par Quentin Girard publié le 8 juillet 2021
La pandémie, ses doutes scientifiques, ses fantasmes et les changements professionnels, personnels et mondiaux qu’elle entraîne ; la crise écologique et de nos démocraties abstentionnistes ; les espoirs et les attentes de la jeunesse... le sociologue et philosophe Edgar Morin est revenu pour ses 100 ans sur les sujets qui occupent notre actualité.
Vous allez bien ?
Plus ou moins, ça va.
Pourquoi ?
C’est une période de fièvre, un peu. Ce n’est pas seulement mon livre qui sort mais cela coïncide avec l’anniversaire de mes 100 ans. Tout ça suscite beaucoup de choses qui d’un côté me plaisent et de l’autre m’épuisent. J’ai perdu pas mal d’énergie, j’ai été malade et chaque fois que je parle, comme cette fois entre nous, je suis assez fatigué. Je paye mon plaisir par mon déplaisir.
Votre plaisir, c’est de continuer à parler et rencontrer des gens ?
J’aime beaucoup les rencontres. Je vis à Montpellier, au cœur de la ville piétonne et mon grand plaisir ce n’est pas seulement de faire quelques pas, mais d’avoir des relations amicales. Pour moi, la convivialité fait partie des qualités basiques de la vie.
L’absence de convivialité pendant la pandémie n’était pas trop difficile ?
Pour la pandémie, je prenais un minimum de précaution. Je suis vacciné bien que je doute de l’efficacité totale de ces vaccins, mais enfin… Cette pandémie m’intéresse beaucoup. Elle excite ma curiosité et ma réflexion. Plus d’un an que ça dure et aux premières incertitudes s’ajoutent de nouvelles. Ce ne sont pas seulement les incertitudes sur les variants qui peuvent être plus ou moins dangereux malgré les vaccins, ce sont aussi des incertitudes de base : ce virus est-il un virus en partie artificiel échappé d’un laboratoire, comme un monstre microscopique qu’aurait fait un Frankenstein chinois sans s’en rendre compte ? Un virus à moitié fou dont on mesure mal le comportement ? On ne sait rien sur l’origine.
Qu’est-ce que cette pandémie a changé ?
Cette pandémie a causé toute une série de perturbations dans tous les domaines. Dans la vie personnelle, les couples, les familles qui ont vécu dans l’exiguïté, les relations de travail. Elle a touché chaque individu dans sa chair et toute la planète. Après Hiroshima, qui nous a fait prendre conscience de la possibilité de l’anéantissement, puis la crise écologique et le rapport Meadows (1972) qui nous ont montré que nos comportements menacent nos vies et celle de la planète, nous vivons un grand tournant de l’aventure humaine. On n’a jamais eu une telle domination des pouvoirs financiers et de l’argent sur le monde, presque totale, mais la mondialisation a subi des craquements énormes à cause de cette pandémie, chaque nation se réfugiant sur elle-même. Nous avons découvert ainsi en Europe que nous manquions d’un minimum d’industries, notamment sanitaires.
Vous estimez dans votre dernier ouvrage que l’on vit une crise de nos démocraties.
Nous vivons une crise des démocraties et on ne sait pas comment elle va se terminer. Désormais, les Etats ont des moyens de contrôle très raffinés, pas seulement des communications téléphoniques et d’Internet, mais des drones, des satellites, la reconnaissance faciale, etc. Tout est en place pour une société de surveillance néototalitariste. Tout aussi est en place pour développer le transhumanisme. D’un côté on a des pouvoirs gigantesques pour s’élancer en dehors de la Terre et de l’autre, une misère généralisée dans le monde. Nous vivons des contradictions inouïes. Malheureusement, aucune force de pensée et d’action ne s’est organisée pour répondre à tous ces défis. Il y a un vide de la pensée politique terrifiant.
Vous trouvez que notre personnel politique actuel est intellectuellement décevant ?
Je ne le dirais pas de la même façon. Je dis simplement qu’il n’est pas cultivé dans le sens d’une connaissance adéquate des problèmes sociaux et mondiaux. Il y a une crise générale de la connaissance que j’ai toujours moi-même étudiée en voyant que la pensée dont on dispose n’a pas les moyens de faire la synthèse des informations multiples, de traiter la complexité. Ce que j’essaye depuis des années, c’est de donner des instruments pour penser avec moins d’erreurs, d’illusions, pas de donner des certitudes absolues, mais voir que tout est lié, que tout ce qui est séparé est en même temps inséparable.
