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dimanche 1 août 2021

Le jour où… Jane Goodall a vu un singe fabriquer un outil

par Florian Bardou    publié le 29 juillet 2021 à 21h03

La primatologue britannique se souvient, pour «Libération», de ce jour de novembre 1960 où, pour la première fois, en Tanzanie, elle observe des chimpanzés fabriquer des outils, capacité jusqu’alors considérée comme le propre de l’homme. Une révolution dans les sciences naturelles.

Une journée de novembre 1960, dans le parc national de Gombe, dans le nord-ouest de la Tanzanie. Assise dans une clairière, avec de quoi prendre des notes, Jane Goodall, 26 ans, en tenue de brousse, observe un chimpanzé s’affairer autour d’un monticule de terre rouge. C’est un «très beau» mâle, le visage «noir» surmonté d’une légère calvitie, et elle le surnomme depuis peu David Greybeard (David «Barbegrise», en français), à cause de la couleur de sa barbichette. Le comportement du primate l’intrigue : pourquoi introduit-il un brin d’herbe dans le tunnel de cette termitière ? «Après quelques secondes, il a retiré ce brin d’herbe et a croqué les termites avec gourmandise !, se souvient pour Libération l’éthologue britannique, aujourd’hui âgée de 87 ans. Lorsque le brin d’herbe est devenu trop mou, il l’a laissé tomber et a pris une brindille dont il a ôté les feuilles une à une.» Sur le moment, elle ne réalise pas tout à fait : le vieux chimpanzé a fabriqué un outil !

Et Jane Goodall de se remémorer les détails de la scène : «Il avait transformé une brindille en canne à pêche à termites après avoir retiré précautionneusement toutes les feuilles ! Or, la fabrication des outils était considérée comme un trait humain censé nous distinguer du règne animal. J’ai regardé la scène avec incrédulité, partagée entre la surprise et l’euphorie.» La future primatologue internationalement reconnue ne se doute pas encore que ses observations vont révolutionner les sciences naturelles et changer notre conception du monde animal et de l’évolution humaine. «Je craignais que personne ne me croit, qu’aucun scientifique ne me prenne au sérieux, poursuit-elle. J’ai voulu faire une nouvelle observation avant de partager cette immense nouvelle.» Quelques jours plus tard, rebelote : la jeune femme contemple un groupe de chimpanzés se régaler des habitantes d’une autre termitière à l’aide de branches effeuillées. C’est donc que ces grands singes sont capables de manipuler un objet naturel pour leurs propres fins. Le paléontologue français Yves Coppens, à l’époque en pleines fouilles au Tchad, résume : «On était en contact depuis qu’on s’était rencontrés sur le site d’Olduvai (Tanzanie). Moi, j’écrivais que l’outil, c’était le propre de l’homme et, un jour, je reçois une lettre dans laquelle elle me dit qu’elle a vu des chimpanzés prendre une branche pour se régaler des termites. Je me suis dit «mince, il faut changer la définition de l’outil humain».»

La découverte de Jane Goodall doit beaucoup à sa persévérance. Cinq mois plus tôt, le 14 juillet 1960, la native de Bournemouth (sud de l’Angleterre), s’est installée sur les rives du lac Tanganyika. Elle est accompagnée de sa mère Vanne car les autorités britanniques n’acceptent pas que la jeune femme voyage seule. «Nous avons mis un peu de temps à nous adapter à ce paradis sur Terre», se souvient la scientifique, encore ravie par la «végétation luxuriante» et les «nombreux animaux sauvages» du parc est-africain. L’éminent professeur Louis Leakey, dont elle est la secrétaire au Kenya depuis deux ans, la charge d’étudier les chimpanzés dans leur milieu naturel. A l’époque, aucun scientifique occidental ne s’est encore intéressé à ces grands singes à l’état sauvage. Or, l’anthropologue britannique cherche un esprit vierge de toute idée préconçue sur les primates – c’est lui qui missionnera également Dian Fossey auprès des gorilles et Biruté Galdikas auprès des orangs-outans. Pour Jane Goodall, c’est parfait. Elle a 26 ans, aucun diplôme ni «bagage scientifique» en poche, mais, en plus d’aimer plus que tout les animaux et les paysages est-africains, elle est dotée d’une très grande patience et d’un appétit pour l’observation. Ses recherches doivent durer six mois. Sa mission sera de s’approcher au plus près des chimpanzés pour les habituer à sa présence et s’immiscer dans leur quotidien avec, pour seuls instruments, ses jumelles, ses carnets de notes et sa machine à écrire.

