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lundi 5 juillet 2021

Reportage «Comme la fin d’une vie», le deuil des personnes âgées au temps du Covid-19

par Cassandre Leray et photos Lucile Boiron  publié le 4 juillet 2021 

Depuis le début de la crise sanitaire, les personnes âgées ont été les plus tuées par le coronavirus. Elles laissent derrière elles des conjoints endeuillés. «Libération» a rencontré Monique, Carmen et Marie, qui témoignent du deuil impossible de leur mari en pleine pandémie.

Il neigeait le jour où elle a appris la nouvelle. Le 24 janvier, entre les murs de sa maison, Monique se met à hurler. «Comme une folle» elle s’époumone, sans que personne ne l’entende. L’hôpital vient de l’appeler pour lui annoncer que son mari est mort du Covid-19. «J’ai eu l’impression qu’on me transperçait», souffle cette femme de 72 ans. Il est 7 heures du matin. Elle sort de chez elle à toute vitesse, mais les routes de son village normand sont recouvertes de glace. Alors elle attend. Seule. Elle sait qu’elle ne pourra plus prendre la main de Marcel, comme elle le faisait à chaque fois qu’elle se promenait avec lui.

Elle ne parvient à se rendre à l’hôpital qu’en début d’après-midi. Emmitouflée dans son manteau d’hiver, elle embrasse une dernière fois l’homme qu’elle aime, emballé dans une housse en plastique sur son lit. Elle ne le reverra plus. A la seconde où elle sort de la chambre, «c’est terminé. Il est mis dans un cercueil, presque nu, comme un pestiféré». En mars, les amoureux – «c’est le surnom que nous donnaient nos amis» – auraient fêté les 30 ans de leur rencontre.

Depuis le début de la pandémie, plus de 110 000 personnes sont mortes du Covid-19 en France. Parmi elles, de nombreuses personnes âgées. Mais il y a aussi celles et ceux qui restent. Comme Monique, Carmen ou encore Marie (1). Elles sont âgées de 72, 75 et 87 ans et n’ont pas eu le Covid, ou y ont survécu. Mais le virus leur a arraché leur compagnon. Comme de nombreuses familles, elles ont fait face aux difficultés à rendre visite à leur proche en fin de vie, à l’impossibilité de voir le défunt avant la mise en bière ou encore à la limitation des cérémonies d’enterrement.

«J’ai du mal à accepter qu’il n’est plus là. Parfois, des amis m’appellent et, en raccrochant, je leur dis : “On t’embrasse.” Puis je me corrige et je répète : “Je t’embrasse.”»

—  Monique, veuve de Marcel, emporté par le Covid en janvier

Des restrictions aux conséquences dramatiques, comme l’explique Marie-Frédérique Bacqué, professeure de psychopathologie à l’Université de Strasbourg : «[Les rites funéraires] permettent progressivement de comprendre que la personne est morte, puis d’accepter sa disparition irréversible, et enfin de choisir de se réajuster à la vie sans la personne défunte. […] Les contraintes sanitaires qui ont privé les familles de ces rites ont rendu le deuil extrêmement difficile.» Parfois, pour les personnes endeuillées, la douleur peut même aller jusqu’au syndrome de glissement : «Plus d’intérêt à vivre, à se nourrir, à s’habiller… C’est quelque chose de très fréquent chez les personnes âgées», rappelle la chercheuse. Libération a rencontré ces trois femmes qui racontent leur deuil impossible.

Dernière valse

Quelques semaines à peine avant que le Covid n’emporte Marcel, ce bonhomme de 87 ans dansait encore avec Monique pour le nouvel an. Comme chaque année, la télévision était allumée sur le concert de France 2. Les yeux dans les yeux, les amoureux ont partagé leur dernière valse. «C’est la dernière fois qu’on s’est tenus dans les bras. Après, il y a eu l’hôpital», dit Monique la voix tremblante. Doucement, elle remonte en arrière. Assise dans leur jardin, quelques mèches de sa frange blonde éparpillées sur le front, elle tourne entre ses doigts l’alliance de son époux. Elle la porte avec la sienne, attachées ensemble avec un petit cordon. Sans savoir par quel bout commencer, elle trébuche sur les mots. Elle ne sait pas si elle doit parler au passé ou au présent. «J’ai du mal à accepter qu’il ne soit plus là. Parfois, des amis m’appellent et, en raccrochant, je leur dis : “On t’embrasse.” Puis je me corrige et je répète : “Je t’embrasse”», glisse-t-elle.

