vous évoquent ces images d’enfants victimes de la guerre ?

Le retour de la guerre en Europe s’accompagne d’un retour d’images emblématiques. Parmi celles-ci, il y a l’enfant en tant que victime civile et ciblée précisément parce que civil. Ce qui est caractéristique d’un crime de guerre. Bombarder un hôpital pédiatrique, comme l’a fait l’armée russe à Marioupol, c’est un crime de guerre qui pourra être jugé devant la Cour internationale de justice de La Haye. Il y a aussi ces images d’enfants sur les routes. Elles renvoient à l’exode de 1940 durant lequel les populations civiles ont fui les combats. A cette époque, les historiens estiment qu’environ 90 000 enfants français ont momentanément été séparés de leurs familles. Pour eux, l’expérience brutale de la séparation peut être tout aussi traumatique que l’expérience de guerre proprement dite.

L’enfant est associé à l’innocence. Les enfants victimes vont mettre en lumière la dimension arbitraire du conflit. Cette expérience extrêmement brutale que vivent les enfants ukrainiens montre à quel point la guerre bouleverse la société dans son intégralité, ses institutions et son système social. Les premiers à pâtir d’un système qui se grippe sont les individus les plus vulnérables dont font partie les plus jeunes.

Avant le conflit en Ukraine, la guerre en Syrie et la crise migratoire avaient déjà fait ressurgir cette imagerie. Une photo d’un petit Syrien de 3 ans, Aylan Kurdi, retrouvé mort noyé sur une plage turque en 2015, alors qu’il tentait de rejoindre l’Europe avec sa famille, avait ému la planète.

Ce drame a été un des rares moments où l’opinion publique européenne a été saisie par le sort des enfants réfugiés, alors que la situation des Syriens laissait relativement indifférents les Européens. Un enfant mort relève du sacrilège. Personne ne devrait mourir mais certainement pas un enfant et encore moins dans ces conditions. Force est de constater que cette émotion n’a jamais été suivie d’effets. Il y a encore beaucoup d’enfants qui résident dans la jungle de Calais. Ils vivent dans des conditions épouvantables et sont harcelés par la police sans que l’opinion publique française ne s’en émeuve.

Il est vrai que le sort des enfants ukrainiens réveille quelque chose de plus en nous. Est-ce parce que l’Ukraine est plus proche de la France que la Syrie ? Ou, et c’est terrible à dire, parce que ces enfants ressemblent davantage aux nôtres ? Toujours est-il que ces images ont une force mobilisatrice qu’on n’avait pas ressentie depuis longtemps.

On a vu aussi des images de familles séparées sur les quais des gares, une autre réminiscence des guerres de 1939 et 1945 ?

C’est un trait commun avec le modèle de la mobilisation générale qu’a connu la France en 1914 et en 1939. Les enfants et les femmes d’un côté et les hommes de l’autre. Comme pendant les deux guerres mondiales, les hommes ukrainiens civils s’enrôlent aux côtés de l’armée régulière pour combattre les Russes – même si on a aperçu quelques femmes se joindre à eux. Ils disent adieu à leur enfant pour aller combattre. Cela renvoie à une mémoire de guerre encore très vive en France. Cette mémoire n’est pas seulement nationale, elle est aussi familiale. On s’en est aperçu au moment du centenaire de la Grande Guerre. L’intérêt pour ce centenaire n’était pas gagné d’avance. Et pourtant, cet événement a montré combien les familles françaises étaient encore marquées par la guerre de 1914. Avec cette mémoire familiale de la guerre, ce sont des souvenirs d’exodes, d’occupations et de bombardements qui circulent dans les familles. Le profil de la guerre en Ukraine fait écho à ce souvenir. Au-delà ce la simple proximité géographique, cet aspect mémoriel peut expliquer ce sentiment de proximité qu’ont les Français et les Européens avec les Ukrainiens.

On observe aussi des images de très jeunes adultes qui prennent les armes.

Il y a une tradition historique de participation des civils, hommes et femmes, à la guerre dans les populations d’Europe orientale. En 1914, le seul endroit où l’on trouve des femmes combattantes, ukrainiennes, roumaines, polonaises ou du Caucase, c’est sur le front russe. Ce phénomène n’a pas été observé en Europe de l’Ouest à la même période. Reste que la guerre actuelle ne mobilise pas que les jeunes Ukrainiennes et Ukrainiens. Deux lycéens de Semur-en-Auxois ont tenté de fuguer pour se rendre aux frontières de l’Ukraine et de la Pologne afin d’y apporter leur aide humanitaire. La période de l’adolescence se caractérise par la volonté de vouloir prendre part à l’événement en train de se faire, pour des raisons idéologiques, politiques ou simplement existentielles. Ce phénomène de l’engagement adolescent, encouragé par les discours collectifs et aujourd’hui les réseaux sociaux, a aussi marqué les guerres de 1914 et 1939.


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