Est-ce pour cela que les Français ne sont pas allés voter ?
C’est plus compliqué. Il y a une lassitude à l’égard des politiques : les Français n’y croient plus et cela fait partie de la crise de la démocratie. Cette abstention est un signe à la fois positif et négatif. Positif, les Français sont quand même devenus critiques et sceptiques. Négatif, ils se retirent du jeu qui les concerne pourtant profondément. La démocratie a toujours été fondée sur la compétition des idées et non pas avec une seule idée dominante comme aujourd’hui, celle du néolibéralisme. Il n’y a plus assez d’idées, mêmes contradictoires, qui pourraient s’entre-féconder dans le conflit.
Est-ce que cette abstention est aussi un signe de repli sur soi, ses amis, ses proches ? Le refus, après un an de pandémie et d’enfermement, de participer à la vie de cité ?
Il y a la flemme, la lassitude, le fait qu’on ne se reconnaît plus dans les candidats et les partis, mais en profondeur, ça veut dire aussi une dévitalisation de la politique. La revitaliser, à mon avis, ça serait de proposer un chemin nouveau et ce n’est pas encore le cas.
Les jeunes ont été très touchés par les conséquences sociales et économiques de la pandémie et ne sont massivement pas allés voter. Qu’est-ce que vous diriez à un jeune de 20 ans ?
Je lui dirais d’affronter l’adversité. Si ses études ou son travail sont bloqués pour le moment, qu’il se débrouille avec des amis, qu’il se cultive. Qu’il essaye de réaliser ses aspirations, tout en essayant de le faire dans une communauté. Sinon, c’est la solitude égoïste. Il faut être soi-même parmi un tout. Je leur dis : lancez-vous dans l’aventure de la vie ! Surtout ne baissez pas les bras ! Vivez la qualité poétique de la vie, tout ce qui vous dilate, vous enthousiasme, la fraternité, l’amour, l’art, la musique, la danse, la fête. Vivez poétiquement !
Chacun aussi a besoin de reconnaissance par autrui. Nous devons reconnaître ceux qui ne sont pas reconnus : les méprisés, les humiliés. Il faut penser à eux. Ayez le sens de la fraternité pour tous ceux qui souffrent !
Chez les jeunes, il y a justement de plus en plus de mouvements qui pensent aux minorités, qui travaillent sur les questions de racisme ou de féminisme. De nouvelles formes de solidarité se mettent en place.
Les grands mouvements d’émancipation historique comme le mouvement féministe ont tous, à leur marge, des excès. Parfois violents, parfois ridicules. Aujourd’hui, cette volonté d’émancipation en retrouvant le souvenir, par exemple, de l’esclavage peut amener à vouloir détruire la statue de Colbert ou d’autres choses, et ça fait partie des excès, mais… le racialisme est une façon de répondre par un racisme d’en bas à un racisme d’en haut avec une différence : celui qui vient d’en bas, c’est celui qui souffre, pas celui qui domine. Donc je vois leurs excès mais nous-mêmes, dans la Résistance, on en a faits. J’ai failli liquider deux types car je pensais qu’ils avaient trahi, mais je n’en étais même pas sûr.
Il ne faut pas justifier ou excuser les excès, mais il faut rappeler que ce qui est fondamental, c’est la souffrance des humiliés. Les femmes l’ont vécu en tant que femmes ! Les noirs l’ont vécu en tant que noirs !
Quand vous parlez des excès, est-ce que vous pensez aussi à votre «voyage en Stalinie», comme vous l’appelez, quand vous étiez membre du PC, juste après la Seconde Guerre mondiale ?
Mon voyage en Stalinie m’a appris énormément de choses. Il y avait une mentalité fanatique, fermée, toujours justificative de son parti, de l’URSS et toujours condamnant l’autre. Cette mentalité manichéenne, dogmatique, violente, je l’ai acceptée et subie, mais plus jamais je ne l’aurai. J’aime la polémique d’idées mais pas pour démolir un bonhomme ou une bonne femme. Tout ce qui dégrade l’autre, c’est la dégradation de soi.
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