Leurs vies ont basculé le 2 janvier. En allant se chercher un verre d’eau, Marcel tombe. Direction l’hôpital, où on lui trouve deux vertèbres fracturées. Monique a peur. Elle ne veut pas qu’il reste là-bas parce qu’elle sait que s’il attrape le Covid, «c’est fini». Mais il doit attendre son corset sur mesure pour sortir. Deux semaines plus tard, le téléphone de Monique sonne : «Le médecin m’a dit qu’il avait une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, que Marcel avait son corset. La mauvaise, qu’il avait le Covid et que j’étais probablement contaminée.» Parce que pendant toutes ces semaines, Monique n’a cessé de lui rendre visite à l’hôpital. Sans surprise, le test est positif. Interdiction de voir Marcel pendant au moins huit jours.

Le 22 janvier, dès que sa période d’isolement est terminée, la sexagénaire se rue au chevet de son époux. Elle ne le sait pas, mais c’est la dernière fois qu’elle lui parle. Elle lui raconte son nouveau projet de bande dessinée – elle est scénariste et lui dessinateur –, lui promet qu’elle s’est bien remise du Covid même si elle a les jambes «un peu en coton», serre ses mains entre les siennes. «Si j’avais su que c’était la dernière fois, j’aurais enlevé les gants en latex pour sentir sa peau», souffle Monique. Derrière la porte fermée, elle échange quand même avec son époux quelques «bisous en cachette». Puis s’en va. Elle le revoit deux jours plus tard, sur son lit de mort. «C’est injuste. J’ai tout fait pour qu’il ne l’attrape pas»,insiste-t-elle. Depuis des mois, leur vie était faite de mille précautions. Avant, quand elle allait faire les courses, Marcel l’accueillait sur le pas de la porte avec un baiser et l’aidait à tout ranger. Avec la pandémie, une nouvelle routine s’était installée : Monique posait tout sur la table du jardin, désinfectait chaque achat, puis se douchait et changeait d’habits.

Désormais, elle vit seule dans ce qui était leur «chez eux» depuis vingt-sept ans. Cette maison que Monique peine à appeler «la [sienne]». Parce qu’au fond, c’est toujours la leur. Les vêtements de Marcel sont bien pliés dans l’armoire, le même bazar habituel traîne dans son atelier de dessin, et les rosiers – les plantes préférées de son mari – sont encore fleuris dans le jardin. Tous les matins, elle va sur sa tombe, dans le cimetière du village. «Je lui parle tout le temps. Je lui raconte tout», dit-elle. Autour de Monique, des fragments de vie qui prennent peu à peu la poussière. «J’ai arrêté de faire le ménage depuis qu’il est parti. Sans Marcel, tout me paraît futile.»

«Il ne pouvait pas survivre»

La même douleur ronge Carmen. Elle a 75 ans et pensait encore avoir de longues années devant elle au côté de Roger. Pourtant, celui qui a partagé sa vie pendant quarante-trois ans est mort le 11 février. Il est rentré à l’hôpital en janvier pour une douleur à la jambe et «a attrapé ce fichu Covid là-bas». Le jour où Roger l’appelle pour la prévenir, Carmen devine la suite. Quand il lui dit «j’ai le Covid», elle comprend «je vais mourir». Mais il lui promet que «tout va bien se passer».

En réalité, Carmen le sait bien, «il disait tout ça pour me rassurer. Il était diabétique, cardiaque, greffé du rein… Il ne pouvait pas survivre». Très vite, il est intubé. Parce qu’elle est «vieille», elle n’a pas le droit d’aller lui rendre visite à l’hôpital. Sauf à la toute fin. Elle ne peut que regarder Roger depuis le pas de la porte. Lui est inconscient. Quelques heures plus tard, elle apprend sa mort. «Je n’ai même pas pu lui dire au revoir ni le voir dans le cercueil. Il a été mis dans une housse et c’était terminé. Pour faire le deuil, c’est trop difficile», raconte Carmen.

De temps en temps, Carmen jette un œil à ses cheveux dans le miroir du salon. Elle est coiffée d’un joli carré blond et ses grands yeux noisette sont parfaitement maquillés. Un soupçon de fard irisé rose pâle, un peu de khôl et du mascara. Autour de son cou, un collier en or que Roger lui a offert et la chaîne à maillons qu’il portait avant sa mort. A son oreille, un petit diamant, le sien également. «Depuis que Roger est parti», elle se trouve «moche».