Greybeard accepte finalement sa présence

Les premiers mois, la tâche se révèle particulièrement ardue : aucun chimpanzé ne daigne vraiment se montrer. «Dès que j’essayais de m’approcher, ils fuyaient, affolés par «le singe blanc et sans poils» que j’étais pour eux, poursuit-elle. C’était très frustrant, bien sûr.» La nuit, ils vandalisent le campement de Jane et de sa mère. Enfin, un jour de novembre, à quelques semaines de la fin de sa mission scientifique, l’un des mâles adultes du groupe change d’attitude. Greybeard, le plus téméraire, accepte finalement la présence de cette étrangère dans son environnement. «A partir de ce moment-là, les choses sont devenues plus faciles pour moi, se remémore Jane Goodall. Ils m’ont laissée m’approcher de plus en plus. Par son comportement, ce mâle alpha du groupe, m’a fait entrer dans son univers, dans lequel aucun autre être humain n’avait jamais pénétré.» La suite de l’histoire a longuement été racontée dans ses livres (les Chimpanzés et moi, 1971) ou dans les documentaires qui lui sont consacrés. Au plus près des primates de Gombe, la désormais docteure en éthologie à l’université de Cambridge observe, au fil des années 60 et 70, ce qui n’avait jamais été décrit : au-delà de l’utilisation d’outils, certes rudimentaires, les primates, à qui elle donne des petits noms (Flo, Goliath, Sniff...), mangent de la viande et ont une vie sociale, réunis en communauté par vallée. Ses recherches, financées par le National Geographic et filmées par le photographe néerlandais Hugo van Lawick (son futur ex-mari), ont un important retentissement médiatique, trop grand pour certains dans la communauté scientifique qui critiquent sa méthodologie. Sans l’émouvoir plus que ça.

Elle démontrera également que les chimpanzés ont des rituels, expriment des émotions, créent des liens en s’épouillant, par exemple, et se font aussi violemment la guerre. Un conflit entre deux clans du parc tanzanien, entre 1974 et 1978, bouleversera ainsi profondément son regard sur les chimpanzés.

«Pour moi, ce sont des individus»

Jane Goodall constate aussi qu’ils ont chacun leur personnalité – ce qui lui vaudra, de la part de ses pairs, des accusations d’anthropomorphisme. «Les autres scientifiques ont essayé de remettre en cause mes découvertes. Le fait que je sois une femme (une jeune fille à l’époque) n’aidait pas vraiment ! souligne-t-elle aujourd’hui. Je trouvais tellement étonnant cette façon de les considérer juste comme des «sujets d’étude». Pour moi, ce sont des individus. Il a fallu attendre de nombreuses années avant que le monde scientifique accepte d’évoluer sur ce point.» Peu importe : une brèche théorique dans la frontière qui sépare l’animal de l’homme est ouverte«Les naturalistes aiment bien ranger les choses dans des catégories et des tiroirs, mais si ça déborde, ça les embête», s’amuse le préhistorien Yves Coppens. Pour la primatologue Cécile Garcia, spécialiste des macaques japonais et des lémuriens de Madagascar, les travaux de Jane Goodall constituent «un tournant» scientifique. Exit la vieille définition cartésienne (et occidentale) de l’animal-machine. «Ses recherches ont montré que les chimpanzés sont des animaux culturels et cette découverte a brouillé les frontières entre l’animal humain et l’animal non humain, relève la présidente de la Société francophone de primatologie. Pour les populations locales, qui vivent à leurs côtés, il n’y a rien d’étonnant à cela. Elles ont ce savoir-là depuis des millénaires.»

Durant les décennies qui suivront, de nombreux travaux confirmeront que l’utilisation, voire la fabrication d’une palette variée d’outils n’est pas réservée à l’humanité. Les chimpanzés, mais aussi d’autres primates, certains mammifères, oiseaux ou invertébrés ont cette faculté. Dans les forêts primaires de Côte-d’Ivoire, par exemple, le chercheur franco-suisse Christophe Boesch remarque que ces grands singes pulvérisent des noix posées sur «une enclume» avec un «marteau» de pierre de la taille d’un melon, pour les ouvrir. Mieux : chaque communauté, à quelques kilomètres, a développé sa propre technique depuis plusieurs milliers d’années«Les primatologues se sont acharnés à essayer de montrer que l’outil était bien fabriqué et que ce n’était pas qu’un outil adapté à une tâche, mais associé à un groupe social donné», souligne à ce propos Sabrina Krief, professeure au Muséum national d’histoire naturelle. La primatologue étudie depuis une vingtaine d’années le comportement des chimpanzés du parc national de Kibale en Ouganda. Ses observations confirment une «diversité culturelle» et comportementale. Ainsi, quand certaines communautés utilisent une baguette de bois pour récupérer sous la terre le miel des abeilles mélipones, ou ont recours à des feuilles de gingembre sauvages pour boire l’eau des rivières, ce qui n’est pas rapporté chez les chimpanzés d’autres groupes. «Ces feuilles ont des propriétés antiparasitaires : ce n’est pas complètement une coïncidence, estime la chercheuse. C’est assez incroyable de se dire qu’on n’est pas les seuls à utiliser des outils et qu’on n’est pas les seuls animaux en Afrique à le faire. C’est aussi un argument de plus pour protéger la diversité culturelle chez ces primates en préservant l’ensemble de leurs habitats, les forêts tropicales.» Une évidence pour Jane Goodall qui l’a tout de suite compris en créant sa fondation dédiée à la protection des primates et de la biodiversité.


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