Elle ne voit plus personne à part son arrière-petite-fille et sa petite-fille. La septuagénaire passe le reste de son temps seule chez elle, dans le Val-d’Oise. Elle se lève tard, mais elle s’endort encore plus tard. Bientôt quatre mois maintenant qu’elle ne dort plus la nuit. Tous les soirs, elle avale un anxiolytique et un antidépresseur, puis elle se met au lit avec une photo de Roger, posée sur l’oreiller sur lequel il dormirait s’il était toujours là. Alizée, la chatte de Carmen, a déserté la chambre. «Avant, elle dormait avec nous, mais plus depuis que Roger est mort. C’est bizarre, non 

Bientôt, Carmen devra tout laisser derrière elle et chercher un nouvel endroit où s’installer. Quelques semaines après la mort de Roger, les héritiers de l’appartement dans lequel le couple vivait lui ont demandé de quitter les lieux. «C’était le seul propriétaire. On n’a jamais parlé de ça, ce n’était pas prévu qu’il meure.» Au fond, c’est peut-être mieux, car elle a «trop de souvenirs ici». Mais quand même, «on a vécu là tous les deux vingt-trois ans». Presque en chuchotant, Carmen dit que le Covid lui a pris bien trop de choses : «Je ne pensais pas finir mes jours comme ça.»

Attendre que la vie passe

Comment faire le deuil de plusieurs décennies d’amour ? Marie non plus n’a pas la réponse à cette question. Elle a 87 ans et a perdu son mari le 4 avril 2020. Elle savait bien qu’Yves était âgé, qu’un jour il allait mourir. Mais pas tout de suite, pas comme ça. Depuis plusieurs années, il était en Ehpad, atteint d’Alzheimer. Marie, restée vivre dans leur appartement du XXe arrondissement de Paris, avait l’habitude de prendre le tramway chaque jour pour le voir, sans exception. Mais le 8 mars, elle reçoit l’interdiction de rendre visite à son mari dans l’établissement où il réside, comme le reste des familles. Impossible de le joindre par téléphone. Marie ne se souvient même plus de la date à laquelle elle a parlé à Yves pour la dernière fois. Sûrement vers le 5 ou le 6 mars. Peu importe.

Le 2 avril, elle est contactée par un hôpital parisien. Son mari est tombé de son lit, l’Ehpad l’a envoyé aux urgences, «et c’est là que les médecins ont vu qu’il avait le Covid depuis plusieurs jours. Ses poumons étaient déjà ravagés», relate l’octogénaire. Il n’y a pas de doute, Yves va mourir. Alors, le lendemain, elle se rend à l’hôpital avec leur fils. Yves est assis sur une chaise mais ne les reconnaît pas. «Tout ce qu’il disait, c’était qu’il avait mal, rembobine son épouse. Il est décédé le lendemain.»

De retour à l’hôpital, cette fois pour faire ses adieux à celui avec qui elle a vécu pendant plus de soixante ans, elle ose à peine entrer dans la chambre. Quand Marie pousse la porte, «Yves était dans une housse en plastique, entièrement fermée. Même sur son visage. C’était horrible». Au moment de son enterrement, au cimetière du Père-Lachaise, elle se demande même si «c’est bien lui dans le cercueil».

Depuis, elle ne mange presque plus. Elle adorait le coq au vin et le canard à l’orange de son époux. Maintenant, plus rien n’a de goût. Elle ne voit plus grand monde non plus. Son fils, une fois par semaine. Finalement, la personne qu’elle voit le plus, c’est celle qui n’est plus là. «Je revois Yves sans arrêt. Il ne me reste que les souvenirs.» La dernière fois qu’elle l’a vu vivant, en cachette, elle a glissé une main sur le pied de son mari. «Depuis, il y a des nuits où j’ai parfois l’impression qu’on me touche le pied. Comme si c’était lui.» Maintenant, Marie «attend que la vie passe» : «Cette maladie est arrivée par surprise et nous a enlevé des personnes qui n’auraient pas dû mourir. Quand on perd quelqu’un qu’on a aimé si longtemps, c’est comme la fin d’une vie pour nous aussi.»

(1) Le prénom a été modifié à la demande de l’intéressée.


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